Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Les bibliothèques de jeunes en Allemagne

    Par Jacques Letheve

    Le problème des bibliothèques pour les jeunes a pris en Allemagne depuis quelques années une importance particulière. Déjà en 1935, la bibliothèque de Mulheim-an-der-Ruhr, détruite par les bombardements dix ans plus tard, avait été une section spéciale pour ses jeunes lecteurs. Mais c'était là une expérience isolée, alors que les tentatives et les réalisations se multiplient dans la nouvelle Allemagne, tant sous l'influence de l'Amérique que devant l'acuité des problèmes posés par la jeunesse. En Allemagne, en effet, habituée avant la guerre à l'encadrement des orga-nisations hitlériennes, s'affirme, plus que partout ailleurs en Europe, la nécessité d'aider les jeunes. Sait-on qu'actuellement vivent en communauté dans un millier de maisons de jeunes (Jugendwohnheim), apprentis ou jeunes travailleurs, chômeurs et réfugiés de l'Allemagne de l'Est, soit quelque 60.000 jeunes gens de 14 à 22 ans ? On doit donc mettre au premier rang la volonté de donner une nourriture intellec-tuelle saine à la génération montante et de lutter contre ce qu'on appelle là-bas la littérature de poussière et de pacotille (« Kampf gegen die Schund - und Schmutzlite-ratur »). Accessoirement s'y ajoute la volonté d'éloigner les adolescents des files d'attente dans les bibliothèques de prêt, car la proportion des jeunes atteint ou dépasse en certains points la moitié des lecteurs. Voyons là d'ailleurs beaucoup moins un enthousiasme pour les livres, qui serait particulier aux jeunes Allemands, qu'une désaffection des lecteurs adultes ; nos collègues d'Outre-Rhin se plaignent de la timidité de leurs lecteurs qui n'ont pas encore compris que la bibliothèque populaire est leur chose et à qui une propagande constante est nécessaire pour leur faire connaître le chemin de la bibliothèque ; cette propagande est freinée d'ailleurs par ceux qui, dans la lignée lointaine de Nietzsche, croient au danger du livre pour le peuple et nomment avec quelque mépris « idéalistes » ceux qui en jugent autrement.

    Cette situation explique en tout cas l'intérêt grandissant qu'apportent les bibliothécaires allemands aux bibliothèques pour les jeunes. Au cours de son congrès de juin 1952, l'Association des bibliothécaires de lecture publique (Verein der Volks-bibliothekare) décida de consacrer à ces questions une réunion spéciale qui se tint à Munich en octobre 1952. Une brochure publiée à cette occasion, de nombreux articles dans l'organe de l'Association « Bücherei und Bildung », des répertoires spé-cialisés de livres réservés aux adolescents attestent un mouvement qui n'est pas de simple curiosité puisqu'il repose aussi sur des réalisations concrètes : création de bibliothèques réservées aux jeunes ou de sections spécialisées dans un grand nombre de bibliothèques publiques.

    La réunion de Munich eut lieu dans la première bibliothèque réservée aux enfants et aux adolescents qui fut établie en Allemagne : l'Internationale Jugendbi-bliothek, fondée au moins en partie avec des crédits américains, dirigée par une Anglaise, Mrs Jella Lepman, et qui voudrait s'affirmer comme un organisme interna-tional. La seconde bibliothèque du même type fut au contraire une création purement allemande. C'est la Bücherei der Jugend, de Dortmund, ouverte dans cette ville de plus de 500.000 habitants en janvier 1952 et destinée à tous ceux que leur travail met en contact avec des jeunes et aux jeunes eux-mêmes de 14 à 18 ans. Située dans un local de l'école professionnelle en attendant d'être transférée soit dans une maison de jeunes soit dans un bâtiment proche d'un nouveau bloc d'écoles professionnelles qui doit recevoir 12.000 élèves, elle avait dans ses onze premiers mois prêté 15.000 volumes à 800 lecteurs inscrits. Elle travaille en liaison avec tous les groupements de jeunesse ; elle donne une large place aux livres qui peuvent apporter à leurs lecteurs une aide dans leur métier et un élargissement de leur horizon ; elle organise enfin des expositions, des conférences et des stages pour moniteurs.

