(1) Après la deuxième guerre mondiale, en 1946, pour la première fois le droit de tout citoyen à la formation et à la culture est inscrit dans la constitution. Le fait important pour le monde des salariés est l'institution des Comités d'Entreprises (C.E.) par une ordonnance de février 1945.
Les C.E. reprennent à leur compte la plus grande partie des bibliothèques d'entreprise, et les développent; d'autres bibliothèques sont créées de toutes pièces, parfois très importantes. Dès '1968, le monde ouvrier a accordé à la culture littéraire et artistique une place plus importante.
Dans les années 60 et 70, on assiste à une véritable percée quantitative mais aussi qualitative des bibliothèques de C.E. Cette lancée est stoppée à l'aube des années 80, Les conditions économiques, les restructurations, les compressions de personnel jouent sur le financement des C.E. (un certain pourcentage de la masse salariale) et souvent la priorité va à l'organisation des vacances, aux oeuvres sociales.
Comme nous le disait Marius BERTOU, responsable du secteur politique culturel de la C.G.T. : « Chaque fois qu'une entreprise ferme, c'est une bibliothèque qui ferme et qui sera dispersée... au gâchis économique et social s'ajoute un gâchis culturel. »
Les C.E. sont constitués de représentants syndicaux, élus sur des listes présentées par les organisations syndicales, pour une période de 2 ans. Ce mandat, très court, peut expliquer la difficulté de définir un programme culturel et de le mettre en oeuvre.
Ces élus disposent chaque année d'une enveloppe budgétaire dont le financement résulte du versement patronal calculé en fonction d'un pourcentage variable de la masse salariale (de 0,8 % dans le commerce à 5 % chez Dassault). À l'intérieur de cette enveloppe, les choix budgétaires sont discutés en session plénière sur propositions des membres du bureau du C.E. (l'exécutif en quelque sorte) et après consultation et discussion dans les différentes commissions s'occupant des activités du CE. : restaurant, activités sociales, culture et loisir, sport... Ces commissions sont constituées de représentants syndicaux au prorata de l'influence de chaque organisation syndicale.
Le budget culturel est de loin le moins important, les postes budgétaires tels que les activités sociales, restaurant et vacances sont les plus importants.
La bibliothèque-discothèque reste encore l'activité culturelle principale des C.E. même si d'autres types d'activités se développent : ateliers céramique, bricolage, labo-photo, animations diverses... Comment se situe la bibliothèque ? Il peut exister une commission culturelle ou un comité de gestion de la bibliothèque où siègent des représentants syndicaux, mais aussi parfois des membres du personnel. L'activité de cette commis sion et les pouvoirs qu'elle exerce diffèrent beaucoup d'une entreprise à l'autre. Elle travaille conformément aux orientations définies par le C.E. en étroite collaboration avec la ou les personnes qui ont la charge de la marche de la bibliothèque.
Il existe une grande diversité de bibliothèques de C.E. Cela s'explique par la taille de l'entreprise, les ressources du C.E. et la volonté politique des organisations syndicales gérant le CE.
La direction est tenue de mettre à la disposition du C.E. un local, mais aucun texte officiel ne prévoit qu'il lui soit accordé un emplacement réservé aux activités culturelles. C'est le rapport de force syndicats/Direction qui détermine l'emplacement et la taille du local attribué à la bibliothèque-discothèque (en moyenne, cette surface est rarement supérieure à 100 m2). Dans l'ensemble, l'effort financier des C.E. pour assurer la présence du livre et du disque sur le lieu du travail est important. En 1977, la somme moyenne par salarié était de 12,45 F, alors qu'en B.M. elle ne dépassait pas 2,55 F par habitant).
Les fonds de ces bibliothèques varient de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers d'ouvrages. Ils sont de plus en plus diversifiés (choix encyclopédique, rapport fiction-documentaires 45/55 comme ailleurs). Très souvent, il y a un fonds de livres d'enfant et de B.D. adulte. Une spécificité cependant : le rayon Sciences sociales y est plus développé et il enregistre un intérêt souvent supérieur à celui rencontré dans les B.M. On peut également noter la grande diversité des personnes gérant ces bibliothèques : bénévoles ou militants syndicaux dans les petites entreprises principalement, et personnel permanent employé par le C.E. ou détaché par l'entreprise pour les sociétés les plus importantes. Il y a une nette professionnalisation. Une originalité des C.E. est la formation « sur le tas des bibliothécaires d'entreprise », bien que ce personnel soit de plus en plus qualifié professionnellement, même s'il est employé sur des postes administratifs ou d'animateurs, le poste de bibliothécaire n'existant pas toujours. La reconnaissance de la nécessité d'une formation professionnelle fait son chemin dans les C.E., et les titulaires du C.A.F.B. sont en nette progression dans les entreprises de plus de 2 000 salariés.
