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    L'Abbé Grégoire et les bibliothèques

    La liberté est fille de la raison cultivée

    Par Françoise Bermann, Conservateur au Département des Périodiques

    La B ibliothèque de France vient à point pour célé- brer l'oeuvre bibliothè- conomique de la Convention natio- nale. Il n'est pas question ici, de refaire le travail fondamental de Pierre Riberette (1) sur les bibliothè- ques entre 1789 et 1795, mais plutôt, au fil des rapports de l'abbé Gré- goire (2) sur la bibliographie, le van- dalisme, les patois, de tenter de déga- ger les idées-force de la politique culturelle suivie en matière de lec- ture et de bibliothèques.

    On a pu voir des esprits historiens déplorer la sélectivité de la célébra- tion du Bicentenaire de la Révolu- tion française. Trop d'aspects impor- tants de cet héritage seraient restés dans l'ombre, voire les points d'om- bre auraient été volontairement esca- motés. Et pourquoi non ? Seuls les événe- ments positifs méritent d'être fêtés. On ne peut nier que les bibliothèques publiques se soient constituées sur des confiscations, mais, dès l'an III, on s'efforce avec soin de distinguer Révolution et Terreur.

    Ainsi, l'abbé Grégoire cite cette let- tre reçue de Nîmes : "Le vandalisme que l'infâme Robespierre avait souf- flé dans toute la République a exercé ici ses ravages et ses fureurs en dé- truisant plusieurs monuments anti- ques et en incendiant ou faisant dé- truire par la terreur la presque totalité des tableaux des églises et même ceux des particuliers qui craignaient que l'ignorance et la barbarie n'en prisse prétexte pour les conduire à l'échafaud... Ainsi, avons-nous vu, dans ces temps malheureux où la crainte glaçait notre langue, où la ter- reur avait dissous toute union entre les parents et les amis, nos conci- toyens infortunés maudire les lumiè- res qu'ils avaient acquises et envier le sort d'un illettré."

    Voici nettement affirmé l'antago- nisme de la Terreur et des Lumières. Grégoire peut alors proclamer que "ces bibliothèques de parade qui étaient réservées l'usage de quel- ques individus, devenues désormais la propriété commune seront acces- sibles au génie malheureux." La pre- mière entreprise qui s'impose à l'es- prit, c'est d'effectuer l'inventaire de cette richesse collective. Seulement cataloguer et indexer sont des procé- dures trop lentes, vu l'urgence de la situation. "Jugez-en par la partie imprimée du catalogue de la Biblioth- que nationale qui, malgré tous les soins qu'on s'est donné pour le met- tre à l'abri de toute critique, en a éprouvé de très fondées...«La masse en est énorme : en ce qui concerne seulement l'histoire de France, 5 vo- lumes in-folio comprennent 48 223 articles, il faut en compter 6000 de suppléments et probablement plu- sieurs milliers encore non réperto- riés. Tout cela coûte cher, trop cher. On le dit en termes mesurés : "les inconvénients que présente cette entreprise, au moins pour le moment, contrebalancent puissamment les avantages qu'on peut s'en promettre : si cependant on la croit utile, on sera toujours à portée de l'exécuter, car les matériaux nous resteront".

    Bref : "Nous avons senti que le plan suivi préalablement était vicieux; que si le travail se prolongeait pendant des années, il pourrait encore éprou- ver de nouvelles entraves : puisque la Convention a rendu un décret très sage sur l'établissement des biblio- thèques : il faut les organiser; elles le seront.

    Le monde va vite (déjà), la descrip- tion bibliographique est lente (par définition), le pouvoir politique a décidé des objectifs (ils doivent être rejoints). Il faut répertorier les ri- chesses nationales : "Les objets scien- tifiques appartenant à la Nation pro- viennent des dépôts qu'elle possé- dait avant la Révolution; des ci-de- vant châteaux du tyran; de la sup- pression des corporations ecclésias- tiques, judiciaires, académiques, des émigrés et des suppliciés". Et là, il faut bien avouer que les sup- ports en sont variés : "ces objets con- sistent en livres, manuscrits, cartes, plans, statues, tableaux, gravures, machines, antiques, médailles, pier- res gravées en creux et en relief, her- biers, cabinets de physique, d'his- toire naturelle, de chimie, etc., etc., etc."

    Un effort sérieux est fait pour penser à part les livres qu'on séparera même nettement des manuscrits et des ar- chives destinés à recevoir un traite- ment spécial.