    Une autre expérience caractéristique est celle de la section spécialisée (Bücherecke für junge Menschen), créée à Heidelberg dès l'hiver 1950-1951, à l'intérieur de la bibliothèque municipale, par une bibliothécaire qu'avait séduite aux Etats-Unis la constitution des « teen age corners ». Ayant groupé deux mille volumes pouvant convenir à des lecteurs de 14 à 21 ans, et prélevés sur le fonds courant, cette section possédait moins d'un an après 632 lecteurs inscrits, dont 441 nouveaux qui ne fréquen-taient pas jusqu'alors la bibliothèque. Parmi ces jeunes lecteurs, on relevait les origines suivantes : 272 écoliers, 115 apprentis et ouvriers manuels (dont deux serveurs de brasserie), 52 employés de bureau ou de commerce, 11 jeunes filles sans profession, 16 étudiants de l'Université, 62 élèves de l'école de commerce, etc...

    Ces réalisations encourageantes ont servi de modèles et, malgré les multiples problèmes posés par la reconstruction et une nécessaire réorganisation dans un pays dont la structure politique et sociale a été bouleversée, elles ont engagé beaucoup de bibliothèques à apporter une solution plus ou moins radicale à la lecture des jeunes. Une enquête récente nous permet de mesurer ces efforts et d'entrevoir les difficultés, non toujours résolues, qui s'offrent dans un domaine aussi délicat (1) .

    Il faut noter tout de suite que cette enquête a porté globalement sur les biblio-thèques destinées aux enfants comme aux adolescents, ce qui nous oblige à nuancer les résultats concernant ces derniers. Elle concerne les villes de plus de 20.000 habi-tants : l'Allemagne de l'Ouest en compte 218, dont 117 ont été interrogées et dont 99 ont répondu. Une première catégorie groupe les 147 villes possédant plus de 100.000 habitants dans la Bundesrepublik ; 37 d'entre elles possédaient, en 1953, au moins une section de bibliothèque réservée aux jeunes ; une véritable bibliothèque de jeunes existait dans 18 villes, 2 étant en construction, 2 en projet. 15 bibliothèques ont un prêt particulier pour les jeunes, 2 ne leur prêtent pas, 16 ont un prêt mixte (adultes et jeunes sans distinction). La proportion moyenne de lecteurs jeunes est dans ces grandes villes de 21 % ; le prêt qui leur est consenti représente 22 % du prêt total, mais il n'y a que 10 % de livres à leur disposition.

    Dans la deuxième catégorie, celle des 58 villes de 20.000 à 100.000 habitants. 49 ont répondu à l'enquête. La proportion des lecteurs jeunes y est encore plus forte et s'élève jusqu'à 25 % à Darmstadt, 48 % à Clèves, 62 % à Bocholt. Si l'on compare le nombre des lecteurs inscrits au nombre d'habitants des villes, on voit que la proportion des jeunes lecteurs de 6 à 16 ans est de 6 % dans les petites villes et de 4 1/2 % dans les villes de plus de 100.000 habitants.

    L'organisation varie de bibliothèque à bibliothèque puisque, pour la seule limite d'âge, l'enquête révèle 18 types différents, certaines étant ouvertes aux «lecteurs» de 3 ans, mais les cas les plus fréquents étant de 6-16 ans, 10-16 ans et 10-18 (ou 20 ans).

