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Les obstacles à la fréquentation des bibliothèques chez les jeunes travailleurs

1984
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    Les obstacles à la fréquentation des bibliothèques chez les jeunes travailleurs

    Par Nicole ROBINE, Ingénieur de recherche au LASIC Université de Bordeaux III.

    Lorsque les organisateurs de ce congrès m'ont demandé d'intervenir sur les difficultés qu'éprouvent les jeunes adultes de milieux culturels défavorisés à fréquenter les bibliothèques de prêt, je me suis sentie gênée d'accepter. Que puis-je dire que vous ne sachiez déjà ? Transmettre les refus, les rejets ou les critiques des jeunes travailleurs à propos des bibliothèques, n'est-ce pas prendre le risque de blesser les professionnels des bibliothèques qui exercent leur métier avec une immense compétence et d'une manière qui va bien au-delà de la conscience professionnelle?

    Je ne suis pas bibliothécaire. Même si je possède une expérience de plusieurs catégories de bibliothèques, je ne me sens nullement qualifiée pour juger de leur fonctionnement et de leur organisation. Je n'ai pas l'intention d'adresser des critiques ou d'apporter des conseils à des professionnels qui n'en ont nul besoin. Vous savez beaucoup mieux que moi quels aménagements pourraient être apportés dans quelques bibliothèques pour accueillir et retenir les classes sociales que vous y rencontrez rarement et que vous aimeriez desservir davantage. Je me bornerai donc à évoquer l'image des bibliothèques que possèdent les jeunes travailleurs et à vous faire part des suggestions qui émanent de leurs propos au sujet des bibliothèques de prêt. Un certain nombre des améliorations ou modifications suggérées sont déjà appliquées avec succès dans de nombreuses bibliothèques, mais on ne parle jamais des aspects positifs et de tout le travail que vous fournissez.

    1 - Présentation de l'enquête

    À la demande du Service des études et recherches du Ministère de la Culture, le Laboratoire Associé des Sciences de l'Information et de la Communication de l'Université de Bordeaux III a réalisé une enquête qualitative sur les rapports que les jeunes travailleurs de la région bordelaise entretiennent avec l'imprimé, le livre, la lecture et avec les institutions qui véhiculent ou distribuent les produits culturels imprimés. Les entretiens' approfondis ont été enregistrés au domicile des jeunes travailleurs, afin de dresser en même temps l'inventaire des imprimés qui résident ou circulent dans les foyers et d'en noter leur origine.

    Âgés de 18 et 23 ans, hommes et femmes, tous qualifiés, sont engagés dans la vie professionnelle. Nantis d'un Brevet d'Études Professionnelles ou d'un Certificat d'Aptitude professionnelle, issus des lycées d'enseignement professionnel, des lycées d'enseignement agricole, des Centres de formation d'apprentis, ils exercent leurs compétences, acquises de fraîche date, dans les travaux manuels de l'artisanat, de l'industrie et de l'agriculure ou dans les tâches exécutives du secteur tertiaire. Tout un éventail de professions est représenté.

    Orientés à la fin de la classe de cinquième ou à l'issue de la classe de troisième, vers l'enseignement technologique et professionnel court parce qu'ils ne réussissaient pas en lecture et en classe de français, il est bien évident que leur rapport à l'imprimé et à ses institutions de diffusion ne peut être identique à celui de la jeunesse étudiante. Leurs pratiques de lecture se greffent sur des habitudes et des vécus de lecture différents. La finalité et les fonctions qu'ils confèrent à la lecture sont autres parce qu'elles s'ancrent dans la vision pragmatique d'un avenir tout tracé, sans aucune ressemblance avec le projet d'existence de la jeunesse issue de milieux culturels favorisés. L'analyse et l'exposé des résultats des entretiens développent des thèmes beaucoup plus vastes que celui de la fréquentation des bibliothèques. Une typologie des lecteurs et des non-lecteurs y est esquissée. (1) .