    Où sont les collections ? Elles sont stockées dans des lieux, des dépôts littéraires. Elles sont sous cachets de cire qui, faute de moyens, portent parfois l'empreinte d'une pièce de monnaie ou d'un bouton. Par voie de conséquence, il suffit de posséder un sou ou un bouton pour lever et refaire les scellés chaque fois qu'on veut se servir.

    Ce sont donc des collections livrées à "la rapacité des commissaires infidè- les", vendues parfois au poids par les administrateurs qui en ont la garde et (ce qui est beaucoup plus excusable): "aux larcins de leurs anciens proprié- taires".

    La Terreur balaye, d'un bout de la France à l'autre, intellectuels et li- vres: "Tandis qu' à Dijon l'on chas- sait les instituteurs et les médecins pour leur substituer des ignorants, à Strasbourg, on emprisonnait les pro- fesseurs, et la municipalité mettait les scellés sur la bibliothèque publi- que, une des plus belles de France et des plus fréquentées. "Sous cette bibliothèque, on a em- magasiné de la paille : une étincelle pouvait y causer le même malheur qu' à Saint Germain des Prés. " "A côté de la bibliothèque, on a logé des porcs; il en est résulté une infec- tion telle qu'elle a altéré les couver- tures des livres. Malgré les réclama- tions réitérées, les porcs y étaient encore dernièrement au nombre de cinquante-deux." Par leur nombre symbolique, les porcs, un par semaine de l'année résistaient avec une malpropreté nauséabonde à l'instauration du ca- lendrier décadaire et à la conserva- tion du patrimoine imprimé, la plus grande indifférence du citoyen Alexandre, directeur des vivres. La plaisanterie est facile, mais le pro- blème est bien là : vivres et livres riment-ils ensemble ?

    "La République n'a plus besoin de chimistes" déclare-t-on avant d'en- voyer Lavoisier l'échafaud. Là où tout le pouvoir est au terroriste local, l'ignorance se fait vertu. Exécutés ou suspectés pour crime d'intelligence, les hommes les premiers en font les frais : leur origine sociale prime sur leur utilité. Mais quand il s'agit de patrimoine, c'est l'utilité chiffonnière qui prime sur la valeur intrinsèque. Ainsi on a voulu :" envoyer à la fonte les statues de bronze qui sont au dépôt des Petits Augustins, les cer- cles du méridien faits par Butterfield pour les globes de Coronelli et les médailles qui sont au Cabinet de la Bibliothèque Nationale, on a calculé que, réunies, elles pouvaient former la moitié d'un petit canon". Les monuments romains sont mis à bas pour cause de salpêtre. Livres et manuscrits embauchés à la fabrica- tion de cartouches, matelas et autres usages domestiques.

    Car en plus de l'ignorance, la crise culturelle traversée permettait de pro- clamer que "la théologie, c'est du fanatisme; la jurisprudence, des chi- canes; l'histoire, des mensonges; la philosophie, des rêves; les sciences, on n'en n'a pas besoin."

    On ne se débarrasse pas de tels argu- ments en soulignant simplement leur caractère réactionnaire : "ainsi pen- sait un visir de nos tyrans, qui voulait borner les productions de l'imprime- rie à l'almanach et la bibliothèque bleue". Il nous faut bien encore par- fois aujourd'hui justifier de la néces- sité de la conservation d'un exem- plaire de chaque production, ne fût- ce que pour servir à l'histoire de notre civilisation. Nous reprenons souvent sans le savoir les arguments de l'abbé Grégoire :

    • Les vieux livres (même les incuna- bles), ont une cote en hausse : les détruire, c'est perdre de l'argent.
    • "Les rêveries qui sont le scandale de la raison" une fois connues empê- chent qu'on y retombe par naïveté.
    • "Otez de l'histoire, les erreurs de l'espèce humaine, il vous restera un petit volume, mais l'histoire même de ces erreurs et les monuments qui les retracent ne sont pas inutiles; c'est par des chutes que la raison se pré- munit contre de nouvelles chutes et qu'elle affermit sa marche".
    • Tout ce fatras est nécessaire pour écrire l'histoire de la République et dénoncer la Tyrannie.Car la culture est utile.

    L'art vient au secours de l'industrie : la porcelaine de Wadgewood doit tout aux reliefs étrusques. L'édition est un secteur économique : "Réim- primons tous les bons auteurs grecs et latins, avec les variantes et la tra- duction française à côté : c'est un nouveau moyen d'enrichir la Répu- blique et de répandre la langue natio- nale."

