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    L'avenir des Bibliothèques spécialisées

    Par Jacqueline CARPINE-LANCRE, Présidente de la Section des Bibliothèques spécialisées.

    N'est-il pas téméraire de tenter de définir les responsabilités et les fonctions qui seront, à l'avenir, celles des bibliothèques spécialisées ? Notre section regroupe en effet des bibliothèques dont la principale caractéristique est, sans conteste, la diversité, des rattachements administratifs, des structures, des effectifs, du volume des collections, des objectifs, sans oublier, bien entendu, la multiplicité des domaines couverts. Il semble cependant qu'il existe suffisamment d'affinités puisque les bibliothèques spécia-lisées ont jugé opportun de se grouper en sections, ou même en associations distinctes, tant en France que dans nombre de pays étrangers.

    En règle générale, les bibliothèques spécialisées ont dû, de propos délibéré ou par la force des choses, assurer la totalité des opérations nécessaires au transfert de l'information. Est-il possible, est-il souhaitable que cette quasi-autonomie se prolonge ? Les professions et les organismes liés au traitement et à la diffusion des documents se sont multipliés depuis une vingtaine d'années ; leur développement a, jusqu'ici, été quelque peu anarchique. Il conviendrait maintenant de définir avec plus de rigueur le rôle des différents spécialistes (bibliothécaires, documentalistes, analystes, informatistes) afin de substituer à l'actuelle superposition de leurs fonctions une juxtaposition de leurs activités, garantie d'une efficacité et d'une coopération accrues.

    Sur quels secteurs les bibliothèques devraient-elles faire porter leurs efforts ? Il nous semble que leur action gagnerait à se concentrer au départ de la « chaîne docu-mentaire », dans des domaines où leur expérience et leur compétence sont unanimement reconnues.

    La première de ces opérations est le repérage, le « dépistage » des documents qui vont alimenter cette chaîne documentaire. L'exploitation des outils bibliothéconomiques et bibliographiques, généralement bien au point (bibliographies nationales et spécia-lisées, catalogues d'éditeurs, de libraires et de bibliothèques) est depuis longtemps pratiquée de façon satisfaisante. Le Contrôle bibliographique universel, thème du dernier congrès de la F.I.A.B., constitue l'aboutissement logique de la coordination en vue d'un recensement toujours plus exhaustif et plus rapide des nouveaux documents publiés à l'échelle mondiale. Il n'est pas douteux que cette entreprise correspondra pleinement aux besoins des bibliothèques spécialisées quand elle inclura dans ses programmes la mention du domaine et du niveau des documents identifiés. Le Contrôle bibliographique universel s'appliquera sans doute, dans une première étape, au recensement des ouvrages disponibles grâce aux circuits habituels de distribution. Il ne manquera pas de s'étendre ensuite aux catégories de documents à diffusion plus ou moins restreinte (rapports, publications de congrès, thèses entre autres) que l'on a pu qualifier de « littérature souterraine » ; les bibliothécaires consacrent encore trop de leur temps et de leur savoir-faire à identifier et à se procurer ces publications d'accès difficile mais d'intérêt certain.

    Après la collecte, les bibliothèques doivent assurer le catalogage des documents. Des progrès décisifs sont accomplis grâce à la mise au point de l'ISBD(M) et de l'ISBD(S). Ces normes internationales dont la mise en oeuvre est compatible avec les technologies les plus perfectionnées, rendent enfin possibles, d'une part le catalogage centralisé à l'échelon national, d'autre part une coopération internationale effective.

    Le troisième domaine privilégié des bibliothèques sera la gestion des fonds docu-mentaires car la fonction de conservation est une de celles que l'on ne leur dispute généralement pas. Mais il importe de ne pas se limiter aux seuls aspects matériels ou statiques de cette gestion. Une conception dynamique peut et doit se généraliser ; les catalogues collectifs en ont été les premières manifestations, toujours d'actualité ; elle se développera utilement par l'intermédiaire d'études systématiques et approfondies des collections conservées, sur des thèmes tels que la « durée utile » des documents, l'évolution du nombre, des caractéristiques et de l'intérêt des publications en série, la valeur des bibliographies courantes, par exemple. Ces analyses permettront, avant tout, d'adapter en permanence les fonds des bibliothèques aux besoins de leurs utili-sateurs ; elles fourniront aussi aux études prévisionnelles destinées à la planification des réseaux documentaires les bases indiscutables qui leur font encore défaut.

