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    André Martin (1884 -1963)

    Par Pierre Jodderand

    Sensible et bon (mais on était excusable de ne s'en pas aviser dès l'abord), M. André Martin ne sera jamais oublié de ceux qui ont eu l'honneur de servir « sous ses ordres ». Et vraiment les guillemets sont de rigueur si l'on veut exprimer avec précision ce que ce chef avait de profondément libéral et combien il exerçait avec... détachement une autorité d'autant plus réelle qu'elle se voulait toute morale.

    Mais enfin, il était volontiers sinon bourru, du moins brusque, et ses boutades déconcertaient les nouveaux venus jusqu'au jour où ils se découvraient l'objet d'un procédé gentil, délicat, de ce chef qui les glaçait par ses ironies impétueuses.

    Si celui à qui l'honneur échoit ici d'écrire ces quelques lignes in memoriam doit à un incident de service d'avoir vu s'accourcir le délai normal en deça duquel il était rare que M. André Martin accordât de façon visible sa sympathie ou son amitié, il ne se flatte pas d'en avoir mieux résolu l'énigme que lui semblait présenter, voilà bientôt trente-cinq ans, cette disparate d'un homme voué aux livres, connaissant l'histoire de la Bibliothèque, et des Imprimés en particulier, comme personne depuis sa disparition ne peut se flatter de la connaître - et l'a quoi bon ? immense et sarcastique dont témoignaient ses propos sur un métier qu'il n'eût pas accompli avec une si rigoureuse conscience s'il ne l'eut pas, au fond, aimé. Cette amertume, d'ailleurs souvent mitigée par la gaîté que provoquait en lui tel incident saugrenu, telle absurdité assez forte pour décourager l'indignation, cette amertume était-elle innée ? En tout cas, elle préexistait aux deuils qui assombrirent le dernier quart de siècle de sa vie et qu'il supporta - on dirait stoïquement, si l'on ne savait la sincérité de sa foi catholique.

    Petit-fils d'Edouard Thierry (1813-1894), qui fut bibliothécaire à l'Arsenal, puis administrateur du Théâtre-Français, où il organisa pendant l'exposition de 1867 la fameuse reprise d'Hernani, puis administrateur de l'Arsenal (1871) et qui mourut le 27 novembre 1894 ; fils de Henry Martin (1852-1927) administrateur aussi de l'Arsenal où il succéda à José-Maria de Hérédia, M. André Martin, qui racontait de son grand-père et du poète des Trophées de vivants et amusants souvenirs, était né le 21 janvier 1884. Archiviste-paléographe (promotion du 29 janvier 1908) avec une thèse sur Jean Le Bègue, greffier de la Chambre des comptes de Paris, collaborateur de Gilles Mallet, le garde de la librairie de Charles V, il entra le 15 octobre 1908, en qualité d'attaché, à la Bibliothèque nationale. Bibliothécaire en novembre 1912, Conservateur-adjoint le 1er avril 1925, il fut, au départ de M. de la Roncière, nommé conservateur du département des Imprimés qu'il ne quitta que pour prendre sa retraite, en janvier 1954.

    Il occupa dans l'hémicycle un poste dans le service, aujourd'hui disparu, des recherches. Puis il partagea son temps entre la Réserve où il collabora à la préparation du Catalogue des livres illustrés du XVIe siècle et des catalogues de reliures, et le service public où il révisa, tâche obscure, ingrate, périodiquement indispensable, les usuels de la salle de travail.

    Ce fut lui qui devint chef du service de l'Histoire de France, au départ de Henri Lemaitre en 1920. Par la suite il a terminé avec Mme de La Fontinelle la table des anonymes de la série L. On lui donna en 1925 la direction du Catalogue (qu'il ne faut pas confondre avec l'Inventaire). Depuis 1929 où, par permutation avec André Fevret, il prit la direction du service public, il n'a plus quitté l'hémicycle.

    Ci : quarante cinq ans de services aux Imprimés, où de surcroît il apporta une collaboration très active et très informée à l'Exposition orientale (1925), à celles du livre italien (1926), du Siècle de Louis XIV (1927), de la Révolution française (1928) et des plus belles reliures de la Réunion des Bibliothèques nationales (1929).

    Outre des articles dans la magnifique publication collective des Trésors des bibliothèques et dans la Revue des livres anciens, M. André Martin laissa une édition de l'Isle sonnante, dans la collection des Unica, et du Journal de Pierre de l'Estoile, dont il accepta d'annoter le tome 3 (1960) à la mort de Raymond Lefèvre qui avait publié les deux premiers tomes, un Saint Bernard (1925) dans la collection l'Art et les saints, publié par Laurens. Un ouvrage important, Le Livre illustré en France au XVe siècle, chez Alcan (1931), dans une collection malheureusement interrompue, pour laquelle M. Bobert Brun a donné le Livre illustré en France au XVIe siècle, mais où n'a jamais paru le Livre illustré en France au XVIIIe siècle que l'on attendait d'Emile Dacier.

    On peut encore signaler une brève étude sur les Belle éditions et manuscrits d'Anatole France conservés à la Bibliothèque nationale (1925), sa collaboration à l'Index général des tomes 65 et 66 de la Revue du monde musulman, à la célèbre Bibliographie des Travaux publiés de 1866 à 1887 sur l'Histoire de France de 1500 à 1789 (1932-1938). Mais surtout l'on ne doit pas omettre l'immense répertoire que constitue le Catalogue de l'Histoire de la Révolution française, où il a eu pour collaborateur M. Gérard Walter.

    Ses longs services professionnels furent interrompus, il est vrai, par deux guerres. M. André Martin partit le 2 août 1914, comme sous-officier, revint lieutenant en 1918, avec trois blessures (dont la dernière, qui le fit souffrir jusqu'à la fin, explique peut-être ses mouvements d'humeur abrupts), cinq citations (dont une à l'ordre de la division et deux à l'ordre de l'armée) et la Légion d'honneur. Elles sont très belles, ces citations évocatrices d'heures dont M. André Martin ne parlait pas volontiers : « Officier énergique... A fait preuve du plus bel entrain et du plus grand mépris du danger. Malgré une blessure, a continué le coup de feu en première ligne... Au plus fort d'une attaque ennemie et sous un feu intense, s'est mis à la disposition du capitaine commandant la contre-attaque avec chars d'assaut, a guidé le dispositif dans un terrain défavorable aux chars avec un sens tactique et une adresse admirables... Officier de la plus haute valeur morale et d'une magnifique bravoure, coutumier des actions d'éclat... ».

    Capitaine de cinquante-six ans, il fut mobilisé de nouveau le 2 septembre 1939 (un mois plus tôt il avait été promu officier de la Légion d'honneur). Commandant en Alsace une compagnie d'étapes lors de l'apocalypse de juin 1940, il lui fit franchir la frontière suisse pour éviter la captivité chez l'ennemi. Il rentra à Paris en février 1941.

    Peu de semaines après mourait sa femme. Son fils aîné était mort accidentellement, dans des circonstances particulièrement cruelles, le 31 août 1937. De ses deux filles, l'une entra au Carmel, l'autre épousa M. Jacques Picard, le libraire-éditeur dont la célèbre maison de la rue Bonaparte s'est, depuis plusieurs générations, illustrée par des publications connues de tous les savants. C'est à leur foyer, parmi ses huit petits-enfants, que M. André Martin a connu des joies qui adoucirent la fin d'une vie où les plus dures épreuves n'avaient pas manqué.