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La presse révolutionnaire à la Bibliothèque nationale

1989
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    La presse révolutionnaire à la Bibliothèque nationale

    Par Valérie Tesnière, conservateur au Département des périodiques.

    L'histoire de ces collections est un paradoxe qui ne devrait guère sur- prendre les bibliothécaires. Journaux et libelles politiques se multiplient peu avant la Révolution. La procla- mation de la liberté de la presse dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen le 26 août 1789 entérine seulement un état de fait. On estime qu'environ 1500 titres nouveaux parurent à ce moment, la majorité relevant de la presse d'opinion.

    Or, la Bibliothèque du Roi, devenue Bibliothèque nationale, en a d'abord recueilli fort peu. Les troubles politi- ques, la suppression du dépôt légal entre juillet 1790 et juillet 1793, enfin le caractère éphémère d'une bonne partie de ces périodiques n'a pas prédisposé à une collecte exhaustive. Les gardes de la Bibliothèque s'en préoccupèrent mais, débordés par l'afflux des saisies parmi les biens des ecclésiatiques puis dans ceux des émigrés, ils ne purent y consacrer du temps. Seul, Lefèvre d'Ormes- son, Bibliothécaire du Roi de janvier 1790 à août 1792, s'intéressa de près à cette question. Ses achats sont l'em- bryon de collections constituées par ailleurs dans le plus grand désordre. Ce n'est qu'au milieu du XIXème siècle, alors que la presse révolution- naire était devenue un objet de con- voitise pour les bibliophiles, que les fonds ont été bien complétés par l' ac- quisition de collections privées et que leur étude scientifique a pu être vraiment entreprise.

    Heurs et malheurs de la presse d'opinion à la Bibliothèque du Roi devenue nationale.

    Chiffrer ce qui est entré de façon sûre pendant la Révolution est délicat. On dispose de deux sources principales : d'une part, les registres du dépôt légal à compter du rétablissement de la législation en juillet 1793 : ils consi- gnent jusqu'en 1802 une soixantaine de titres dont une quinzaine d'alma- nachs (1) ; d'autre part, l'état des dépenses engagées personnellement par Lefèvre d'Ormesson, soit 67 ti- tres ou 6 335 numéros ou unités pour une somme de 1 099 livres (2) . A peine 150 titres seraient donc offi- ciellement parvenus dans l'établis- sement. Il est évident que ces chiffres ne correspondent pas à la réalité his- torique et que le total a été bien supé- rieur. Divers indices corroborent cette hypothèse. Les registres du dépôt légal ne sont pas exhaustifs. En effet, les statistiques qu'a établies d'après ces sources R. Estivals sont en sé- rieux décalage avec celles qu'on peut faire à partir des nouveautés signa- lées dans le Journal bibliographique et typographique, par exemple (3) . Il est légitime d'en conclure que dans ces registres ne figure qu'une maigre partie de la production imprimée. D'ailleurs, l'esprit qui a présidé à la réhabilitation du Dépôt légal, c'est- à-dire avant tout le renforcement de la lutte contre la contrefaçon, fait que cette législation est appliquée surtout par ceux qui en ont vraiment besoin, les plagiés eux-mêmes ou leurs édi- teurs. Les Révolutions de Paris et la Bibliothèque physico-économique en sont de bons exemples.

