Des trois circuits qui ont précédé l'ouverture du Congrès de Washington, à coup sûr c'était le « Tour C » qui, en nous promettant les rives du Pacifique, avait de quoi faire rêver des bibliothécaires entreprenants. En fait, nos collègues américains avaient si bien soigné notre emploi du temps que nous ne pûmes voir l'Océan que par les hublots du Jumbo Jet qui nous amena de New York. Un temps magnifique nous avait permis de survoler et d'admirer dans leur détail les Montagnes Rocheuses ensoleillées et enneigées.
Huit Français étaient du voyage, auxquels s'ajoutaient des collègues venus de Belgique, du Luxembourg, d'Allemagne, d'Iran. Dès l'arrivée à San Francisco, notre mentor M. Gittler, Directeur de la Gleeson Library (Université de San Francisco), eut tôt fait de deviner les qualités d'organisatrice de notre secrétaire, qui se trouva d'emblée confirmée comme chef de groupe, elle qui eût bien eu droit au repos après les semaines harassantes de préparation en France.
Si l'on devait résumer en quelques mots ce circuit consacré aux bibliothèques d'Universités et spécialisées, nous dirions : automatisation en Californie, architecture à Chicago, et partout, la gentillesse et la chaleur de l'accueil.
Dès le lendemain de notre arrivée, à huit heures du matin, départ pour l'Université de Stanford et Palo Alto, l'un des pôles de la recherche avancée en électronique et en informatique, et de l'industrie aérospatiale.
A l'arrivée nous attendait le café sur la terrasse ensoleillée de la bibliothèque des Undergraduates, face aux gazons impeccables et aux arbres multicolores en cette période automnale.
Puis, la projection d'un film et son commentaire nous livrèrent les secrets du système BALLOT (Bibliographical Automation of Large Libraries Operations Using Timesharing) : système de traitement automatisé complet, depuis la commande des livres jusqu'à la communication, le tout en temps partagé, utilisant l'ordinateur central de l'Université.
Après l'Université, le relais était pris par l'industrie électronique et aérospatiale : Agréable déjeuner offert par la Société Hewlett Packard dans le cadre verdoyant d'un Country Club, puis c'est la Lockheed Missiles and Space Company qui nous prenait en charge pour une démonstration du système DIALOG d'information bibliographique, automatisée, en temps réel, donnant accès par terminaux avec interrogation en langage conversationnel aux données fournies par seize organismes (NTIS, INSPEC, Chemical Abstracts, ERIC, etc...) au sein d'un réseau englobant la NASA, la CEA, ESRO/ELDO, etc...
Une entorse au programme, aimablement consentie par notre guide, nous permit enfin de parcourir au retour le célèbre Golden Gate et d'admirer la baie de San Francisco à la tombée de la nuit.
A Berkeley, l'une des neuf Universités de l'Université de Californie qui fut visitée le lendemain, la journée débuta, comme la veille, par un sympathique café servi par nos collègues américains, dans la Morrison Library, qui dans l'énorme bibliothèque centrale, est plutôt un somptueux salon de détente « début du siècle » : fauteuils profonds, tapis, argenterie, discothèque, où les étudiants n'entrent qu'à la condition de ne pas y travailler.
Le Campus compte, outre la bibliothèque centrale, vingt « branches » et une dizaine de bibliothèques spécialisées qui, sans dépendre de la bibliothèque universitaire, travaillent en collaboration avec elle. Comme très souvent aux U.S.A., la bibliothèque centrale est consacrée aux « Humanities » et a une vocation encyclopédique, alors que les spécialités scientifiques juridiques et économiques sont dans les filiales ou les bibliothèques spécialisées à proximité immédiate des lieux d'enseignement. Là encore, l'automatisation est très avancée et attira la curiosité de la plupart des visiteurs, ainsi que la très belle Bancroft Library consacrée à l'Histoire de l'Amérique de l'Ouest.