    Quant aux manuscrits, qu'ils soient entassés dans la poussière des biblio- thèques ou nouvellement écrits chez leurs auteurs, il faut empêcher 1 ' étran- ger d'en tirer tout le fruit : "Ils met- tent à tel prix les ouvrages enfantés par le génie français, que des agents envoyés par les libraires de l'Alle- magne étaient dernièrement à Paris pour acheter de nos écrivains des manuscrits qu'ils imprimaient et nous revendaient chèrement."

    A 1 ' inverse, pour combattre cette fuite des cerveaux, il paraît urgent de procéder à "l'organisation d'un bu- reau de traduction qui fera passer dans notre langue des écrits inconnus et propres à mûrir l'esprit humain, vivifier notre commerce." L'huma- niste trouvera sa voie en bibliothè- que : il se spécialisera. "Que de gens qui étaient tourmentés par l'inquié- tude indécise du génie ont connu leur vocation à la lecture d'un bon livre, l'aspect d'un ouvrage bien exécuté. C'est devant un tableau de Raphaël que Le Corrège se connut peintre; c'est devant une pendule que Vau- canson sentit la direction de son génie, c'est en lisant les Méditations de Descartes que Malebranche connut sa vocation". Et même si le cher- cheur a défini son domaine, il aura intérêt, avant de se mettre au travail, à faire un état de la question : "que d'hommes, faute de livres, ont con- sumé un temps précieux pour trouver la solution de problèmes qui étaient résolus, pour inventer des machines qui étaient décrites".

    A côté de l'homme de génie, le jeune homme aura grand profit à fréquen- ter les bibliothèques "oubliant les fri- volités de son âge... il pourra conver- ser avec les grands génies de tous les pays et de tous les âges ! Près d'eux l'art trouve ses modèles; le goût, des leçons; la vertu, des exemples; car périssent les talents qui n'ont pas la vertu pour appui ! Sans elle, ils ne peuvent être que les instruments du crime. La patrie repousse ces hom- mes qui étudient uniquement pour briller et satisfaire leur orgueil; elle n'avoue pour ses enfants que ceux qui s'occupent sans cesse à devenir meilleurs pour la mieux servir". Il n'y a aucun doute : on fait ses humanités pour devenir un huma- niste.

    C'est la pente de l'époque : «la jeu- nesse est tourmentée par le besoin d'apprendre : la Bibliothèque natio- nale nous sert de thermomètre à cet égard. Quoiqu'une grande partie de ceux qui seraient dans le cas d'y aller soient présentement dans les armées, elle est plus fréquente qu'autrefois et l'on n'y demande plus guère que des livres utiles." Et le peuple ? les pay- sans ? Il y a quelques problèmes, dont le premier est la méconnais- sance de la langue française. Il faudra enrichir le vocabulaire à l'aide "d'une foule d'opuscules patriotiques, qui contiendront des notions simples et lumineuses qui puissent saisir l'homme à conception lente et dont les idées sont obtuses." Pour le petit peuple des villes, des réseaux infor- mels de lecture mutuelle sont déjà en place. On n'y fréquente ni les gros livres, ni les opuscules de colpor- tage, mais les journaux : " et l'on voit avec intérêt les marchandes à la halle, les ouvriers dans les ateliers se coti- ser pour les acheter et de concert, faire la tâche de celui qui lit". C'est résoudre à la fois trois problèmes : l'illettrisme, le manque de moyens financiers et l'absence de loisirs. L'on doit pouvoir compter sur une nou- velle sorte d'instituteurs républicains: "les journalistes (qui devraient don- ner plus à la partie morale) exercent une sorte de magistrature d'opinion, propre à seconder nos vues, en les reproduisant sous les yeux des lec- teurs, leur zèle à cet égard, nous don- nera de nouveau, mesure de leur patriotisme".

    Voici donc, sommairement brossé par Grégoire, le tableau de la France lisante autour de l'an III. Trois ni- veaux sont à considérer : la lecture populaire à fournir en textes adaptés mais aussi contrôlés; l'édition à dy- namiser pour éviter la concurrence de l'étranger; enfin le patrimoine hérité ou confisqué à recenser afin de pouvoir le répartir sur l'ensemble du territoire . Nous avons vu plus haut l'incurie qui présidait à la préserva- tion des collections . Mais quel était réellement l'état de ces collections ? On décrète qu'un catalogue collectif est nécessaire à leur connaissance . Mais, d'ores et déjà, on savait, avant inventaire, avoir à compter avec des collections réunies par des particu- liers selon leur fantaisie et leur inté- rêt personnel : ici 8000 bibles, là 365 éditions différentes d'Horace . Mais aussi des foules de tomes dépareillés qui pourraient reconstituer des exem- plaires complets .

