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    La vie musicale pendant la Révolution

    Par Dominique ASSAF, Bibliothécaire au Département de la musique

    Si l'on excepte les quelques hymnes et chansons patrio- tiques encore au répertoire à notre époque, la musique de la période révolutionnaire n'a pas lais- sé, loin s'en faut, de souvenir impé- rissable. On ne saurait cependant sous-estimer son importance, à la fois comme phénomène sociologi- que unique et par l'influence qu'elle a exercée sur la vie musicale fran- çaise au début du XIXème siècle. Elle a en effet occupé une place es- sentielle dans les cérémonies offi- cielles, à tel point qu'on a pu appeler la Révolution française "un drame lyrique, poème de Marie-Joseph Chénier, musique de Gossec, décors de David".

    Les qualités intrinsèques de la musi- que, son pouvoir de suggestion et d'exaltation unique sont apparus immédiatement aux responsables politiques de l'époque, qui ont vu là un moyen de propagande privilégié. La faculté que possède cet art à émouvoir et faire vibrer au même moment une vaste assemblée d'indi- vidus ne pouvait être négligée par des autorités soucieuses de convain- cre et de rassembler toute une popu- lation autour d'une idéologie nou- velle. Cette préoccupation explique d'une part le nombre très élevé d ' oeu- vres produites à cette époque et d'au- tre part leurs caractéristiques de style, tout à fait originales et ne permettant pas leur classification et leur analyse selon les schémas traditionnels.

    Une part importante de ce corpus est constituée de simples chansons (plus de 2000) traitant de tous les sujets de la vie politique, y compris la propa- gande contre-révolutionnaire. Sou- vent improvisées et diffusées très rapidement, elles font rarement l'ob- jet de composition originales mais utilisent de préférence des "timbres" bien connus du public-chansons populaires ou airs d'opéras à la mode. La majeure partie de ces pièces, trop liées à l'actualité, n'ont pas survécu aux circonstances qui les ont vues naître et seules le Ca ira (sur le thème d'une contredanse de Bécourt intitu- lée Le Carillon national) et La Car- magnole (dont l'air n'a pu être iden- tifié) sont encore connues de nos jours.

    Le répertoire des fêtes et cérémonies révolutionnaires comprend essentiel- lement des hymnes patriotiques et des pièces instrumentales (marches militaires en particulier). Ces oeu- vres, destinées à être jouées en plein- air, utilisent avec prédilection les instruments à vent et les percussions qui se prêtent mieux que les cordes à ce type d'exécution. Les hymnes, toujours porteurs d'un message idéo- logique devant être entendus de loin et écrits à l'intention d'une grande masse d'exécutants, sont en général bâtis sur le même modèle, avec des phrases courtes et syllabiques et des mélodies simples, sans ornements et faciles à mémoriser. La Marseillaise de Rouget de Lisle et Le Chant du départ de Méhul peuvent être consi- dérés comme les prototypes d'un genre qui compte certainement plu- sieurs centaines d'oeuvres bien que beaucoup aient été perdues. Les meilleurs compositeurs de l'époque ont contribué à enrichir ce répertoire (citons entre autres Gossec, Méhul, Chérubini, Le Sueur...), et ont, à ce titre, ouvert de nouvelles perspecti- ves à l'art musical. En effet, le ma- niement de grandes masses vocales et instrumentales, l'enrichissement sans précédent de la palette orches- trale, tels qu'on peut les observer par exemple chez Berlioz, sont directe- ment hérités de la fête révolution- naire.

    Ces oeuvres ne furent pas, loin s'en faut, l'unique répertoire exécuté pendant la Révolution. La vogue de l'opéra, qui s'était propagée dans notre pays au cours du XVIIIe siècle, ne décroît pas malgré ses racines aristocratiques. Les différentes scè- nes parisiennes ne peuvent pas, bien sûr, rester en dehors du mouvement qui affecte la vie musicale en géné- ral. Les acteurs se voient dans l'obli- gation d'entonner des hymnes répu- blicains au cours des représentations et les principaux théâtres montent de grandes fresques patriotiques, dont les sujets sont soit directement inspi- rés des événements contemporains, soit puisés dans l'Antiquité grecque ou romaine. L'exemple le plus carac- téristique de ce type de «scène lyri- que révolutionnaire", qui mêle en général, récitatifs, airs, choeurs et musique d'orchestre, est "l'Offrande à la liberté" exécutée à l'Opéra de Paris le 2 octobre 1792, sorte de mise en scène de "La Marseillaise" arran- gée par Gossec sur une chorégraphie de Gardel. Mais ces oeuvres consti- tuent cependant des exceptions dans un répertoire qui maintient à l'affi- che les grands succès de l'Ancien Régime, que ce soit dans le domaine de la tragédie lyrique ou dans celui de l'opéra-comique. Alors que l'Opéra de Paris innove peu et se contente de reprendre les productions du passé (Gluck, Sacchini, Salieri...), fermant ses portes à la nouvelle génération de compositeurs, les salles d'opéra- comique en revanche (salles Favart et Feydeau) font preuve d'une activi- té débordante.

