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    La Bibliothèque nationale

    Evolution, Révolution

    Par Simone Balayé, Conservateur en Chef BN (Direction scientifique

    Dans la longue histoire de la Bibliothèque Nationale, il est une période extraordinaire entre tou- tes, les dix années de la Révolution. Elles ont plus fait pour elle que les siècles passés et à venir, dans leurs périodes les plus brillantes. Dès le début de 1790, commençaient des enrichissements impensables six mois plus tôt. Parmi les institutions scientifiques supprimées, académies, Collège royal, Université, bibliothè- ques diverses, elle demeure un moment presque seule, avant que l'effort pour l'instruction et le pro- grès des sciences fasse cesser cet iso- lement. Mieux même, elle devient une pépinière d'établissements nou- veaux. Enfin, dans un pays qui se ré- organise, elle finit par connaître elle aussi sa réforme institutionnelle.

    En 1789, la Bibliothèque du Roi est l'une des plus riches et des plus répu- tées du monde occidental dont l'ori- gine se confond avec l'histoire des librairies princières du Moyen Age. C'est le résultat d'une histoire déjà longue et qui n'a plus connu d'inter- ruption depuis Louis XI et Charles VIII. Sous l'inspiration de ses con- seillers humanistes, François lerl'en- courage, fait acheter des manuscrits grecs et orientaux. Les guerres de religion, puis les minorités royales, la Fronde, arrêtent malheureusement cet effort remarquable. Colbert, lui- même grand bibliophile, reprend l'effort amorcé par Henri IV et de Thou, et moins égoïste que Mazarin, travaille pour la Bibliothèque de son roi avec autant et plus d'activité que pour la sienne. Les Louvois conti- nueront cet effort. Enfin, l'abbé Jean- Paul Bignon, homme de grande cul- ture, organisateur-né, Bibliothécaire du Roi en 1719, la fait passer dans les temps modernes. Il définit mieux les tâches, étend considérablement les réseaux de correspondances et d'ac- quisitions avec les savants, les aca- démies de l'étranger. Il obtient des crédits considérables qui permettront d'acheter davantage et d'installer la Bibliothèque dans des locaux plus vastes. Il lui donne sa première véri- table structure en créant cinq dépar- tements : Imprimés, Manuscrits, Ti- tres et généalogies, Estampes et plan- ches gravées, Médailles et antiques. En effet, les collections de la Biblio- thèque du Roi ne se bornaient pas aux seuls livres manuscrits ou imprimés. Le hasard des dons et legs en l'ab- sence d'organismes de conservation lui apporta des collections parfois considérables qui n'avaient de place sûre que chez elle. Ces collections nouvelles s'intégrèrent aux ancien- nes comme formes particulières de la documentation historique et artisti- que en particulier et firent désormais partie presque indiscutée de son pa- trimoine. La deuxième moitié du siè- cle ira sur cette lancée avec une grande activité qui ne dément pas le zèle que Bignon avait déployé. Il reste que les successeurs de cet homme de pou- voir témoignèrent de moins d'autori- té que lui et se contentèrent de proté- ger la Bibliothèque auprès des minis- tres, ce qui n'était pas rien, mais laissèrent plus d'indépendance aux gardes des départements. Ceci pro- voqua de sérieux démêlés avec Le Noir, ex-lieutenant de police, lui aussi homme de pouvoir et réformateur, qui tenta de rendre à sa fonction la plénitude qu'elle n'aurait pas dû perdre. Ainsi voit-on se dessiner les différents plans pour lesquels la Révolution eut une importance par- fois très grande : enrichissements, missions nouvelles, réorganisation administrative et rôle des employés de la Bibliothèque (1) .

    Nommé Bibliothécaire du Roi, le 23 décembre 1789, Lefèvre d'Ormes- son de Noyseau, député à la Consti- tuante, homme très cultivé, héllé- niste, membre de l'Académie des Inscriptions, ancien contrôleur géné- ral des Finances, eut le grand mérite de saisir immédiatement l'intérêt qu'offrait cette période nouvelle de la Bibliothèque du Roi. Bien accepté parle personnel, qui sortait avec peine de ses démêlés avec Le Noir, il sut s'appuyer sur ses nouveaux adminis- trés, surtout Barthélemy, garde des Médailles, Desaulnays, garde des Im- primés, et ses deux adjoints, Jean- Augustin Capperonnier et surtout Joseph Van Praet, qui devait laisser un nom légendaire dans l'histoire de la Bibliothèque.

