L E 21 décembre 1964, au cours d'une réunion intime qui s'est tenue dans la galerie Mansart, le personnel de la Bibliothèque nationale a remis un souvenir à M. Julien Cain, Administrateur général honoraire, à l'occasion de son départ. Le choix s'était fixé sur une page d'études de J.-F. Millet. Au cours de la cérémonie, M. Pierre Josserand, Conservateur en chef du Département des imprimés, prononça l'allocution suivante :
« Monsieur l'Administrateur général,
Lorsque, mu par un respect de la discipline où je me flatte que vous me reconnaîtrez sans peine, j'ai sollicité de M. Dennery la permission de disposer de la galerie Mansart, M. Dennery m'a dit qu'il aurait à coeur d'assister à la cérémonie d'aujourd'hui. Mais un administrateur général propose, le ministre dispose - et M. Dennery m'a fait tenir la lettre que voici :
« Mon cher conservateur en chef
« Laissez-moi vous dire combien je regrette de ne point être aujourd'hui « parmi vous. Mais le Ministre m'a demandé de prendre part à un voyage « en Allemagne. Je sais combien sera émouvante la manifestation au cours « de laquelle les anciens collaborateurs de M. Julien Cain lui exprimeront « leur affection et leur reconnaissance pour tout ce qu'il a fait, durant « trente-quatre ans, en faveur de la Bibliothèque nationale. Moi-même, à « mesure que cette prestigieuse institution me devient plus familière, je me « rends compte du remarquable travail accompli par un homme qui a consa « cré une grande partie de son existence à développer cette Maison. Il a été « le constructeur et l'administrateur auquel nous devons, à un moment où « la production livresque s'accélère sans cesse, de ne plus être obsédés par « le problème des locaux. La profondeur de sa culture n'a eu d'égale que « l'efficacité de son action. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir lui « faire connaître mes sentiments devant le personnel de la Bibliothèque. « Veuillez agréer... »
Monsieur l'Administrateur général, le candidat, fort intimidé et un peu anxieux, à un poste d'attaché, à qui, vers la mi-juillet 1931, vous avez accordé pour la première fois audience dans ce cabinet de travail dont l'architecture et le décor excitaient en Léon-Paul Fargue un lyrisme à coup sûr justifié et une concupiscence... ingénue, si quelqu'un lui eût dit qu'un jour lui écherrait l'honneur de vous haranguer en une circonstance, intime assurément, mais tout de même solennelle un peu, il eût été prodigieusement étonné. D'autant plus que j'emportais de cet entretien le souvenir d'un mot fort inquiétant. Car, soucieux de ne pas faire de promesses que ne fussiez certain de tenir, vous ne m'aviez pas laissé ignorer qu'un « attaché » était par vous révocable ad nutum. C'est une faculté dont, en cet instant plus que jamais, je vous rends grâces de n'avoir pas usé ; mais, sans égrener des souvenirs où la reconnaissance personnelle lui imposerait trop de redites, le doyen des conservateurs, qui se trouve être aussi, je crois, votre première recrue du cadre scientifique, voudrait exprimer simplement quelques-unes des raisons sur quoi se fondent la gratitude, le respect et l'admiration de ceux qui ont eu ici l'honneur de servir « sous vos ordres ».
