Index des revues

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    Par Gilbert Nigay
    Robert Escarpit

    La Révolution du livre

    Paris, Unesco, 1965. - 21,5 cm, 163 p. 8 F.

    Sous un titre voulu en forme d'impact, que d'aucuns jugeront agressif, l'auteur, dont tous les bibliothécaires connaissent les travaux antérieurs sur la sociologie de la littérature, examine la récente mutation du livre, l'apparition du livre de diffusion de masse (livre de poche « paperback ») qui le place à l'échelle de la civilisation technique d'aujourd'hui, caractérisée par l'ampleur des moyens de diffusion et l'augmentation brutale de la population « lisante ». Ce livre ne se définit pas et ne s'identifie pas par des critères tels qu'une certaine présentation, le nombre d'exemplaires imprimés ou le bas prix de vente (le « livre de poche » pour chacune de ces caractéristiques, non fondamentales, a eu de nombreux précédents : il suffit pour la France de citer des collections telles que la Modern-Bibliothèque à 0,95 F, puis le Livre de demain, d'A. Fayard, le Livre moderne illustré, de Ferenczi, l'élégante collection Nelson ou la Collection pourpre). Ce sont au contraire des procédés nouveaux de diffusion qui lui attirent des lecteurs que ne desservaient pas jusqu'alors le circuit traditionnel éditeurs-libraires ni les bibliothèques. La diffusion du livre est en effet l'idée-force - « le livre est ce qu'est sa diffusion » - qui détermine la présentation et le plan même de l'ouvrage en trois grandes parties : le livre et le monde actuel, le nouveau visage de l'édition, perspectives d'avenir. C'est dire que son objet, dépasse de beaucoup celui de R.E. Baker, le Livre dans le monde, paru en traduction française en 1957, qui était une étude sur le commerce international du livre, même si R. Escarpit affirme qu'il n'en est que la continuation, mais à une période-charnière, car depuis sept ans tout a changé, les livres, les lecteurs et la littérature.

    L'ouvrage débute par un aperçu historique dans lequel l'auteur distingue six mutations liées aux innovations techniques qui « adaptent le livre aux besoins successifs des écrivains dont il enregistre la parole et des sociétés auxquelles il la diffuse». Ce sont, dans l'ordre, le volumen, le codex, la découverte de l'imprimerie, les bouleversements techniques du début du XIXe siècle, l'apparition du livre à 6 pence en Angleterre vers 1885 qui correspond à l'éveil de la conscience de classe et au développement de l'industrialisation capitaliste, enfin l'apparition des « Penguin Books » en 1935 qui, assez paradoxalement, ne se voulaient pas au départ des « livres de masse », auxquels le succès les identifia. En fait, depuis 1950, ce type de livres a conquis le monde. Son prix n'est jamais supérieur au gain d'une heure de travail. Ses titres sont éclectiques : romans-nouveautés comme classiques déjà éprouvés dans le circuit normal de la librairie, ouvrages scientifiques et techniques, essais et même instruments de références, dictionnaires ou livres d'art. Cette formule nouvelle correspond à une transformation, telle que nous la constatons aujourd'hui, des fonctions mêmes du livre, que l'auteur examine par catégories. Le livre-objet, conçu comme placement, comme objet de décoration, comme signe d'appartenance à une classe sociale (status symbol) est en voie de disparition, même si le succès des livres de clubs masque parfois cette évolution.

    Le livre fonctionnel ou livre-outil, manuel scientifique ou technique, livre scolaire surtout, correspond à un besoin déterminé, recouvre environ 75 % de la production mondiale (titres publiés et tirage global). Mais là aussi une évolution se fait jour. Au lieu de se limiter à un programme fixé, à un public nettement défini, le livre fonctionnel diffuse désormais l'information à un public anonyme. De là le succès, dans ces dernières années, des livres de poche comme livres d'étude auprès d'un public de jeunes et d'universitaires. Des collections, comme Idées chez Gallimard, éditent des livres réputés difficiles. Le livre littéraire, situé par opposition au livre-objet et au livre fonctionnel, suppose un dialogue entre auteur et lecteur, ce dialogue « unique » qui conditionne l'échange et suscite un jugement esthétique conscient de la part du lecteur. Mais aux deux bouts de la chaîne on constate une double solitude dans l'acte littéraire. Tout contact est-il impossible ? Non, certes, auteur et lecteur sont enserrés dans une réalité sociale, des résonances parviennent à l'un et à l'autre. Mais le risque est que l'opinion littéraire qui parvient à l'écrivain ne soit que celle d'une couche sociale, celle des lettrés. De l'autre côté il n'y a qu'une littérature « octroyée », la consommation anonyme des lectures par les masses. Le fait qu'une littérature de qualité, reconnue comme telle par un certain groupe social, soit mise en circulation dans d'autres groupes sociaux, sans qu'il y ait échange, représente pour R. Escarpit le problème le plus angoissant et le plus difficile posé par la moderne évolution du livre.