    Ainsi, pour cette revue de vulgarisa- tion agronomique, le libraire-impri- meur Buisson effectue un dépôt ré- gulier et prend soin de préciser au verso de la page de titre le texte de la loi, y ajoutant une mention spéciale : «Je place la présente édition sous la sauvegarde des lois et la probité des citoyens. Je déclare que je poursui- vrai devant les tribunaux tout contre- facteur...» Quoi d'étonnant dès lors de retrouver dans les registres nom- bre d'almanachs ou annuaires prati- ques exposés de tout temps au pillage alors que Prudhomme semble pres- que isolé avec les Révolutions de Paris, feuille d'opinion s'il en est. Beaucoup de journalistes politiques contestent effectivement la nécessité de déposer leurs écrits (4) . En outre, la part des dons effectués à cette époque est difficile à évaluer. La notion reste floue comme on le cons- tate à maintes reprises. De fait, cer- tains dépôts d'ouvrages publiés bien avant la Révolution ressemblent fort à des dons tandis que la correspon- dance relative aux dons et conservée comme telle comporte plusieurs déclarations de dépôt légal non ré- percutées dans les registres idoines (5) . On trouve aussi trace de quel- ques «produits de la libéralité de différentes personnes» dans la liste dressée par Lefèvre d'Ormesson. Déterminer avec précision ce qui dans cette période troublée relève du don, du dépôt, de l'achat demeure quasi impossible. Il ne faut pas oublier enfin les saisies de périodiques, prin- cipalement dans les bibliothèques des aristocrates émigrés, lecteurs du Mercure de France, des Mémoires des Académies tout autant que des feuilles d'actualité politique. (6) Ce mode d'entrée n'est pas à négliger mais le volume n'en peut être chiffré avec certitude, compte-tenu des échanges fréquents entre les bibliothèques publiques et des restitutions posté- rieures aux familles.

    Si les saisies comme le dépôt légal offrent une assez grande variété de titres incluant annuaires, recueils scientifiques, feuilles d'annonces ou encore journaux de mode, la collec- tion d'Anne-Louis François de Paule Lefèvre d'Ormesson de Noyseau est composée seulement de journaux d'opinion. Helléniste réputé, dont la bibliothèque personnelle rassemble plus de 10 000 volumes, le nouveau Bibliothécaire du Roi affiche d'em- blée sa volonté de réunir tout ce qui a été imprimé sur la Révolution depuis l'Assemblée des notables. Ses achats propres qu'il considère comme des avances provisoires à un établisse- ment dont les budgets sont de plus en plus drastiques, ne se limitent pas à la presse mais s'étendent aux estam- pes, en particulier portraits et carica- tures d'actualité (3 416 pièces) ; aux affiches et placards (300 pièces) ainsi qu'aux textes des lois des assem- blées et comités (7) . Quand il n'achète pas, il sollicite les dons des députés ou bien il prospecte en province. Citons parmi les abonnements qu'il a souscrits et qui lui furent remboursés non sans mal : L'Ami du peuple de Marat mais aussi L'Amidu roy de Royou, Le Défenseur de la constitu- tion de Robespierre mais aussi le Journal de M. Suleau, Les Révolu- tions de Paris de Loustalot et Pru- dhomme mais aussi Les Sabatsjaco- bites, sans oublier Le Journal des dé- bats. A un moment où le dépôt légal ne fonctionnait plus, l'effort remar- quable de Lefèvre d'Ormesson a permis de combler les lacunes les plus criantes d'une production dont le caractère neuf sautait aux yeux des contemporains sans qu'ils aient dis- posé de moyens efficaces de col- lecte. Cette politique volontariste a été unique dans sa systématicité. Bien sûr d'autres bibliothécaires s'éver- tuèrent en ce sens au coup par coup. Van Praet en témoigne dans une let- tre adressée aux rédacteurs du Jour- nal de la Montagne où il les exhorte à déposer car "il est d'un bon patriote de s'empresser à enrichir des meilleurs journaux républicains un dépôt aussi souvent consulté par le public et même par les comités de la Convention nationale" (8) . Mais après la destitution de Lefèvre d'Ormes- son, un dessein aussi affirmé ne sera pas repris avant les grandes acquisi- tions du XIXème siècle auprès de collectionneurs qui ont compris plus vite cet enjeu capital.