    Les enrichissements constituent la part la plus spectaculaire de la Révo- lution à la Bibliothèque, celle qui a laissé le plus de traces tangibles. Elle commença pourtant mal. En effet, le 25 novembre 1789, le Comité des finances de l'Assemblée constituante, à l'affût des économies, envoyait à la Bibliothèque le député Lebrun, futur Troisième Consul. Malgré les rap- ports des gardes insistant tous sur l'utilité de leurs collections pour un public très varié, fait de savants, d'artistes, d'économistes, mais aussi d'artisans et d'ouvriers depuis les événements de 1789, le budget de la Bibliothèque fut si sévèrement am- puté que le budget des acquisitions passa de 63.000 à 20.000 livres, pen- dant que le personnel se voyait dimi- nué en nombre et encore plus mal payé. Même si, non sans peine, M. d'Ormesson finit par obtenir des sommes plus importantes pour faire des achats dans des ventes publiques et chez des libraires français et étran- gers, on ne les toucha jamais qu'en partie, et ceci pendant toute la pé- riode révolutionnaire. Bien des occa- sions furent perdues et des livres précieux partirent pour l'étranger, notamment l'Angleterre. Sous le Di- rectoire, la Bibliothèque mendiait 6.000 livres pour se procurer des ouvrages français, 6.000 autres pour les étrangers, tout en remarquant qu'il lui manquait 400.000 ouvrages sur- tout parmi ces derniers pour être vraiment complète, devenir l'objet de perfection, réaliser le rêve inac- cessible vers lequel elle tendait. On acheta quand même dans les ventes de 1792, Mirabeau, Brienne, par exemple, en 1792 également, Van Praet pouvait faire l'acquisition des précieux livres imprimés par Colard Mansion, de Bruges comme lui. Quelques années plus tard, on fera des achats dans le cabinet du numis- mate Haumont, à la vente Anisson- DupeiTon, qui rapporta notamment un vaste recueil de pièces imprimées et manuscrites concernant l'impri- merie et la librairie de France. Les dons se raréfièrent, les savants étran- gers n'envoyèrent plus guère de li- vres.

    Outre la diminution des crédits d'achats et des dons, la Bibliothèque eut à subir une autre perte provoquée par la suppression du dépôt légal, le 21 juillet 1790, en même temps que les corporations et, parmi elles, la Chambre de l'imprimerie et de la li- brairie. Non seulement, elle perdit l'exemplaire qu'elle gardait dans ses collections, mais encore les deux autres qui lui servaient de monnaie d'échange avec des institutions scien- tifiques étrangères ou avec des li- braires. On estima cette perte aux environs de 100.000 livres par an, puisqu'il fallait en outre acheter les ouvrages français qui n'arrivaient plus, même si leur production avait beaucoup baissé. Comme il fallait encore tenir compte de l'inflation et des difficultés financières qui ne cessèrent pas de s'aggraver jusqu'en pleine période directoriale, on peut mesurer que la Révolution faillit être désastreuse pour la Bibliothèque. Légère compensation, le dépôt légal fut rétabli le 19 juillet 1793 pour assurer la protection du droit d'au- teur, mais il ne fut pas obligatoire. Il entra des imprimés musicaux, des estampes, souvent productions de circonstance, des papiers peints dont les auteurs tenaient à se faire recon- naître la propriété. Restaient les pamphlets, les brochures, qui se mul- tipliaient et surtout la presse périodi- que qui connut un âge d'or.

    C'est ici que l'action de Lefèvre d'Ormesson se révéla importante. Il comprit tout de suite l'intérêt des ces imprimés nouveaux pour la Biblio- thèque et décida de les rassembler par tous les moyens possibles depuis 1784, date de l'Assemblée des nota- bles. Il acheta lui-même journaux, pièces et estampes avec ce système d'avances personnelles remboursa- bles (20.000 livres au moins) que tout le XVIIIe siècle avait connu à la Bibliothèque. Il s'en procura au moyen de circulaires adressées à des collègues de l'Assemblée consti- tuante, aux municipalités de province. Il réussit à amasser 21.237 pièces im- primées, 3 416 estampes, 6 335 numéros de 67 journaux.

    Grâce au nouveau Bibliothécaire du Roi, la Bibliothèque bénéficia im- médiatement d'un premier avantage sans lien immédiat avec les événe- ments ; le 14 août 1790, il obtint de l'assemblée le versement à la Biblio- thèque de deux grands ensembles de documentation administrative, réunis en 1788 sous le nom de Bibliothèque de législation, d'histoire et de droit public : le Dépôt de législation créé en 1759 auprès du Contrôle général des finances, déjà soumis à l'inspec- tion de la Bibliothèque du Roi, et le Dépôt des chartes créé en 1762, le tout placé sous l'autorité de l'histo- rien Jacob-Nicolas Moreau et sous l'impulsion des ministres Silhouette et Bertin. Il y avait là des dizaines de milliers de pièces importantes, de copies effectuées en France et à l'étranger, effort qui rappelle celui de Colbert.