    L'idéal vers lequel voudraient tendre les bibliothèques populaires allemandes, serait d'organiser partout trois sections (coins séparés ou locaux différents selon les cas), réservés respectivement aux enfants, aux adolescents et aux adultes. Certaines, faute de mieux, se contentent d'heures d'ouverture différentes pour le prêt aux adultes et pour le prêt aux jeunes ; d'autres, ayant le libre accès aux rayons (qui n'existe que dans un petit nombre de cas : 6 sur 37 dans les grandes villes), ouvrent des armoires spéciales aux heures de prêt aux jeunes : c'est le cas à Berlin-Zehlendorf. Dans les bibliothèques de libre-accès, même les mieux organisées, on trouve quelque hésitation dans la solution de problèmes délicats qui relèvent d'abord de celui du choix des livres. C'est ainsi que dans les bibliothèque de Hambourg, les jeunes à partir de 15 ans accèdent librement aux documentaires des adultes, mais conservent un rayon spécial dans le domaine des romans ; certains emploient des étiquettes portant «à partir de 16, de 17, de 18 ans» qui permettent d'en refuser le prêt aux lecteurs plus jeunes. D'autres ont créé une catégorie de livres «prêtés sur demande» (les ouvrages de Sartre, par exemple) qui sont remplacés sur les rayons par un « fantôme ».

    C'est le problème central et le plus difficile, celui du choix des livres pour les adolescents qui se trouve soulevé par ce biais. Les pionniers des bibliothèques de jeunes en Allemagne se plaignaient de n'avoir aucun guide. Aujourd'hui les biblio-thécaires allemands sont beaucoup mieux outillés : ils possèdent diverses publications dont on trouvera un aperçu ci-dessous (2) ; ils sont aidés par leur « Centrale d'achats » de Reutlingen (3) qui édite des listes spéciales. Les commentaires qui accompagnent les listes choisies ne cachent pas ou cachent mal les difficultés qui se posent à vrai dire de la même façon dans tous les pays à tous ceux qui s'intéressent aux lectures des adolescents. Car s'il existe dans une certaine mesure une littérature enfantine, existe-t-il réellement des livres destinés aux adolescents ? Ne trouve-t-on pas seulement parmi les ouvrages écrits pour tous, des livres qui leurs sont « mieux appropriés » ? S'il est nécessaire de mettre les jeunes en contact avec les grandes oeuvres des lettres universelles, les bibliothécaires constatent souvent que celles-ci ne sortent guère que pour des raisons scolaires. D'ailleurs les jeunes s'intéressent surtout aux auteurs contemporains parce qu'ils veulent des histoires où ils se retrouvent des hommes de leur temps dans un monde qu'ils connaissent. Mais le choix offert par les diverses listes publiées en Allemagne montre deux tendances divergentes : d'une part une sévérité parfois déconcertante, d'autre part la volonté de mettre les jeunes en face des réalités. Ainsi certaines listes repoussent Le voyage d'Edgard, d'Ed. Peisson, Typhon, de Conrad, jusqu'à 16 ans ; Le petit prince, de Saint Exupéry, jusqu'à 17 ans. Beaucoup de bibliothécaires insistent au contraire sur la nécessité de ne pas écarter des jeunes les oeuvres de valeur, même si elles abordent certains problèmes avec une grande brutalité. Les journées d'étude de Munich avaient abouti sur ce point à une résolution recommandant au bibliothécaire d'informer le jeune lecteur dans un entretien personnel de la nature de l'ouvrage en lui priant de lui donner après lecture son impression personnelle. On arriverait ainsi, dit ce texte. « à ce qu'ils lisent cette littérature moderne pour connaître les idées de notre temps et non par curiosité érotique».

    Voilà posé, mais certainement pas résolu, le problème de la responsabilité du bibliothécaire en ces matières. Il faut reconnaître que nos collègues allemands ne reculent pas devant ces questions. Elles se compliquent pourtant des rapports, plus difficiles chez eux que partout ailleurs, entre générations successives. Il faut citer d'une des bibliothécaires qui a le plus fait pour les bibliothèques de jeunes, ces lignes publiées à l'occasion des journées d'étude de Munich : « Je ne peux m'empêcher de penser que la jeunesse d'aujourd'hui est trompée. Trompée lorsqu'il s'agit de l'exemple que nous ne pouvons plus être pour elle. Et pourtant nous fermons les yeux et nous essayons d'élever nos enfants comme s'il n'y avait pas eu une époque hitlérienne avec des camps de concentration, des villes et des oeuvres culturelles détruites, le marché noir et toutes les séquelles actuelles de l'après-guerre. La jeunesse d'aujourd'hui n'est pas dans une situation telle qu'elle puisse nous tenir nous de la génération précédente, comme une autorité. Et pourtant elle a besoin de nous. C'est même là son plus grand besoin. Elle réclame de nous honnêtement un sentiment de camaraderie. Il est peut-être inhabituel de pratiquer la camaraderie au lieu de faire figure d'autorité. Mais je pense, parce que notre génération s'est avec plus ou moins de culpabilité, si totalement trompée, qu'il ne nous reste, si nous nous y efforçons honnêtement, pas d'autre chemin libre. » (4)