    Les jeunes travailleurs vivent une période de ruptures. Affranchis de la tutelle de l'école ou du maître d'apprentissage, ils entrent dans le monde du travail dans lequel ils assurent des responsabilités professionnelles dans une atmosphère différente de celle de l'univers scolaire. Percevant un salaire voisin du SMIC, ils acquièrent l'autonomie financière, à peu près en même temps que l'autonomie civique. Pour les uns, il y a eu la coupure du service militaire, pour d'autres l'émigration hors du foyer parental pour vivre à deux une nouvelle vie affective. Progressivement, la vie disperse les groupes de copains. Les contraintes du travail, la fatigue que ce travail engendre, l'espacement des rencontres amicales conduisent les jeunes travailleurs à modifier les types d'occupation de leur temps libre. Ils revendiquent alors des loisirs non programmés, sans contraintes ni obligations. Beaucoup, surtout parmi les filles, abandonnent le sport qu'ils pratiquaient quand ils étaient encore écoliers. Rompant brusquement avec leur adolescence, ils basculent dans le monde des adultes et adaptent leurs temps de loisirs à leurs nouveaux cadres temporels et sociaux de vie. Les pratiques de sociabilité, les relations affectives, familiales et conviviales y tiennent une place croissante. Leurs rapports à la lecture et aux institutions de lecture ne peuvent que s'en trouver affectés.

    La plupart des jeunes travailleurs interrogés ont conscience d'une chute de leur lecture au moment de leur entrée dans le monde du travail. Pour la plupart, la relation au livre ou à la bibliothèque renvoient à une scolarité, au souvenir peu gratifiant, puisqu'elle était pétrie de réprimandes, jalonnée d'échecs, qu'elle les a conduits vers des métiers d'exécution et des professions sans avenir. Au contraire des professions exercées par les classes bourgeoises, le livre, l'imprimé n'ont jamais à intervenir dans le cadre de leur travail. Leur lecture est entièrement gratuite puisqu'elle ne peut leur servir ni dans les tâches professionnelles quotidiennes ni en vue d'une promotion sociale.

    Plus le temps scolaire s'éloigne d'eux, moins ils sont enclins à accomplir une démarche personnelle d'approvisionnement en livres ou en imprimés, quand ils en avaient une. La plupart de ceux qui fréquentaient une bibliothèque de prêt espacent leurs visites ou cessent brusquement d'y aller. Ceux qui utilisaient la bibliothèque du lycée d'enseignement professionnel ne vont pas, à quelques exceptions près, s'inscrire dans une bibliothèque de prêt.

    Cependant, tous possèdent une idée des bibliothèques non scolaires. L'image de la bibliothèque évoquée par ceux qui ne la fréquentent pas est identique à celle qu'en possèdent ceux qui ne la fréquentent plus. D'après les entretiens, les obstacles à la fréquentation des bibliothèques de prêt, comme les motifs d'abandons brusques ou progressifs sont à la fois d'ordre matériel et institutionnel et d'ordre psychologique, sociologique et culturel. En fait, ces deux types d'obstacles sont liés entre eux. Leur séparation est artificielle.

    II - Les obstacles matériels et institutionnels

    Dans leur discours, les obstacles sont parfois évoqués sur le mode du reproche, en valorisant d'autres sources de lecture. À travers leurs critiques, percent aussi les remèdes qui pourraient être apportés pour aplanir les obstacles institutionnels.

    Aller à la bibliothèque représente l'accomplissement d'une démarche particulière pour obtenir un livre. Il faut se soumettre aux horaires d'ouverture. La fréquentation d'une bibliothèque implique l'acceptation du respect des délais de remise du livre. Quinze jours pour lire un livre est un temps trop court pour celui qui ne peut se fixer plus d'un quart d'heure ou pour celui qui s'astreint à chercher le sens des mots inconnus dans le dictionnaire.