    A cette époque, les collections com- mencent à s'accroître par des voies tout à fait nouvelles. les biens du clergé ayant été mis à la disposition de la Nation, par le décret du 2 no- vembre 1789, les monastères et les chapitres durent remettre aux greffes des sièges royaux ou des municipali- tés des états et catalogues de leurs biens, parmi lesquels les trésors d'églises et de monastères et les li- vres.

    Si les trésors accumulés à Saint-Denis ou à la Sainte-Chapelle restaient exceptionnels, les bibliothèques d'une certaine importance étaient beaucoup plus nombreuses. Pour la France, on estimait le total de façon sans doute incertaine à 4 194 412 livres, Paris y compris et pour Paris seul, à 800 000 environ : la Sorbonne possédait 28 000 imprimés et 2200 manuscrits, Saint-Victor, 31 200 volumes; vingt et une d'entre elles en comptaient de 10 000 à 40 000, les Petits-Pères, 43 000. La plupart étaient ouvertes au public; Il ne s'agit nullement de collections «emprison- nées», réservées au seul travail de leurs possesseurs. Elles accueillaient des lecteurs depuis bien longtemps, alors même que la Bibliothèque du Roi était à peine entrouverte. Evi- demment, la théologie y occupait une place majeure, 2 000 000 probable- ment, et certains ouvrages étaient re- présentés jusqu'à 9000 fois. On esti- mait, une fois décomptés ces doubles et les livres hors d'usage, qu'il en de- meurait d'utilisables 640 000 à Paris et 2 460 000 en province, chiffres douteux, répétons-le. Dans un rap- port du 22 germinal an II - 11 avril 1794, l'abbé Grégoire, qui portait un grand intérêt aux bibliothèques, esti- mait les livres à 10 000 000 pour l'ensemble de la République, soit 200 000 ouvrages différents. Il pen- sait que la Bibliothèque nationale ne possédait alors que les quatre cin- quièmes de ce qu'elle aurait dû avoir, vision à coup sûr optimiste.

    Devant les désordres dûs au décret, c'est-à-dire l'utilisation à de tout autres fins des bâtiments religieux vidés de leurs possesseurs, on com- prit très vite à Paris qu'il fallait met- tre en place un système de protection contre les pillages et les destructions issus de l'incurie et de l'ignorance. Ce fut plus facile dans la capitale qu'en province. Au mois d'octobre 1790, la Municipalité et l'Assemblée créaient des commissions chargées d'y pourvoir aussi bien pour les ob- jets d'art que pour les livres. Elles se fondirent presque immédiatement pour former la Commission des monuments, dont la présidence pour les bibliothèques fut confiée à Lefè- vre d'Ormesson, entouré de biblio- thécaires des établissements suppri- més ou de spécialistes du livre; elle subsistera jusqu'en mars 1794, puis sera remplacée par la Commission temporaire des arts créée dès sep- tembre 1793, qui sera supprimée en décembre 1795 et remplacée par un Conseil de conservation des objets de science et d'art. En province, on dut s'en remettre aux municipalités, qui s'en tirèrent plus ou moins bien, suivant le degré d'ins- truction de leurs membres. A Paris, on ne put éviter certaines destruc- tions pour cause d'idéologie. Ainsi fut perdue une grande partie des archives du Cabinet du Roi et de l'Ordre du Saint-Esprit, entre autres. Il y eut des opérations de triage avec des distinctions portant sur la sup- pression des titres de noblesse et la conservation de ce qui regardait l'his- toire de France, distinction bien subtile. Dans la rapidité imposée, le pire ne fut pas entièrement évité; les archives françaises subirent là de grosses pertes; ironie des choses : si la Bibliothèque retrouva plus tard des biens qui avaient été jadis détour- nés de ses fonds, elle perdit définiti- vement, au moment où elle aurait pu les récupérer, de précieux papiers de Gaignières, détournés à son profit par Clairambault, généalogiste du Roi, dont le cabinet avait été versé dans les archives de l'Ordre du Saint Esprit. D'Ormesson réussit du moins à sau- ver le cabinet de Chérin, autre généa- logiste du Roi et le Cabinet des Titres et généalogies, de la Bibliothèque elle-même, qui, sous le nom moins provocant de Cabinet des Titres de propriété fut intégré au Cabinet des Manuscrits, qui récolta aussi les dé- pouilles des cabinets détruits.

