Une nouvelle fois (voir bulletin de A.B.F, n° 80, 3° trimestre 1973) la Section des bibliothèques publiques me demande pour le bulletin d'information quelques lignes sur les discothèques de prêt. Je n'ai pas le droit de me dérober, mais je tiens à dire d'abord mon embarras.
D'abord parce que depuis quelques temps il existe une sous-section de discothécaire, très dynamique qui a déjà réalisé avec succès une rencontre nationale sur l'information discographique en 1974, une autre sur le sujet de la formation professionnelle du discothécaire en 1975. Membre de cette sous-section, je n'en suis pas le porte-parole, et je dois préciser que si l'offre de cette « tribune » a été faite, trop tardivement, à notre aimable président Pascal Sanz (bibliothécaire de Massy), promesse est bien faite par lui d'écrire prochainement un article dans ce bulletin.
Ensuite, il me plait beaucoup moins qu'on pourrait peut-être le croire, de voir une fois encore distinguer la fonction de discothécaire de celle de bibliothécaire. Qu'on m'entende bien : il est sûr que dans une période initiale, à court terme - et nous y sommes en plein -, la création et le premier temps de fonctionnement d'une discothèque publique de prêt soulève des problèmes spécifiques que le manque d'expériences suffisantes, de normes éprouvées, d'instruments de travail, etc... ne permettent de résoudre que de manière exceptionnelles. Mais à long terme, il y a gros à parier que sous le seul vocable BIBLIOTHEQUE PUBLIQUE on saura bien que des professionnels, « bibliothécaires », offrent tout uniment des collections choisies, classées, cataloguées, de toutes sortes de documents : livres, disques, photos, films, etc...
Enfin, et c'est peut-être l'aveu personnel qui explique mieux ce qui précède : je me méfie comme de la peste de ces prétendus spécialités et spécialistes, qui prennent un malin plaisir à découper et à compartimenter tout ce qui est par nature « ondoyant et divers ».
Le Journal officiel de la République Française publie en septembre 1974 le texte réglant l'option « discothèque » dans le cadre du C.A.F.B.
Le Bulletin des bibliothèques de France de mars 1975 publie les normes de construction et d'équipement des bibliothèques municipales : chaque fois, la place et l'importance de la discothèque de prêt y sont chiffrées avec précision.
Il n'y a plus de doute possible : le disque est bien à sa place dans la bibliothèque, et désormais le bibliothécaire devra apprendre à « dépouiller » un disque aussi bien qu'un livre.
Certes, on objectera que l'intendance ne suit pas toujours et que les moyens font souvent défaut pour organiser uniformément, aux six coins de l'hexagone (et en son centre) cette option « discothèque » du C.A.F.B. ; que toutes les bibliothèques municipales n'ont pas encore leur « département » disques, il s'en faut ! Il n'empêche que le prêt public de disques est en bonne voie, qu'il est maintenant engagé de manière irréversible, et que pour une bonne part il nous appartient d'en favoriser le meilleur développement.
S'il n'y avait pas de disque, il n'y aurait pas de discothèque.
Or ce disque, quel est-il ? En examinant les dix dernières années de la production discographique, on s'aperçoit qu'à peine 2 % de l'édition concerne la non-musique (textes, théâtre, poésie, entretiens...) tout le reste représentant la musique, grande ou petite, bonne ou mauvaise. De là à déduire que la composition d'une discothèque doit répondre à des critères d'ordre musical, il n'y a qu'un pas. Encore qu'il importe de ne pas négliger les 2 % ; ce sont, des disques qui ont presque tous leur place dans la discothèque publique, et il est bon de préserver la présence de ce genre de documents sonores littéraires.
Si l'on admet que le rôle de la discothèque est surtout encyclopédique on comprendra que par rapport à la musique, la position du discothécaire ne peut être que d'inifinie modestie : que connaît-on, en effet aujourd'hui, du patrimoine musical de l'humanité ? Pas même dix siècles d'une musique écrite, et quelques décennies seulement de musique enregistrée.
De plus, les limites de notre connaissance se trouvent encore retrécies par une production discographique qui, on le comprend, se soucie peu d'encyclopédie, quand elle doit répondre d'abord à l'exigence d'une immédiate rentabilité.
Dans de telles conditions on peut souhaiter que le discothécaire compose la collection de disques en rectifiant ce que les impératifs commerciaux créent de déséquilibre dans l'édition, en regard de l'histoire de la Musique.
Ici, il faut acheter les yeux fermés ! Là on nous indique ce qui est le plus sûr ! Récemment un journal a désigné, sans rire, mais avec force sondages, commissions et publicité le « meilleur pianiste du monde » ! A quand le meilleur musicien du monde ? Le meilleur écrivain du monde ? Quel cauchemar ! Comme si Mozart devait exclure Beethoven, ou Boulez ou Xénakis...
J'aime savoir que la bibliothèque - je veux dire la discothèque - reste un havre des libertés pour une société qui trop souvent les bafoue, parfois même inconsciemment.
Et quand la victime de ce conditionnement abusif demande : « Pour ce nocturne de Chopin, quelle interprétation me CONSEILLEZ-VOUS ? Samson François ou Alfred Cortot ?» - Que le discothécaire n'aggrave pas ce travers, et propose au contraire l'emprunt des deux, ensemble ; mieux encore, qu'il invite à ne pas choisir, c'est-à-dire exclure, mais au contraire à écouter, à comprendre et à aimer chacun des deux pour ce qu'il est, pour ce qu'il fait.
Si le discothécaire n'a pas cette attitude, qui d'autre, dans notre société l'aura pour lui ? Que ceux qui parlent d'animation, souvent à tort et à travers, n'oublient jamais cet aspect de notre profession : on n'est pas si nombreux aujourd'hui à nous préoccuper d'une éducation de la liberté.
(à suivre)