    Condamnés à ne monter que des oeuvres mêlant textes chantés et parlés (le Grand Opéra conservant le privilège du spectacle intégralement chanté), ces deux théâtres, tout en maintenant le répertoire courant (Grétry, Dalayrac, Philidor...), ac- cueillent les oeuvres des jeunes musiciens et permettent ainsi à des artistes comme Boieldieu, Méhul, Chérubini et Le Sueur de s'illustrer dans le domaine lyrique.

    Le bouleversement majeur opéré par la Révolution dans la vie musicale française se situe sans conteste dans le domaine de l'éducation, avec la création du Conservatoire. L'ensei- gnement de la musique, sous l'An- cien Régime, était exclusivement dispensé par les maîtrises religieu- ses, chargées de former des maîtres de chapelle. Le programme de ces études, trop rudimentaire et spéciali- sé, et l'exclusion des filles de ces institutions ne permettaient plus de répondre aux besoins croissants sus- cités par le développement de la musique instrumentale et surtout de l'opéra au cours du XVIIIe siècle. Pour remédier à cette situation, avait été créée, en 1784, une Ecole royale de chant et de déclamation sous la direction de Gossec, destinée à for- mer des chanteurs pour le service du roi. La musique instrumentale était, là encore, le parent pauvre de l'édu- cation musicale.

    La fermeture définitive des maîtrises sur tout le territoire à partir de 1792 impose une réforme complète de l'enseignement de la musique dans notre pays. Bernard Sarrette, qui avait été chargé d'organiser, en 1789, un corps de musique pour la garde na- tionale (orchestre militaire tradition- nel), obtient en 1792 l'autorisation de transformer son ensemble en Ecole de musique militaire, sous la respon- sabilité musicale de Gossec. Cette école est promue l'année suivante Institut national de musique et s'en- richit de nouvelles classes, en parti- culier pour les instruments à cordes. L'établissement est ainsi à même de former tous les artistes nécessaires à la célébration des grandes fêtes na- tionales, qu'il avait activement con- tribué à animer depuis ses débuts. A la suite d'une vigoureuse campagne de presse et grâce à l'intervention personnelle de Marie-Joseph Ché- nier est créé le 3 août 1795 le Conser- vatoire, fusion de l'Institut de Sar- rette avec l'ancienne Ecole royale de chant de Gossec. L'enseignement, placé sous la responsabilité des plus grandes personnalités musicales de l'époque (Gossec, Méhul, Grétry, Cherubini et Le Sueur), englobe alors toutes les disciplines et est dispensé à environ 600 élèves des deux sexes, recrutés dans la France entière.

    Outre ces cours, est prévue l'installa- tion dans les locaux du Conserva- toire d'une collection d'instruments de musique et d'une bibliothèque musicale, destinée à mettre à la dis- position des élèves «les ouvrages des maîtres de tous les temps et de toutes les nations». Le fonds de cette biblio- thèque est constitué des collections musicales des Tuileries et de Ver- sailles et de celles provenant de bi- bliothèques d'émigrés, que viennent progressivement compléter un grand nombre de partitions anciennes, manuscrites et imprimées, ramenées de l'étranger lors des campagnes militaires et dont une partie sera res- tituée par la suite. L'essentiel de ces collections est maintenant au Dépar- tement de la Musique de la Biblio- thèque nationale.

    Certains professeurs du Conserva- toire, chargés par ailleurs d'animer les fêtes nationales dont ils doivent composer la musique, décident en 1794 de s'associer pour fonder le Magasin de musique à l'usage des fêtes nationales et du Conservatoire. Cette maison d'édition, subvention- née par le gouvernement, est avant tout destinée à favoriser la diffusion à travers la France et au sein de l'ar- mée de la musique révolutionnaire, très peu couverte par les autres édi- teurs. Après un certain succès à ses débuts, l'entreprise doit au bout de quelques années abandonner un ré- pertoire de moins en moins prisé. Le catalogue s'enrichit alors d'autres types de musique (musique de cham- bre, romances) et surtout d'un vaste corpus d'ouvrages pédagogiques (traités et méthodes), écrits par les professeurs du Conservatoire à l'in- tention de leurs élèves et destinés à uniformiser l'apprentissage de la musique sur tout le territoire. On mesure mieux à présent l'importance de la dernière décennie du XVIIIe siècle dans l'histoire de la musique française. La période révolutionnaire, bien qu'elle ait vu naître peu d'oeu- vres musicales immortelles, a permis à toute une génération de jeunes auteurs de se faire un nom et a confir- mé certains talents de l'Ancien Ré- gime (Gossec en particulier). Les exigences de cette musique en ma- tière d'effectifs vocal et instrumen- tal, le développement de la musique de plein-air, auront des répercussions très nettes sur les musiciens du XIXe siècle, en France bien entendu mais également à l'étranger (certaines oeuvres de Beethoven, par exemple, trahissent leur dette envers cette es- -thétique). Elle a enfin permis de doter le pays d'une structure d'enseignement musical qui lui faisait cruellement défaut et qui n'a pas été, jusqu'à nos jours, remise en cause.