    Cela nous amène à examiner de suite les conditions du dialogue littéraire et des perspectives d'avenir, bien que ce soit la troisième et dernière partie de l'ouvrage. Sous l'influence du livre de poche, toute la culture écrite, celle des «lettrés», a été remise en question et l'irruption du livre sur le marché de masse implique des conséquences qui ne sont pas seulement matérielles. A côté des livres fonctionnels, des textes retenus par l'histoire littéraire et des succès contemporains dans les domaines nationaux et étrangers, des types de livres nouveaux par le contenu apparaissent, mais les éditeurs n'ont pas une vision précise de ce nouvel instrument, l'opinion littéraire des masses n'est pas formulée ou même n'a pas encore l'occasion de prendre conscience. Il apparaît indispensable de recourir aux intermédiaires traditionnels, critiques et journalistes spécialisés, jurys littéraires, mais aussi de plus en plus libraires et bibliothécaires qui sont en contact direct et constant avec les lecteurs.

    Cette mutation subie par le livre pose des problèmes au niveau de l'édition. L'auteur examine le dilemme qui la fait osciller entre deux pôles. L'édition non programmée joue sur le plus grand nombre d'oeuvres parmi lesquelles le succès - qu'il porte sur des livres de choc, des livres de fond, des « best-sellers » qui se caractérisent par le franchissement des frontières sociales pour gagner des couches nouvelles de lecteurs - ne retient que quelques titres. L'édition programmée, dont l'édition d'Etat est le meilleur exemple, s'adresse à un public précis, aux besoins et aux goûts déterminés, réduisant au maximum les risques financiers, mais à la longue l'appauvrissement et la sclérose constituent des dangers. Au niveau de la librairie, R. Escarpit distingue le circuit lettré traditionnel et le circuit populaire. Une véritable littérature de masse ne pourra exister que si la distribution abandonne ses méthodes quasi automatiques et autoritaires. C'est donc de nouveaux animateurs, tout comme de nouveaux lecteurs actifs, qu'appelle l'auteur.

    La seconde partie de l'ouvrage, avant tout descriptive, examine la production du livre dans le monde. En attendant les effets de la normalisation internationale établie par l'Unesco, l'élaboration et l'interprétation des statistiques restent chose délicate. La production augmente en grande partie grâce à la publication massive de « paperbacks », mais les échanges internationaux restent freinés par des obstacles linguistiques (douze langues littéraires constituent des blocs compacts), politiques à l'intérieur d'un même groupe linguistique, et surtout économiques (réglementations et restrictions monétaires concernant les devises, tarifs postaux, réglements de douanes, taxes diverses) même si ces derniers tendent à s'amenuiser. L'auteur distingue les « zones de haute et basse pression ». Dans les pays dits sous-développés les livres se limitent souvent à des manuels scolaires, il y a pénurie d'ouvrages scientifiques, les maisons d'édition, même étatisées, sont peu nombreuses. Ces pays attendent donc beaucoup du livre de poche à bas prix, mais si celui-ci se justifie pour le livre fonctionnel, ne risque-t-il pas pour le livre littéraire, venu de l'extérieur, de paraître une « littérature octroyée », déjà dénoncée ? « Les nouvelles masses lisantes seront condamnées à la passivité et se trouveront exclues de cette participation active qui est la marque du fait littéraire. Mieux vaut une littérature médiocre qui dialogue avec son peuple qu'une « bonne » littérature sourde à la voix de ceux à qui elle parle et dont elle doit être l'expression ». Cependant c'est bien vers une concentration sur quelques grandes puissances que s'orientent les échanges internationaux actuels et l'apparition du livre bon marché n'a fait qu'accentuer cette tendance, qui présente des dangers à terme.

    L'ouvrage de R. Escarpit a fait l'objet, sous le même titre, d'un numéro spécial du Courrier de l'Unesco (septembre 1965). Les bibliothécaires y trouveront des informations statistiques sur la production et la diffusion du livre dans le monde et un bilan de l'action de l'Unesco dans les domaines du livre et des bibliothèques, comportant une bibliographie des publications de l'Organisation. Ce numéro, axé comme tous les autres sur un sujet ou un centre d'intérêt (Jean-Jacques Rousseau, le racisme, l'urbanisation, la préservation de la faune, les volcans...), nous permet d'attirer l'attention de nos collègues sur le Courrier, revue d'information générale de l'Unesco, qui a sa place dans toutes les bibliothèques de lecture publique.