Nous sommes encore quelques-uns qui nous rappelons ce qu'étaient les bâtiments, voilà un tiers de siècle - et le mobilier... Oui, une âme bien née ne peut contempler sans souffrance les maroquins du roi sur des tablettes en fer, et l'admirable chêne ciré de Labrouste a peut-être, un peu partout, cédé trop vite aux séductions de la tubulure, mais enfin ce n'était pas de chêne ciré qu'étaient faites les tables de bois blanc, à l'assiette d'ailleurs incertaine, de l'ancien catalogue, sur lesquelles des couches superposées de papier brun, fortement collées, mettaient les mains à l'abri des échardes... Et la poussière ! Sans doute il y en a encore, et il est bon qu'il y en ait, la poussière fait partie de la couleur locale, mais la poussière de ce temps-là était si dense, si noire, avec je ne sais quel velouté de suie grasse, que les bibliothécaires les plus détachés des contingences en hésitaient à déposer leur manteau. Et pas de vestiaires, bien entendu. Chèques et virements étaient inconnus aussi, et chaque mois, « la veille du dernier jour ouvrable », conformément à la loi, le chef Gangneux poussait à travers les services un étrange chariot, baptisé en souvenir d'Ubu, voiturin à phynances, chargé des enveloppes qui contenaient en billets et en menue monnaie (beaucoup de menue monnaie...) les traitements et émoluments dont chacun, séance tenante, donnait quittance sur un grand registre. En ces temps anciens, et qui ,pour les anciens, demeurent si présents, le même Gangneux distribuait lui-même les plumes sergent-major et remplissait d'encre Antoine « indélébile et inaltérable » les grands encriers de faïence au monogramme de la Bibliothèque royale.
Mais je m'engage sur une mauvaise voie, ou dans un sens qui ce soir doit être un sens interdit. La technique, au surplus, et la statistique, même sous le couvert de l'anecdote, peuvent être d'autant plus excusablement bannies de mon propos, que le fascicule de l'Architecture d'aujourd'hui, consacré en 1938 aux Bibliothèques, d'autres études analogues, et les rapports de plus en plus amples, où depuis 1930 vous retracez périodiquement le fonctionnement, l'activité et les métamorphoses de la Bibliothèque, portent le meilleur témoignage du labeur incessant que vous avez consacré à notre illustre maison.
Deux départements reconstruits : les Estampes et les Cartes et plans. Un département sorti de terre : la Musique. Des aménagements considérables aux Entrées et aux Périodiques. Aux Imprimés, l'excavation et la surélévation du magasin central, la salle de la Réserve, celle des Catalogues. Et les annexes de Versailles. Et cette Galerie même où nous sommes dont vous avez restitué la figure véritable.
Non content d'être un bâtisseur intrépide, vous avez heureusement poursuivi une politique d'enrichissement des collections. Dès avant la guerre, la Réserve acquérait de précieux volumes à la vente Rahir, à la vente Escoffier. Ce qui est entré dans tous les départements depuis 1945, on peut s'en faire une idée par le catalogue publié en 1960, dont les 1.300 numéros ne représentent que le choix, assez sévère, des « objets » exposés. Votre diplomatie a provoqué des dons incomparables, au défaut desquels votre diplomatie encore, servie par l'autorité qui émane naturellement de vous, savait obtenir, à point nommé, d'indispensables crédits exceptionnels.
Et ces trésors de la Bibliothèque, trésors accumulés par les siècles ou trésors nouvellement acquis, vous avez voulu les montrer. Si je compte bien, près de 250 expositions. Il va de soi - vous l'avez noté dans l'un de vos rapports - que la présentation de quelques vitrines dans le vestibule d'honneur ne se peut comparer aux ensembles magnifiques réunis dans les galeries. Mais si, de ces somptuosités un peu éphémères, il reste pourtant 120 catalogues durablement utiles, ces expositions qui auront beaucoup fait - je ne dis pas pour la propagande (c'est un mot qui sonne très mal en ces murs) - mais pour une plus juste connaissance par un assez vaste public de ce que c'est que la Bibliothèque nationale, ces expositions auront, aussi, servi les chercheurs et les savants.
Voilà, Monsieur l'Administrateur général, bien des titres à notre admiration, à notre gratitude et à notre respect. Ce sont des titres, si j'ose dire, un peu officiels. En voici de plus humains.
C'était le 26 avril 1945, dans cette Galerie Mansart. Le personnel était venu saluer votre retour. Vous étiez visiblement très las. Il y a de cela vingt ans et vous « portiez » -• le mot familier est le seul exact - vingt ans de plus qu'aujourd'hui. Monsieur l'Administrateur général, tous les gardiens de 1940 qui se sont présentés devant vous, vous les avez appelés par leur nom, avant qu'ils n'aient ouvert la bouche. Tout au long de tant de mois et d'années d'épuisantes angoisses, vous n'aviez donc cessé de vivre avec nous...