Nos bibliothèques pratiquent depuis toujours toutes sortes d'animations: listes de nouveautés, bibliographies sélectives, rencontres-débats, expositions diverses et d'art plastiques, concerts, cinéma... Certaines d'entre elles disposent même d'un budget spécifique pour organiser ces activités. La bibliothèque, bien qu'étroitement liée à la vie de l'entreprise, est un lieu « marginal » de rencontre, de détente, en dehors du temps contraint. On y vient non seulement pour emprunter des livres et des disques, mais aussi pour discuter, tricoter, jouer aux échecs.... voir un film ou une exposition, écouter un concert... Les salariés s'y sentent à l'aise, c'est leur « chose », leur affaire. C'est surtout le seul lieu culturel de l'entreprise, univers de temps contraint, de rapports hiérarchisés, de rentabilité. Ceci est la grande originalité de nos bibliothèques.
Les bibliothécaires, ayant une connaissance très précise de la composition socio-culturelle de l'entreprise, sont bien placés pour évaluer les goûts et les pratiques de lecture des usagers. Ce facteur positif leur permet d'évaluer les choix, de mieux cerner les besoins et d'y répondre surtout très rapidement. On obtient ainsi un fonds qui est en rapport avec l'attente des utilisateurs actuels et futurs.
Bénéficiant d'une situation privilégiée dans le monde du travail, ces bibliothèques assurent une part importante de la sensibilisation des travailleurs à la lecture. Les résultats sont là pour le confirmer. Il n'est pas rare de constater que plus de 20% des salariés d'une entreprise (parfois 30% et même 40%) sont des utilisateurs actifs de la bibliothèque. En 1979, le chiffre avancé pour Ies.fi. M. atteignait à peine les 10% en moyenne.
Lors de la journée d'études du 8 février en présence du Directeur du Livre, nous avons pu dire que les bibliothèques de C.E. étaient spécifiques et irremplaçables. Si monsieur Gattégno acceptait le terme « spécifique », il estimait que les bibliothèques de C.E. n'étaient pas irremplaçables. Réaffirmons ici que nous sommes irremplaçables parce que spécifiques. Nous avons vu précédemment que les bibliothèques de C.E., nées du mouvement syndical, sont une originalité de notre pays. Elles font partie aujourd'hui du paysage culturel de la France. En 1979, le mensuel le Peuple estimait à 3 000 environ le nombre de nos bibliothèques.
Nous avons vu également que de bibliothèques syndicales à l'origine, elles sont devenues des bibliothèques de lecture publique en ce qui concerne le fonds, les collections, les catalogues.
En ce qui concerne le personnel de nos bibliothèques, du bénévolat au militantisme, l'évolution vers le professionnalisme est aujourd'hui un fait. Selon nos statistiques, il y a de plus en plus de titulaires du C.A.F.B. dans les C.E. Soulignons aussi que de nombreux bibliothécaires de C.E. ont suivi et suivent des formations de moyenne et longue durée. Citons les stages organisés par Travail et Culture, Formation et Démocratie, et bien entendu par notre association. Par ailleurs, certains d'entre nous possèdent des diplômes d'animation.
La spécificité n'est donc à rechercher ni à l'intérieur de nos bibiothèques, ni parmi le personnel. Notre spécificité vient simplement, si l'on peut dire, de notre présence sur le site même de l'entreprise, et de notre action à l'intérieur de l'entreprise.