    Les collections arrivées à la Biblio- thèque nationale sous la Révolution n'ont en effet pas été conservées dans les meilleures conditions. La priorité allait aux saisies, dont le tri suffisait à absorber l'énergie d'un personnel compétent mais restreint. Les trains de reliure ont surtout concerné les vélins. Il n'existe pas de reliure cou- rante avant l'an VI. Un effort a été cependant consenti pour certains ti- tres très demandés par le public : ce ne sont pourtant pas des journaux d'opinion qui sont confiés au relieur Debosseaux mais des revues de scien- ces, de vulgarisation ou non. En l'an XIII seulement est noté un train conséquent de 1634 brochures sans autre précision (9) . Les registres de reliure sont sans doute incomplets mais les sondages dans les magasins actuels confirment q'une partie in- fime de la presse d'opinion a été reliée rapidement. Conservés en feuilles, les périodiques in-quarto, in -octavo, moins souvent in-folio, ont été estampillés tardivement, en gé- néral sous l'Empire et la Restaura- tion. Le traitement est alors systéma- tique : estampillage de tous les numéros et des illustrations le cas échéant puis reliure, prise en compte enfin des journaux provinciaux jus- que là complètement laissés de côté. Il est donc vraisemblable que les collections arrivées dans le plus grand désordre pendant la Révolution n'ont pas été conservées dans leur intégra- lité. Les «échanges» officiels ou officieux ont dû être nombreux. A partir de la Restauration, une fois traité ce qui était resté dans les murs, les bibliothécaires envisagèrent de compléter les lacunes.

    Les grandes collections du XIXème siècle à la Bibliothèque nationale.

    Le personnage qui a été à l'origine du regain d'intérêt pour la presse révo- lutionnaire est sans conteste Fran- çois-Joseph Deschiens (1769-1843). Contemporain de la Révolution, ayant joué un rôle actif pendant la prise de la Bastille aussi bien que pendant la campagne de Valmy, cet avocat ne s'est pas contenté de recueillir les journaux au fur et à mesure de leur parution, il est aussi le premier à tenter de cataloguer sa collection, qui représente 5 052 cartons ou volumes. Son Catalogue de matériaux pour l'histoire de la Révolution française depuis 1787 jusqu'à ce jour, paru en 1829, a longtemps été un instrument de travail unique et pour cela très utilisé, en particulier par les biblio- thécaires. Vers 1820, sous Van Praet, un schéma de catalogage des pièces révolutionnaires est mis au point à la Bibliothèque royale mais les jour- naux sont confondus avec d'autres publications. Ce parti est retenu jus- qu'à Jules Taschereau qui les distin- gue dans le 4ème volume du Catalo- gue de l'Histoire de France paru en 1857 : on dénombre alors 973 titres révolutionnaires sur un total de 4214. Mais ce comptage est sujet à caution notamment pour la presse de pro- vince et doit être revu à la baisse. Pendant la première moitié du XIXème siècle, d'autres collections se sont constituées comme celle de Delisle de Sales (1818) qui compre- nait 600 titres dont 300 complets. Toutefois le seul achat d'envergure provient des ventes de livres et de journaux d'Amédée Hennequin (1817-1859), avocat légitimiste, féru de questions sociales et membre de la Société d'économie charitable. La première vente en 1837 a trait à la bibliophilie classique, la seconde en 1861 fait entrer à la Bibliothèque impériale un bon nombre de titres révolutionnaires.

    C'est l'acquisition, non sans péripé- ties, de la collection du comte de La Bédoyère en 1863 qui provoque une amélioration réelle du fonds. Le supplément du Catalogue de l'His- toire de France paru en 1879 indique en tout 1 528 titres pour la période 1789-1799, soit environ 500 titres nouveaux, même si le chiffre reste toujours à infirmer compte-tenu des confusions touchant la presse pro- vinciale. Qui était ce collectionneur et dans quelles conditions ses 15 500 cartons et volumes ont-ils échu à l'Etat ? E. Hatin en livre un portrait partial et piquant (10) : "C'est le ha- sard, comme cela arrive presque toujours, qui a décidé de la vocation de M. de La Bédoyère. La décou- verte qu'il fit il y a une cinquantaine d'années dans une boutique obscure (...) d'un amas de brochures et de journaux du temps de la Révolution qu'il trouva pleins de faits curieux, lui inspira l'idée d'une vaste collec- tion révolutionnaire. Riche, jeune, indépendant, il se mit à l'oeuvre avec une ardeur qui alla toujours grandis- sant." Cependant la valeur essentielle de cet ensemble provient d'un im- portant achat : "Les grandes passions sont jalouses ; aussi M. de la Bé- doyère ne pouvait-il voir ses rivaux sans ennui ; il voulait être seul. Il y avait un homme surtout qui possé- dait des richesses à lui ôter le som- meil : c'était Deschiens !" Il réussit à récupérer le fonds incomparable de son rival défunt en 1843 et le com- plète avec celui du Colonel Maurin, celui dit de Portier de l'Oise, celui d'Alissant de Chazet qui lui-même tenait une partie de ses journaux de Delisle de Sales. Mais se lamente Hatin : "L'entrée du jardin des Hes- pérides n'était pas mieux défendue que celle de sa bibliothèque." Dans l'impossibilité de compléter sa bi- bliographie de la presse révolution- naire, Hatin s'appuie sur le catalogue de Deschiens, ceux de la Bibliothè- que et les états dressés en vue de diverses ventes publiques. A la mort du comte de La Bédoyère, les héri- tiers n'ont pas du tout été disposés à céder sa collection à l'Etat ; ils son- gent même à la vendre à l'étranger. Dans ce contexte, ils font établir en 1862 un catalogue peu scientifique qui leur sert de base pour une estima- tion de 150 000 francs. L'Adminis- trateur de la Bibliothèque impériale se plaint auprès de son ministre de tutelle, arguant que l'état proposé correspond à une collection «tron- quée, sans les doubles" (11) . Après de longues tergiversations, le mar- quis de La Tourette représentant la succession obtient 90 000 francs pour l'intégralité du legs qui part alors à la Bibliothèque impériale.