Et puis, il est impossible qu'alors vous n'ayez pas su que, sous une administration « indigne et malfaisante », comme l'a écrit Jean Laran, quelques têtes légères avaient manqué à ce qu'elles vous devaient. Personne n'a jamais pu s'apercevoir que vous saviez. Un si exemplaire pardon des offenses, un dédain si stoïque sont à votre mesure, sans doute, mais, comme dit Corneille, sont « hors de l'ordre commun ».
Enfin, nul ici, dans le tiers de siècle où vous avez gouverné la maison, n'a souffert de ses opinions ou de ses croyances. Vous avez, profondément libéral vous-même, maintenu la naturelle tolérance qui est une des nobles traditions de la Bibliothèque nationale.
Monsieur l'Administrateur général, une page - un chapitre ! - de votre carrière exceptionnelle s'achève, qui sera aussi un des chapitres les plus brillants de l'histoire de la Bibliothèque. L'Institut, l'Unesco, le musée Jacquemart-André et tant d'associations et comités vous offriront la matière d'autres chapitres, nous le savons, et pourtant nous avons confiance que nulle part vous ne vous sentirez chez vous autant qu'ici, vous, Monsieur l'Administrateur général, et Madame Julien Cain, à qui je présente, au nom de tous, mes plus respectueux hommages, qui est pour vous l'incomparable compagne que nous savons et dont le dévouement et la foi, au long des années noires, emplirent d'admiration émue tous ceux qui eurent l'honneur de causer avec elle. Non, ni Madame Julien Cain, ni vous, ne nous quittez vraiment. Il est des séparations qui confirment, qui renforcent la solidité des liens. Mais enfin, nous avons voulu marquer une date en vous offrant un souvenir qui soit comme le témoignage tangible de notre inaltérable attachement.
Notre choix s'est porté sur une page d'études de Millet pour la Précaution maternelle, un de ses tableaux qui est au Louvre, et qui est de 1857, donc antérieur de quelques mois au fameux Angélus. Cette page de carnet porte le timbre de la vente Millet. Elle vient de Brame, le fils du marchand de tableaux qui, à partir de 1865, a soutenu le peintre. Elle montre la femme de Millet, en paysanne, avec la coiffe que l'artiste lui faisait porter, et son jeune fils Charles, qui a eu Théodore Rousseau pour parrain et, pour marraine, la femme de Daumier. On sait l'amitié de Millet pour Daumier. L'influence de Daumier est attestée par la Précaution maternelle, qui est assez proche de la Sortie de l'école de Daumier.
C'est au cours de l'année la plus difficile de sa carrière que Millet a exécuté ces études, l'année où il ne parvint même pas à vendre un dessin. Et ce n'est pas d'ailleurs un dessin fini qu'offre ce feuillet, mais une de ces études auxquelles les amateurs de dessins accordent une grande importance, parce qu'elles révèlent, de façon émouvante, les premières pensées de l'artiste et, depuis le XVIIIe siècle on les recherche et on les collectionne comme des pièces précieuses.
Vous entendez bien, Monsieur l'Administrateur général, qu'ici je fais semblant de m'adresser à vous. Je n'ai pas l'outrecuidance de parler de Jean-François Millet à l'auteur d'un solide et charmant volume paru en 1913, au critique pénétrant qui a écrit que « le dessin, chez Millet, comme chez Poussin, crée le style, parce qu'il n'est pas fait de recettes, mais qu'il est la traduction d'une vision des choses fortement pensée »; au conservateur du Musée Jacquemart-André, qui aura consacré sa première exposition à Millet portraitiste et dessinateur. Mais le goût qui, depuis un demi-siècle, vous porte vers cet artiste nous laisse espérer que cette étude vous agréera. J'ai l'honneur de vous l'offrir, Monsieur l'Administrateur général, au nom de tous ceux qui, ayant été, à quelque titre que ce soit, vos collaborateurs, n'oublieront jamais celui qui fut leur chef, leur protecteur et leur appui - trois mots que je m'abrite de l'autorité de Littré pour résumer en un seul : celui qui fut leur patron ».