L'entreprise ou le bureau est un lieu essentiel dans la vie des femmes et des hommes, que cela soit par le temps passé ou les rapports sociaux qui s'établissent grâce, par ou à cause du travail. L'entreprise, le bureau, lieux de production ou de services, certains diront d'exploitation, influent sur chaque individu dans son comportement, dans ses idées, dans ses sentiments. En 1984, l'épanouissement des individus dans le travail est à notre sens une question essentielle qui est posée à tous, un enjeu pour un développement national de la culture en général et de la lecture, activité culturelle de base, en particulier. Nous contribuons à faire de l'entreprise un lieu de citoyenneté où le travailleur est considéré comme un tout, où il peut exercer pleinement son rôle social, culturel.
La présence du livre et des activités culturelles sur le lieu même de l'entreprise, favorise leur appropriation par les travailleurs, les employés. Nos bibliothèques, de par leur nature, sont intimement intégrées à la vie de l'entreprise, à ses luttes, à ses réussites, à ses échecs. Notre fonctionnement, que cela soit par les horaires, par notre présence, dans les restaurants, les cafétérias, voire à l'intérieur des ateliers (pensons au prêt de livres sur les chaînes de Renault, pensons également au système de prêt par courrier intérieur à la B.N.P....) paraît « naturel ». La bibliothèque n'est plus considérée comme un lieu sacré. Elle s'intègre dans le quotidien. Le frein devant l'institution n'est plus aussi fort et peut être enlevé", La meilleure preuve en est nos chiffres de fréquentation. Nous pouvons affirmer que dans nombre d'entreprises, le pourcentage de fréquentation approche, voire dépasse, 20%. Nous pouvons aussi affirmer que nous touchons d'une manière importante un public ne fréquentant pas, malheureusement, les B.M. Ces chiffres, ces résultats doivent être pris en compte, doivent faire réfléchir.
Seule une présence patiente et permanente à l'intérieur de l'entreprise, une connaissance de « la mémoire de l'entreprise », une liaison permanente (non absente des contradictions) avec les organisations syndicales, une écoute des individus facilitée par le temps passé à l'entreprise, a pu et peut permettre de tels résultats.
Ne nous leurrons cependant pas, la ségrégation culturelle, la non-lecture, l'illétrisme n'ont pas disparu et ne disparaîtront pas du fait de notre seule existence.
N'opposons pas « temps de travail » et « temps libre ». N'opposons pas bibliothèques municipales et bibliothèques de C.E. La B.M., la B.C.P. sous peine d'être considérées comme des objets extérieurs et de le rester (n'oublions pas les contraintes objectives d'accès à l'entreprise et les difficultés de ces institutions elles-mêmes) ne peuvent se substituer à nous.
Dans la bataille pour le développement de la lecture en France, nous jouons bien un rôle original, spécifique, irremplaçable.
Aujourd'hui, les bibliothèques de C.E. sont reconnues comme élément important de la Lecture publique par les pouvoirs publics, et elles réclament toute leur place dans ce réseau. Touchant un public ignoré des B.M., elles en sont complémentaires. Depuis 1976, notre groupe a réalisé un travail statistique. Le dialogue, les échanges avec nos collègues de lecture publique se sont élargis, et l'on peut dire qu'il existe un large consensus sur la conception et l'organisation des bibliothèques de loisirs et de culture même si les contextes dans lesquels nous travaillons sont différents et entraînent une approche et des méthodes de travail différentes. Sans perdre notre spécificité qui est la diffusion du livre dans le monde du travail, nous pouvons donc nous insérer dans le réseau de L.P. Chaque bibliothèque a sa finalité, à elle seule elle peut rendre tous les services à ses lecteurs, c'est pourquoi la notion de réseau, de collaboration nous semble très importante au-jourd'hui.
Quand nous parlons de collaboration, c'est une collaboration entre partenaires égaux. Cela semble aller de soi quand il s'agit d'une grande bibliothèque de C.E. avec laquelle on réalise une exposition ou une manifestation locale, mais des problèmes se posent quand une bibliothèque publique apporte son aide à un C.E. qui n'a pas les moyens d'avoir une bibliothèque : l'aide technique c'est bien, mais il faut surtout avoir la connaissance du terrain et là ce sont les militants de l'entreprise qui sont qualifiés. Nous pensons d'ailleurs que dans ce domaine il est beaucoup plus intéressant de privilégier des actions inter-C.E. L'expérience du bibliobus de T.E.C. à Grenoble en collaboration avec la bibliothèque publique nous semble à cet égard exemplaire. D'autres expériences de ce type se développent.
Que signifie notre intégration au réseau de L.P. ?