    Affirmations qui montrent, chez certains au moins de nos collègues allemands, un sentiment aigu et même émouvant de leurs responsabilités. Nulle part mieux que lorsqu'il s'agit de guider des adolescents, elles ne peuvent mieux s'exercer. Reconnais-sons que dans ce difficile chemin, ils ont eu le courage de s'engager résolument.

    Cette étude, qui n'a pas la prétention d'être complète, doit l'essentiel de sa documentation aux renseignements fournis par des collègues d'Outre-Rhin et en particulier Mlle Ruth Drews, bibliothécaire du « Coin des jeunes » de Heidelberg, et Mlle Gertrud Gelderblom, directrice des bibliothèques publiques de Francfort-sur- le-Main.

    On pourra lire sur la question :

    • Die Bücherei für Jugendliche, Ziele und ersté Versuche des Verwirklichung. Bre-men, Druck. F. Pörtner. 1953, in-8°, 40 p., pl. (Brochure collective publiée à la suite des journées d'étude de Munich. Bibliographie.)
    • LANGFELDT (Johannes). - Das Buch, die Bücherei und der Jugendliche (Bücherei und Bildung, 1948-49, p. 146 sq.)
    • GELDERBLOM (Gertrud). - Der Stand der Jugendbüchereien im Bundesgebiel (Büche-rei und Bildung, n°5, mai 1953).
    • OVERWIEN (Willi). - Wie erreicht die Bücherei die Jugendlichen ? (Bücherei und Bildung, n° 6, juin 1953.)

    1. Enquête entreprise au début de 1953 par Mlle G. Gelderblom et dont les résultats ont été publiés dans Bücherei und Bildung de mai 1953. retour au texte

    2. Voici quelques-uns de ces répertoires de livres pour les jeunes : Nimm und lies ! Hilden, Stadtbücherei, s.d. Unsere Jugendbücher, 2. Auflage, Frankfurt-am-Main, Städtische Volksbüchereien, 1951. Bücher für Jugend und Mädchen, Reutlingen, EKZ, 1951. Bücher für die Jugend, Reutlingen, EKZ, 1951. Biicher für die Freizeit für Jungendlichen von 14 bis 16 Jahren, Reutlingen, EKZ, 1953. Das Buch der Jugend, Stuttgart, K. Thienemann, 1953 (OEuvre du syndicat des éditeurs de livres pour jeunes). Enfin la revue Bücherei und Bildung, organe de Verein deutscher Volksbibliothekare, consacre, parmi ses analyses de livres nouveaux, une place Importante à la littérature pour jeunes. retour au texte

    3. La Centrale d'achats de Reutlingen, Würtemberg (Einkaufzentrale, en abrégé EKZ) est une institution destinée aux bibliothèques de la République fédérale. Elle s'est donnée pour tâche l'examen des livres récemment publiés en liaison avec le Verein deutscher Volksbibliothekare : les analyses paraissent dans Bücherei und Bildung, organe de l'Association, dont elle est l'éditeur ; elles sont ensuite utilisées pour des comptes rendus plus brefs dans les Mitteilungen der Einkaufzentrale, enfin dans des listes groupant la bibliographie de sujets particuliers. La Centrale possède son impri-merie, son service de cartographie, un dépôt de matériel pour bibliothèques, et elle vend à ces dernières, sous reliure spéciale, les ouvrages indiqués par les listes publiées chaque semaine ou Einmeldungen. retour au texte

    4. Ruth Drews, dans Die Bücherei für Jugendliche, p. 16. retour au texte