    Les rythmes de lecture imposés (ou considérés comme tels) dans les bibliothèques ne correspondent pas aux rythmes de lecture des jeunes travailleurs. Remettre un livre en retard met mal à l'aise comme du temps où l'élève ne rendait pas son devoir à la maîtresse.

    Une jeune fille titulaire d'un B.E.P. de comptable dit: «Avant, au temps du LEP, je lisais beaucoup, je prenais un livre par semaine. Je m'étais inscrite dans la bibliothèque municipale. Et puis, bon, maintenant je ne peux pas parce qu'il faut les ramener un certain jour. Alors je peux pas y aller systématiquement. »

    Une laborantine en oenologie, titulaire d'un Brevet d'Études Professionnelles Agricoles: «Le livre m'intéressait, mais il était gros comme ça. J'ai pas eu le temps de le finir parce qu'il faut les ramener sous 15 jours. J'essaie de prendre des livres, des petits livres pour que je puisse les finir. Parce que, même des fois, les trois ou quatre que je prends y'a des fois où je vais les lire très vite et d'autres je les ramène tout juste 15 jours, parce qu'après, vous payez une amende. »

    Il est courant de passer six mois sans rien lire puis de dévorer des magazines et de lire un policier en une semaine.

    Choisir ses livres est trop difficile.

    Tout ce que les classes favorisées valorisent dans une bibliothèque ou dans une librairie : l'éclectisme, la variété des choix dans un même genre, le mode de classement des ouvrages ne sont que des barrières pour les classes culturelles défavorisées. Ne sachant que choisir, le jeune travailleur ne trouve rien à lire dans la bibliothèque de prêt. Il ne possède aucune information sur les livres, sauf quelques réminiscences scolaires. Atteint de cécité et de surdité culturelles, il ne perçoit pas les informations que les média prodiguent sur les imprimés.

    Dans la bibliothèque,

    e Soit il y a trop de livres du bien il n'y a que des livres. Un titulaire du C.A.P. de charcutier, garçon boucher dans une grande surface: « La bibliothèque municipale, c'est toujours pareil, à choisir, des rangées de bouquins partout. »

    Un balayeur de mairie, titulaire du C.A.P. de comptable : « Y'a des livres partout, si on va là-dedans, c'est pour lire ou y chercher un livre dont on a besoin ; comme les livres, j'en ai pas besoin, j'y vais pas. » Serait-il plus attiré par une bibliothèque qui présente aussi du matériel audio-visuel ?

    Le libre accès, pourtant indispensable, engendre une effroyable angoisse, fait prendre conscience de sa distance culturelle et culpabilise. Le jeune travailleur préfère alors choisir dans des lieux plus familiers tels que le bureau de tabac ou le rayon de librairie du supermarché dans lequel un tri a déjà été opéré.

    0Quand le centre d'intérêt est très étroit - et beaucoup de jeunes travailleurs possèdent des intérêts spécifiques -, il n'y a pas assez de livres.

    Un titulaire du Brevet d'Études Professionnelles Agricoles, employé dans un bureau d'agriculture, ne s'intéresse qu'à la période de la Convention. Il a vite épuisé le rayon d'histoire de la Bibliothèque Municipale de son quartier.

    0Soit les livres ne conviennent pas

    Un horticulteur: «J'y ai été deux mois de rang. Je trouvais pas les livres que je voulais. Y avait des livres, mais pas ce qu'il me fallait.. J'aurai aimé des livres d'aventures qui me plaisent et des livres de cyclisme, mais y en avait pas. »

    Une jeune fille titulaire du B.E.P. Commerce et Industrie des Boissons : « Je suis abonnée à une bibliothèque, c'est très mauvais parce qu'y vraiment aucun bon livre. Faut connaître la bibliothèque peut-être, je sais pas... C'est une dame très gentille, mais quand j'y vais évidemment, les bons livres, ils sont jamais là. »

    Les jeunes travailleurs ont dressé le portrait-robot du « bon livre ». Il ressemble à s'y méprendre soit aux recettes de fabrication de la collection Harlequin, soit à un mode d'emploi en vue de confectionner un objet.