    A partir de ce moment seulement on a pu envisager un traitement et un catalogage scientifique d'un fonds désormais unique en quantité et en qualité. Les principales étapes sont connues : il s'agit de la bibliographie d'A. Martin et de G. Walter en 1943 (12) et du Catalogue collectif des périodiques (13) . Tout récemment encore, des mises au point et des développements novateurs ont paru à l'occasion du Bicentenaire, comme les travaux d'H. Gough sur la presse provinciale, le colloque édité par R. Damton et D. Roche et la bibliogra- phie critique de P. Rétat (14) : leur référence est cet ensemble remar- quable rassemblé non sans difficul- tés grâce à la ténacité de quelques- uns.

    1. - Bibliothèque nationale. Archives. Registres du dépôt légal 1793-1802 retour au texte

    2. - Bibliothèque nationale. Département des manuscrits. Nouv. acq. françaises 12671-12672 retour au texte

    3. - Le Patrimoine libéré : 200 trésors entrés à la Bibliothèque nationale de 1789 à 1799. Paris, Bibliothèque nationale, 1989, p. 49 retour au texte

    4. - Ibid. p. 51. Réponse de Le Doux, directeur du Journal de Paris à Villebrune en date du 25 janvier 1794. retour au texte

    5. - Bibliothèque nationale. Archives. Carton CCXCI retour au texte

    6. - Bibliothèque de l'Arsenal. Mss. 6487-6513 (archives des dépôts littéraires) retour au texte

    7. - Voir note 2 et aussi : Bibliothèque nationale. Département des estampes. Ye 1780-1835 retour au texte

    8. - Bibliothèque nationale. Archives. Carton CCXCI retour au texte

    9. - Bibliothèque nationale. Archives. Registre 324 retour au texte

    10. - F. Hatin, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française... Paris, Firmin- Didot, 1866 retour au texte

    11. - Lettre en date du 21 janvier 1863 retour au texte

    12. - Martin (A.) et Walter (G.), Catalogue de l'histoire de la Révolution française . Paris, Biblio- thèque nationale, 5 t. en 6 vol., 1936-1955, Tome 5, 1943. retour au texte

    13. - Bibliothèque nationale. Département des périodiques. Catalogue collectif des périodiques du XVIIème siècle à 1939 conservés dans les bibliothèques de Paris et dans les bibliothèques universitaires des départements. Paris, 8 t., 1967- 1981 retour au texte

    14. - H. Gough, The Newspaper press in thefrench Révolution. London,Routledge, 1988. R. Darnton & D. Roche ed., Révolution in print : the press in France 1775-1800. Berkeley, Univer- sity of California Press, 1989. P. Rétat, les jour- naux de 1789 : bibliographie critique. Paris, Pres- ses du C.N.R.S., 1989. retour au texte