Après le déjeuner servi au restaurant universitaire, visite de la James Moffitt Library, bibliothèque à cinq niveaux réservée aux « Undergraduates ». Ce qui frappe dans un tel bâtiment, c'est le souci du confort de l'étudiant, et la réelle compréhension du rôle pédagogique de la bibliothèque : excellente signalisations, affichage clair et esthétique, catalogues munis de modes d'emploi « parlants », accès libre partout, fauteuils confortables alternant avec les épis de rayonnages, larges baies vitrées ouvrant sur la belle végétation du campus.
A l'Université de San Francisco, université privée, une réception très cordiale, arrosée de Champagne californien, nous attendait en fin de journée à la Gleeson Library, belle bibliothèque aux dimensions « humaines », où l'on se plut à prolonger les conversations amicales.
Le lendemain, il nous fallut quitter l'hôtel à cinq heures du matin pour repartir sur Chicago : bien que le vol ne dure que quelques heures, des retards successifs nous firent arriver en fin de journée seulement dans une Chicago enneigée et glaciale. Brève visite au siège de l'A.L.A. dont le président nous expliqua les rouages de cet énorme organisme qui groupe près de 50.000 membres. Une fois installés au Conrad Hilton Hôtel (l'ancêtre de la chaîne des Hilton, le monstre de 3.000 chambres, avec son constant va et vient de congressistes de toutes origines, en smoking, en blue jeans, en robes du soir ou sac à dos) nous eûmes la chance de pouvoir visiter la National Gallery of Art avec son énorme accumulation d'impressionnistes français.
Un peu plus d'une journée pour connaître cette immense métropole et ses prestigieuses universités, c'était bien peu : le matin, première étape à John Crerar Library, sur le Campus de l'Illinois Institute of Technologv : une grande boîte de verre, à la fois bibliothèque publique de recherche scientifique et médicale (John Crerar Library) et bibliothèque technique et universitaire (James Kemper Library). Mais surtout siège de la Midwest Regional Medical Library, centre d'un réseau de communication biomédicale couvrant six états (dépendant de la N.L.M.). Siège du National Translations Center qui regroupe les traductions non publiées et les diffuse par prêt ou photocopies, et oriente ses correspondants vers les autres sources de traductions. Siège aussi d'un service à l'usage des « membres industriels » de la bibliothèque, qui, selon l'importance de leur cotisation, disposent de bureaux particuliers et peuvent même y maintenir en permanence leurs documentalistes.
La composition du budget de cette bibliothèque est intéressante : 1/3 des ressources proviennent des revenus de la donation de John Crerar, 1/3 du prix des services (photo duplication, traduction, information bibliographique, etc...), 1/6 du contrat avec l'Illinois Institute of Technology, 1/6 des cotisations qui vont de 15 dollars pour les étudiants à 500 dollars pour les Sociétés commerciales ou industrielles.
Le temps d'apercevoir l'ancienne bibliothèque de l'université de Chicago, étonnant bâtiment néogothique nous ramenant près d'un siècle en arrière, et un nouveau bond vers le XXIe siècle nous était réservé par la vision de l'écrasante masse blanche de la Bibliothèque Joseph Regenstein, la nouvelle bibliothèque de l'Université de Chicago. Ouverte en 1970, cette bibliothèque réservée aux chercheurs et enseignants en Sciences humaines et sociales est par ses caractéristiques, le symbole impressionnant de la vie universitaire à l'échelle américaine : Superficie : plus de 50.000 m2, Capacité : 3.525.000 volumes pour 15 ans. Nombre de places: 2.891, dont un millier de carrels, 940 tables, 3.700 casiers consignes (1 pour chaque étudiant « gradué »). Coût : 20 millions de dollars fournis par une donation de 10 millions de dollars de Hélène et Joseph Regenstein (un magnat de l'industrie chimique et plastique), une autre donation de 50.000 dollars et une participation de l'Université de plus de 3 millions de dollars. Personnel: environ 1.000 personnes y compris les étudiants vacataires.