    Le système de classification est inconnu. Il leur est impossible de se repérer dans la bibliothèque. Excellent instrument de travail pour les bibliothécaires, la classification Dewey ne correspond à aucune stratégie de lecture. Tout en continuant à l'utiliser, elle pourrait être aménagée. Le jeune travailleur (ou sa copine) cherche en vain le rayon « vécu » dans les librairies ou les bibliothèques. Il le trouvera au club France-Loisirs, dans un catalogue court, renouvelé tous les trimestres, dans lequel les couvertures des livres sont présentées en couleur et avec un résumé qui laisse sur un suspens alléchant. Dans le catalogue de France-Loisirs, les livres sont classés en fonction du vocabulaire quotidien. La sélection toute prête permet de ne pas choisir. On est loin du catalogue sur fiches de là bibliothèque municipale, dont le jeune travailleur ne sait pas se servir, quand il connaît son existence. Qui le lui aurait appris ? Le succès relatif du club France-Loisirs montre qu'il a su se rendre proche des goûts et des comportements des classes populaires.

    Dans les bibliothèques, les livres se présentent de dos. Ils ont l'air mort. La partie vivante de la lecture se compose des livres qui viennent de rentrer et ne sont pas encore rangés sur les rayons. Au supermarché, comme dans' les boutiques de France-Loisirs, les livres sont présentés à plat, dans des locaux souvent décorés et parmi d'autres objets. Dans les bibliothèques, tous les livres sont égaux. Au bureau de tabac, au supermarché, le prix est un facteur sélectif d'emprunt. « Je n'achète que du livre à 10 francs parce que je suis sûre qu'il me plaira. Les romans ou les ouvrages de vulgarisation scientifique d'une même collection sont rangés les uns à côté des autres et non dispersés selon l'ordre de l'alphabet. On choisit avec plus de certitude sur le tourniquet du bureau de tabac.

    La plupart n'osent pas demander conseil à la bibliothécaire. Elle ne connaît pas vos goûts, elle n'a pas lu tous les livres. Elle ne sait pas choisir à votre place ou bien elle paraît indifférente, accaparée par les fiches de prêt.

    Une jeune comptable : « J'aime pas particulièrement les bibliothèques parce qu'on est pas conseillé. Je sais que j'ai connu plusieurs bibliothécaires qui disaient: «C'est là, regardez, cherchez. » C'est tout ce qu'elles disent, quoi. Elles ne conseillent pas tous les livres... Enfin, je préfère acheter un livre. »

    Le livre emprunté à la bibliothèque ne reste pas chez vous. Il ne peut être relu, il ne peut être montré. La lecture en bibliothèque ne laisse aucune trace sur l'étagère de la chambre ou de la salle à manger.

    Un dessinateur : « Tu ne gardes pas le livre. Donc, tu n'as pas un témoignage de ce que tu lis. Il ne t'en reste que ce que tu retiens. Bon, ce qu'il y a, c'est que dans ta tête, tu retiens des choses, mais pas tout. »

    Le livre possédé est le garant de la mémoire.

    Ces quelques exemples ne remettent pas en cause les bibliothécaires ni les bibliothèques, mais l'institution même de la bibliothèque. Les autres institutions culturelles organisées tels que les maisons de jeunes et de la culture, les foyers socioculturels sont englobés dans le même rejet de principe.

    III - Les obstacles psychologiques, sociologiques et culturels

    Ils renforcent encore les raisons d'évitement des bibliothèques en tant qu'institutions distributrices d'imprimés.