    Il ne saurait être question pour les bibliothèques spécialisées de répéter ies opérations qui constituent la raison d'être des centrales documentaires et des services de documentation. Ces organismes visent à être exhaustifs et à refléter l'actualité de façon instantanée ; dans cette perspective, ils se consacrent essentiellement à la préparation de bibliographies courantes et de diffusions sélectives de l'information. Les bibliothèques, pour leur part, ont à élaborer des outils bibliographiques complémen-taires de ceux-ci. Leur effort doit se concentrer sur la sélection et le signalement d'un nombre limité de documents de première importance : les synthèses, les mises au point, en un mot les documents de référence dont l'intérêt n'est ni éphémère ni morcelé à l'excès. Les choix seront fondés tant sur les qualités propres aux documents (clarté et densité de l'exposé, étendue et actualité de l'information exploitée) que sur un examen des fréquences d'utilisation et de citation. Les appréciations données par les lecteurs seront soigneusement prises en considération ou même sollicitées. Les biblio-thèques seront alors en mesure d'assurer pleinement la quatrième de leurs fonctions essentielles : l'orientation bibliographique, ainsi que son complément logique, l'initiation des utilisateurs à la meilleure exploitation possible des ressources bibliographiques et documentaires.

    En ce qui concerne les étapes suivantes de la chaîne documentaire (indexation en profondeur, élaboration des thesauri, bibliographies courantes, diffusions sélectives de l'information, services d'évaluation et de synthèse), il semble que les bibliothèques doivent, pour l'essentiel des opérations, passer le relais aux autres catégories de spécia-listes. Elles fourniront néanmoins des indications dont ceux-ci devront tenir compte, notamment sur le plan psycho-sociologique ; elles bénéficient, en effet, de contacts directs et sans cesse renouvelés avec un public d'âge, de niveau et de préoccupations très diversifiés, même lorsque leur spécialisation est étroite.

    Les bibliothèques spécialisées sont-elles en mesure d'assurer, dans des conditions satisfaisantes, ces responsabilités de la collecte, du catalogage, de la conservation des documents et de l'orientation bibliographique ? Cela ne paraît pas certain. Sur le plan des effectifs, la création de l'Ecole nationale supérieure des bibliothèques a presque totalement tari la source de personnel hautement qualifié dans les bibliothèques spécia-lisées ne relevant pas de la Direction des bibliothèques ; en outre, le personnel scienti-fique des bibliothèques spécialisées devrait bénéficier d'une formation professionnelle beaucoup plus étendue, complétée par des recherches personnelles sanctionnées par un diplôme au moins équivalent au doctorat de spécialité. Enfin, une formation continue est indispensable pour exploiter les progrès des techniques documentaires et demeurer informé des ressources bibliographiques nouvelles.

    Par ailleurs, les bibliothèques spécialisées doivent demander et obtenir de parti-ciper activement à la mise en place du réseau national d'information et des secteurs qui le constituent ; les besoins et les ressources des bibliothèques semblent maintenus très en retrait des moyens informatiques, indispensables, certes, mais dont le fonction-nement est tributaire des opérations situées en amont et dont nous espérons avoir prouvé qu'elles incombaient pour partie aux bibliothèques. Comme dans toute organisation, à l'échelon artisanal aussi bien qu'industriel, un ralentissement au stade de l'appro-visionnement et de la disponibilité (ici des documents), se répercute tout au long du circuit de traitement et se traduit par une baisse de qualité et de rendement.

    Les limites que nous avons proposé de fixer à la mission des bibliothèques spécia-lisées risquent d'apparaître à certains comme un recul, voire un abandon. Mais pourquoi un choix, justifié et réfléchi, se traduirait-il par une amputation et non par une chance d'épanouissement ? Les fonctions préconisées ne sont, en aucune façon, accessoires ou subalternes, et ne risquent pas de devenir de simples routines. Moyens et effectifs sont aujourd'hui manifestement insuffisants ; il est donc essentiel d'organiser de façon rationnelle les tâches à accomplir, d'éviter les duplications et la dispersion des efforts, de développer la coordination entre les bibliothèques et la coopération avec les autres organismes responsables du transfert de l'information.

    Les options qui viennent d'être évoquées ne manqueront pas de susciter discussions et commentaires. L'occasion sera ainsi donnée aux bibliothèques spécialisées de mieux se définir, d'analyser la situation présente et d'examiner en profondeur les problèmes qui conditionnent leur évolution et leur avenir.