La nouveauté architecturale de cet imposant ensemble à sept niveaux dont deux en sous-sol, c'est, outre l'utilisation audacieuse du béton brut, le plan répétitif sur cinq niveaux : à chaque niveau une discipline (le 5e étage est tout entier réservé à l'Extrême Orient et Asie du Sud avec un fonds de 225.000 volumes), avec la même implantation des magasins, des services publics, des services intérieurs, grâce à quoi l'étudiant ne se sent pas perdu dans ces énormes surfaces. Sur cinq niveaux, on retrouve à l'Ouest les magasins et les services intérieurs, à l'Est les salles de lecture. Libre passage partout.
Le moindre tour de force des architectes Skidmore, Owing et Merrill n'a pas été de construire simultanément cette bibliothèque et celle de Northwestern University à Evanston : même maîtrise des blocs de béton striés et blancs, même conception par plans répétitifs sur cinq niveaux, même utilisation de couleurs chaudes et lumineuses (moquettes, mobilier). Mais à Evanston plan totalement différent: trois tours vouées à la recherche et réunies par des couloirs, implantation des rayonnages en étoile sur un plan circulaire. Un peu plus petite que sa soeur de Chicago (37.000 m2 environ) elle compte également 2.900 places, mais n'est prévue que pour 1.700.00 volumes et n'a coûté « que » 12 millions de dollars.
Malgré les quelques critiques que nous avons relevées de la part de notre charmante accompagnatrice (notamment les bureaux des bibliothécaires situés au sommet des tours alors que les services généraux sont au rez-de-chaussée) on ne peut qu'admirer de si belles réussites architecturales, toutes deux construites en trois ans, et inaugurées à 10 mois d'intervalle.
A Evanston comme à Chicago, c'est encore à la seule recherche en Sciences humaines et sociales qu'est vouée la nouvelle bibliothèque. Ce que l'on peut retenir en général sur ce point, c'est que, dans les anciens systèmes de bibliothèques comme dans les plus récents, il semble exclu une fois pour toutes de construire de grandes bibliothèques pluri-disciplinaires pour les disciplines scientifiques : pour ces dernières il existe des bibliothèques spécialisées pour chaque discipline, à proximité immédiate des lieux d'enseignement et de recherche et des laboratoires.
D'une manière générale on peut aussi retenir que l'on ne verra bientôt plus de bibliothèques non automatisées. Mais avec le système « total » d'Evanston, nous faisions connaissance avec notre 4e et 5e programme en 4 jours, et l'on ne peut s'empêcher de se demander si cette prolifération de systèmes différents est compatible avec la perspective, toujours nécessaire, d'une coordination et d'une consolidation du fonctionnement des bibliothèques en réseaux.
Aux Etats-Unis comme ailleurs, les chiffres impressionnants que nous avons cités, ne signifient pas qu'il n'y ait pas une crise des bibliothèques : celles-ci ont vu depuis ces dernières années leurs moyens diminuer considérablement. La législation sur les donations en particulier a changé récemment et risque de priver les bibliothèques américaines de l'une de leurs principales ressources : les fondations et dons privés.
Autre ombre au tableau : le problème de l'accès libre. Dans toutes les bibliothèques visitées le libre accès est l'un des impératifs qui ont orienté les constructeurs. Mais même si ce principe ne semble pas remis en question, on distingue ça et là quelques restrictions qui ont été imposées par les trop nombreuses disparitions d'ouvrages.
Autre ombre au tableau : le problème de l'accès libre. Dans toutes les bibliothèques visitées le libre accès est l'un des impératifs qui ont orienté les constructeurs. Mais même si ce principe ne semble pas remis en question, on distingue ça et là quelques restrictions qui ont été imposées par les trop nombreuses disparitions d'ouvrages.
Quoi qu'il en soit, c'est encore des dimensions gigantesques des moyens, des locaux, des collections, que nous emportions le souvenir le plus impressionnant. Epuisés par ces parcours dans d'aussi vastes espaces, allions-nous en rejoignant Washington D.C. pouvoir vivre les journées du Congrès sur un rythme moins harassant ?
Le temps de perdre une valise entre Chicago et Washington (elle rejoindra sa propriétaire, heureusement, trois jours plus tard), et nous retrouvions un peu d'une atmosphère plus « XVIIIe siècle » dans les belles perspectives « à la française » de la capitale fédérale aux bords du Potomac.