    La "bibliographie" (le catalogage) permettra les rapprochements né- cessaires : compléments de certains fonds lacunaires, répartition plus ra- tionnelle des ouvrages intéressants, conservation scrupuleuse des édi- tions rares et précieuses, vente des exemplaires excédentaires . A la fin du tri, il demeurera naturellement tout le reste ... "Quant à ceux qui au- ront été mis à l'index de la raison, ils pourront encore devenir des objets d'échange avec les nations étrangè- res, et nous procurer ceux des ouvra- ges qui nous manquent et qui ne sont pas indignes d'entrer dans les biblio- thèques d'un peuple libre."

    Voici un projet, qui, pour ne pas manquer de patriotisme, peut peser lourd sur l'avenir des échanges inter- nationaux puisqu'il s'agit en termes clairs, de céder à l'étranger l'intégra- lité de notre rebut et d'acquérir par ce biais, ce qui se fait de moins mauvais. Ce sont de curieuses pratiques qui supposent un partenaire pour le moins naïf. Il est de même bien difficile de faire comprendre aux provinces qu'elles doivent se dépouiller «de cet esprit de localité qui est le poison du patriotisme», c'est-dire qu'elles doi- vent se dessaisir de leurs trésors car "le tout est la grande propriété indi- vise de la grande famille, qui, par l'organe de ses représentants, saura faire une répartition dictée par l'amour de la patrie et avouée par elle". Comment s'étonner alors que certains pieds traînent ?

    Bien sûr, tout repose sur les hommes chargés du travail : ils ne doivent en aucun cas être "d'ineptes copistes". Il faut, au contraire, "des hommes versés dans la paléographie et la bi- bliographie : celle-ci est la science du libraire, elle connaît les titres des livres et leur valeur dans le com- merce; celle-là connaît l'histoire de l'art, les variations de l'écriture, des idiomes et des usages". Formation professionnelle donc, et au plus haut niveau, doit désigner les commis- saires mais d'abord et surtout, une immense probité. Le bibliographe isolé avec les livres de la Nation est seul, au moment de sa découverte, à en connaître le prix : il n'a d'autre contrôle que sa conscience . Avant d'être un honnête homme, le biblio- thécaire doit être un homme honnête . Voilà : puisqu'il s'agit de célébrer, restons-en aux principes . Leur ap- plication, naturellement, fut loin d'être aussi rigoureuse et rapide que le souhaitaient les auteurs des rap- ports . La masse des livres, le choix de certains commissaires sur des critères qui n'avaient rien à voir avec leur compétence, le jeu enfin des instructions contradictoires promul- guées au fil des changements politi- ques vinrent entraver l'oeuvre de répartition des richesses littéraires nationales. A certains égards, elle demeure encore à faire . Dans les déclarations d'intention des promo- teurs de la Bibliothèque de France, on retrouve le désir de justice cultu- relle. De nouveaux moyens permet- tront d'accueillir un public élargi et surtout, la télématique permettra de diffuser le contenu des ouvrages . Même si nous n'entendons plus guère proclamer que les tyrans en tremble- ront et que la vertu y fera des progrès considérables, on retrouve les mê- mes présupposés à la fois économis- tes et civilisateurs.

    C'est dans ce sens qu'on peut consi- dérer la Bibliothèque de France comme une authentique commémo- ration du Bicentenaire de la Révolu- tion française .

    1. RIBERETTE (Pierre), -les Bibliothèques fran- çaises pendant la Révolution: 1789-1795 .-Paris: Bibliothque nationale, 1970.- (Mémoires de la So- ciété d'histoire moderne et contemporaine; 2) retour au texte

    2. GREGOIRE (Henri).-Rapports de Henri Gré- goire... sur la bibliographie, la destruction des patois et les excès du vandalisme fait la convention du 22 germinal an II au 24 frimaire an II (rééd. sous les auspices de Emile Egger par un bibliophile normand.- Caen:Massif; Paris;Delaroque,1867.) retour au texte