    Dans la bibliothèque de prêt, le jeune travailleur prend conscience de sa différence culturelle et sociale.

    e Les bibliothécaires, comme les libraires, sont issus d'un milieu lettré, d'un univers culturel identique à celui de l'école, dans lequel il s'est, depuis l'enfance, senti étranger. Bibliothécaires, libraires et enseignants sont les représentants de la culture légitime qui a jugé le jeune travailleur à l'époque scolaire. Il ne les a d'ailleurs rencontrés que dans un cadre ou une perspective scolaires.

    0Dans la bibliothèque municipale de prêt, personne ne vous connaît, et l'on n'y rencontre personne qui vous connaisse ou soit semblable à vous. Le futur jeune travailleur qui fréquentait la bibliothèque scolaire ou la bibliothèque municipale de son quartier y retrouvait ses copains. Ils participaient ensemble à des activités.

    Un jardinier de mairie : « J'avais 10-15 ans, je lisais beaucoup d'illustrés, Tintin, Elyse, Batajeur. Quand, avec les copains, nous lisions, c'était la détente. On prend les passages les plus amusants, nous en discutions, nous échangions des propos. »

    La lecture en bibliothèque devenait une activité conviviale. Elle ne peut plus l'être.

    Un peintre en voitures dit : « Les copains n'y vont plus. » Pourquoi irait-il, il va voir les copains chez eux. Il y trouve des illustrés et magazines déjà lus par son copain (ou sa famille). donc déjà choisis et éprouvés par quelqu'un avec qui il partage des opinions, des goûts, des sentiments.

    e Plutôt qu'une bibliothèque, le jeune travailleur qui lit préfère utiliser une formule de vente anonyme tel que le rayon de librairie du supermarché ou le club de vente par correspondance. Le catalogue permet de choisir chez soi, dans son cadre, avec sa famille et non tout seul devant des inconnus (2) . Ou bien au contraire, il achète ses imprimés dans un bureau de tabac ou par l'intermédiaire du courtage. Buralistes et représentants en livres sont issus d'une culture plus proche. La proximité de cette culture s'exprime par des manières d'être, un vocabulaire et des codes linguistiques partagés.

    La source préférée d'imprimés reste la famille. Le jeune travailleur lit les imprimés surgis dans le milieu familial sans qu'il les ait apportés. Ce sont quelquefois des livres empruntés dans une bibliothèque par un membre de la famille, qui assure le relais.

    Une jeune fille insiste : « C'est comme cela que je trouve de bons livres, pas à la bibliothèque. »

    Le livre confronte à sa propre incapacité culturelle.

    e Le plaisir de lire est une des normes de la culture légitime. Il n'atteint que les jeunes travailleurs les plus lettrés de l'échantillon, ceux qui ont lu depuis l'enfance parce qu'un de leurs parents lisait, ou ceux qui ont été tardivement incités à la lecture par un enseignant ou un copain. Certains ont même honte de lire ou ressentent avec tristesse la démarcation culturelle avec leur famille. Pour d'autres, la lecture est une épreuve. Un charcutier exprime sa panique devant la lecture.

    Un ouvrier pâtissier dit : « Je ne comprends pas qu'il y ait tant de gens qui passent des heures derrière des livres. Ça me rend malade, ça me file une migraine. Même les bandes dessinées, tu vois, si enfin, je les regarde, mais je m'y attarde pas dessus. Moi, un livre, c'est quelque chose de froid. C'est comme un maçon au pied d'un mur, avant d'avoir fait le mur, c'est la même chose. Ça le rend malade de se dire, tiens, il va falloir que je fasse tout ça. Moi, dès la première page, c'est pareil. »

    e Pour beaucoup, l'action de lire est une laborieuse opération de traduction. Elle demande du temps, de la concentration, une organisation mentale et le recours au dictionnaire qui remet en cause une autre opération de traduction, parallèle à celle de la lecture principale. On comprend que dans ces conditions, la lecture soit du masochisme. Le maniement du livre est inconnu. Se repérer dans une encyclopédie par renvois successifs paraît compliqué. S'orienter dans un roman qui comporte plusieurs énigmes ou de nombreux personnages est impossible.

