5 000 habitants concentrés sur une petite surface, 50 % de la population a moins de 20 ans. Plus de 0 % de familles immigrées. Logements H.L.M., F4, F5, F6, ne pouvant accueillir que des familles nombreuses, plus 3 tours I.L.M. où sont relogés des familles de gendarmes, de militaires et des personnes âgées. En 1970, ouverture d'un centre socio-culturel comprenant une M.J.C., une bibliothèque, un centre social.
Le quartier est déjà doté d'éducateurs de rue, et d'une maison de l'enfance, située dans un parc, séparée du quartier par une voie express.
Tous ces travailleurs sociaux dépendent d'organismes de tutelle différents, aux idées différentes sur l'intervention à avoir par rapport à la population du quartier.
La M.J.C. propose des activités très structurées s'adressant aux adhérents.
Le centre social apporte tous les « secours » possibles à une population adulte considérée comme devant être assistée.
Les éducateurs sont dans la rue.
Bref, personne ne se préoccupe d'un accueil un peu informel des enfants et des jeunes qui échouent tout naturellement à la bibliothèque, local largement ouvert, chauffé, éclairé, agréable, gratuit.
La bibliothèque est un local de 100 m², avec de larges baies vitrées coulissantes, des fauteuils, des coussins, des tables, des luminaires en papier, des rayonnages en épis et autour des piliers, une porte vitrée à deux battants s'ouvrant dans les deux sens avec une serrure en bas. Les « lecteurs » adultes et enfants doivent coexister ou se partager alternativement le local.
Le personnel : pendant près d'un an, UNE femme, jeune, recrutée sur concours municipal conforme aux statuts. Puis DEUX.
Fonctionnement : difficile, l'agressivité déjà latente sur ce quartier, est exacerbée par l'attitude du personnel de la M.J.C. qui trie sur le volet les « heureux élus » et referme la porte derrière eux : elle se décharge tout naturellement à la bibliothèque : bruits, bagarres, jeter les livres, les coussins, taper aux vitres, aux portes, courir autour des rayonnages, vider les fichiers, les tiroirs, toucher au téléphone, ouvrir les robinets des éviers préalablement bouchés... Bref, avoir une attitude qui appelle l'exclusion, ce qui veut dire mobiliser pour soi une bibliothécaire obligée de tenir la porte (le comble de la satisfaction), pendant que l'autre, tant bien que mal, essaie de renseigner, conseiller, prêter les livres... bref, fait fonctionner la bibliothèque.
200 enfants peuvent passer entre 17 h et 19 h ; on s'agite beaucoup, on dépense beaucoup d'énergie et il faut résister aux différents coups de boutoirs : déjà la fatigue physique, l'exaspération, les provocations. Les « Lecteurs » qui nous reprochent de ne pas faire quelque chose, les éducateurs qui nous trouvent trop castrateurs, le conservateur, qui, de son bureau, nous trouve trop permissives.
Seul, le personnel du centre social respire : quand ils sont chez nous, ils ne sont pas chez eux.
Avec l'arrivée du nouveau directeur (municipal) de la Maison pour Tous, la nécessité s'impose de revoir les tâches de chacun, notamment l'accueil, de définir une attitude commune, et de dépasser le stade des boutiques. Le problème alors, pour les bibliothécaires, compte tenu de leur nombre, est de ne pas se trouver toujours en position de demande par rapport aux autres travailleurs sociaux et de trouver du temps pour faire autre chose, pour que les jeunes nous voient autrement que dans notre bibliothèque qui nous enferme dans un rôle de proies privilégiées. En effet, il suffit qu'un jeune ne traite pas le livre avec le respect qu'il se doit pour que notre sang de bibliothécaire ne fasse qu'un tour et les provocations sont donc nombreuses.
Voilà, en gros, rédigé, le contenu de mon intervention qui ne peut que très mal traduire les réflexions, les piétinements, les errements, les revirements, les tentatives échouées ou réussies, les espoirs, les améliorations, bref l'évolution, finalement positive, que sous-entend six ans de pratique quotidienne, confrontée aux autres travailleurs sociaux et à une population qui font à la fois que rien n'est jamais acquis, mais que rien n'est jamais figé...
Suite aux réactions qui ont suivi mon intervention, je vous soumets en vrac quelques réflexions personnelles (rien de bien nouveau pour ceux qui ont vécu le même type d'expérience).• Déjà, avertir les futurs candidats au concours que le boulot de bibliothécaire sur ce genre de quartier n'est plus ce qu'il était, même s'il reste un boulot de rat... Réfléchir sur la façon d'améliorer le concours pour qu'il corresponde mieux au travail qui nous attend sans pour autant condamner les heureux reçus à rester à vie sur ce genre de quartier... parce que, de toutes façons, ça n'est pas possible.• Associer largement le personnel de base de bibliothèques du même genre dès la conception des locaux pour éviter un certain nombre de « bévues » au niveau de l'architecture -faire que ces locaux ne soient pas d'un luxe éhonté par rapport aux conditions de vie des habitants.
Beaucoup de gens m'ont dit en sortant :
Je crois par contre qu'il faut trouver une solution pour que ce ne soit pas toujours les dernières recrues qui soient sur ces postes, qu'il faut trouver une solution pour éviter une rotation trop rapide du personnel sur ces quartiers, parce qu'il faut du temps pour être « acceptée » et faire partie des meubles, qu'on sera d'autant plus vite acceptée, qu'en arrivant, on s'intègrera à une équipe de travailleurs sociaux (ce qui assure une certaine permanence) qui prennent le temps de se concerter pour agir dans le même sens, qu'il faut aussi se forcer à sortir de notre bibliothèque et de notre fonction de défense des locaux, du matériel et des lecteurs qui nous transforment en proies privilégiées. Mais il ne faut pas croire non plus qu'un travailleur social derrière chaque habitant soit la solution à venir.• Que la démagogie, la faiblesse, la culpabilisation, la peur, l'agressivité, la haine sont des assurances d'échec sur ces quartiers.• Sans mythifier, je voudrais quand même rappeler la formidable fonction d'une bibliothèque sur ces quartiers, au niveau des enfants (découverte du livre, du plaisir de lire, d'écouter une histoire, de l'illustrer... Ce qui ne peut se faire dans leur famille, d'où l'importance de la bibliothèque) et au niveau des adultes, le développement du secteur périodique, la promotion de livres faciles et intéressants, écoute, conseil, étapes essentielles au développement de la lecture.