    0Le principal obstacle à la lecture est le texte. Le texte n'est pas du sens. « C'est des lignes », dit le pâtissier. Beaucoup comprennent mieux avec des images. Il y a un décalage entre les capacités de lecture et l'abstraction, d'une part, et les textes offerts, d'autre part. Les jeunes travailleurs ont mal accepté cet écart dans les classes de français du lycée d'enseignement professionnel où ils refusaient la littérature. Le pâtissier dit : «Je veux savoir comment, admettons, comment une femme est morte, comment tel gars a été décapité, qu'on en vienne tout de suite à la chose, au sujet, à la page. » Un contrôleur de fabrication ajoute : « Y'a des gens qui ont des trucs à dire et qui mettent 200 pages à le dire. Faut être gonflé. »

    Au contraire, le magazine permet une lecture séquentielle, fragmentée, en accord avec le temps qu'on veut bien lui accorder.

    La lecture n'est pas une valeur en elle-même. Elle renvoie au système de valeurs d'un autre milieu culturel. Dans les familles des jeunes travailleurs, l'imprimé, l'écrit tiennent peu de place au sens matériel, comme dans le vécu des pratiques et des discours. La prépondérance est accordée à l'action, au savoir-faire, à l'utile. La lecture n'entre en jeu que pour contribuer à une action. Elle joue un rôle accessoire, elle n'est qu'un outil.

    Conclusion

    L'analyse des interviews des jeunes travailleurs confirme les résultats de l'enquête de l'ARCmc réalisée en 1979, auprès d'un échantillon national représentatif sur L'Expérience et l'image des bibliothèques municipales, étude dont on a fort peu parlé (3) dans le monde du livre.

    e Les reproches adressés aux bibliothèques par les jeunes travailleurs montrent que certaines améliorations pourraient être apportées au fonctionnement et à l'ordonnance des bibliothèques de prêt. Sans faire fuir la clientèle habituelle de classe moyenne, ces aménagements permettraient de retenir quelques-uns des jeunes travailleurs qui cessent de fréquenter une bibliothèque en entrant dans la vie professionnelle. Certes, on objectera que quantités d'ouvriers et de travailleurs d'exécution savent utiliser les espaces culturels, les modes de présentation et de pensée issus d'une autre culture que la leur. Ce sont souvent des militants sociaux, des transfuges de leur milieu culturel. Ils sont peu représentatifs.

    e Imaginer qu'avec la hausse des niveaux de vie, des niveaux culturels et scolaires la plupart des jeunes adultes fréquenteront les bibliothèques de prêt me paraît une illusion. Les ouvertures de librairies et bibliothèques permettent aux catégories qui lisaient déjà de lire davantage. Elles créent peu de nouveaux lecteurs. Les comportements culturels se modifient lentement. Les attitudes des jeunes travailleurs devant l'imprimé montrent que la lecture est une affaire de famille. Vécue ou ignorée en famille, la pratique de la lecture ne relève pas seulement d'une politique scolaire ou d'une politique d'équipements culturels, mais d'une politique générale.

    1. Cf. Les jeunes travailleurs et la lecture Nicole Robine avec la collaboration de Marie-Claude Cadillon, Roland Ducasse, Mireille Vagné-Lebas. - Paris : La Documentation française, 1984. - 266 p. retour au texte

    2. Les travaux du G.I.D.E.S., sous la direction de Jean-Claude Passe-ron expliquent ces problèmes, cf. Trois études sur la lecture - Paris : G.I.D.E.S., 1981. - 451 p. retour au texte

    3. Cf. Le Bulletin des bibliothèques de France, 25(6) - juin 1980 - p. 265-299. retour au texte