    Il fallait vider les maisons ecclésias- tiques pour assurer la sécurité des livres et éviter d'alimenter les trafics, les ventes à l'encan et les départs à l'étranger. C'est alors que furent créés les dépôts littéraires sous l'impul- sion en particulier d'Ameilhon, bi- bliothécaire de la Ville, qui jouera un rôle essentiel et recevra toute autori- té sur cet énorme ensemble le 28 juillet 1790. A la fin de l'année il avait déjà rempli le dépôt qu'il avait installé chez les Capucins Saint- Honoré. Il obtint alors la maison jésuite de larue Saint-Antoine, Saint- Paul-Saint-Louis, connue plus tard sous le nom de Louis-la-Culture. Il y réunira 460 000 volumes. Devant l'afflux, il créa plusieurs autres dépôts littéraires dans divers endroits de la capitale, dont certains pour les livres confisqués chez les émigrés. C'est dans ces fonds, sur- tout ceux d'église, que vint puiser Van Praet, assisté de son collègue Jean-Augustin Capperonnier, cela de 1790 jusqu'à la fermeture des dépôts en 1807.

    En 1791, la bibliothèque recueille le trésor de Saint-Denis, celui de la Sainte-Chapelle, leurs splendides manuscrits et des objets sans prix comme le camée de Tibère, déposés au Cabinet des Médailles. Il en arri- va de province, notamment de Char- tres et de Soissons. Ce mouvement continuera pendant toute la Révolu- tion et sous l'Empire; il vaudra à la Bibliothèque des manuscrits du haut Moyen-âge, les archives de Cluny, les mémoires du Cardinal de Retz et bien d'autres raretés, impossibles à énumérer ici. La Bibliothèque était en effet devenue un des rares orga- nismes de conservation et, de loin, le plus prestigieux, véritablement la Bi- bliothèque de la Nation.

    C'est ce qui lui valut dans l'attribu- tion des livres et autres objets de son ressort la préséance sur les autres bibliothèques. Elle obtint pourtant peu de livres des bibliothèques roya- les ou princières demeurées à Ver- sailles où elles furent conservées par une municipalité attentive qui empê- cha la Bibliothèque nationale de s'y servir librement. Celle-ci recueillit seulement 57 livres ayant appartenu à Louis XVI, grand lecteur et surtout de magnifiques manuscrits ayant appartenu à Louis XIV et conservés à Versailles après l'envoi de ses li- vres à la Bibliothèque du Roi au temps de l'abbé Bignon. Seuls, les livres de Marie-Antoinette transpor- tés aux Tuileries après les journées d'octobre, furent recueillis à peu près entier. Quant à la Bibliothèque de l'Arsenal, propriété du Comte d'Ar- tois émigré, elle fut conservée telle quelle pour l'usage du public.

    Les prélèvements dans les dépôts littéraires allèrent s'amplifiant à par- tir de 1795. Les fonds des bibliothè- ques parisiennes affluèrent en très grandes quantités; presque tous les manuscrits de la plupart des biblio- thèques fermées de Paris, les mé- dailles et antiques de Sainte- Gene- viève, des pièces venues de la Mon- naie et sauvées de la fonte et une masse considérable d'imprimés choi- sis par Van Praet, parmi les livres rares et les livres d'études, qui man- quaient à la Bibliothèque nationale. Grégoire louera son discernement et la qualité de son travail. Le 6 décem- bre 1795, commencèrent à arriver les manuscrits de Saint-Germain-des- Prés sauvés de l'incendie de 1794; les Mauristes y avaient accumulé les 400 manuscrits de l'abbaye de Cor- bie, ceux du Chancelier Séguier, échus à Charles de Coislin, parmi lesquels 416 manuscrits grecs très importants, les «Pensées» de Pascal, la masse documentaire réunie par les moines. En 1796, 1883 manuscrits de la Sorbonne, dont 900 de Riche- lieu, les 1270 manuscrits de la belle bibliothèque de l'abbaye de Saint- Victor et le cabinet jadis légué par Nicolas de Tralage : 33 000 estampes et 5000 cartes et atlas. On ne peut énumérer tout ce qui provint des collèges, églises et couvents pari- siens. Pour les imprimés, en tout cas, ils passèrent de 300 000 à 600 000, la moitié étant constituée de pièces re- liées en volumes. Il vint des provin- ces les pièces les plus précieuses comme le trésor de Chartres ou, de Lyon, après la chute de la ville révol- tée, 254 livres précieux, plus de 11000 médailles, des bronzes, des vases an- tiques.

    Le personnel de la bibliothèque, en plus petit nombre qu'avant la Révo- lution, ne put faire face à un si prodi- gieux entassement; il ne fut alors question ni de classer, ni de catalo- guer, pas même d'estampiller. Van Praet en intégra dans les fonds des dizaines de milliers, mais le reste demeura entassé un peu partout, et seule sa légendaire mémoire tint longtemps lieu de catalogue à la bi- bliothèque.

    Les richesses mises à la disposition de la nation n'allèrent pas sans poser un problème nouveau, la répartition des livres et objets de tout genre en- tre les organismes anciens et ceux qui se créaient, musées, bibliothè- ques administratives ou d'instruction. La bibliothèque se vit disputer par le Muséum d'histoire naturelle et le Mu- séum des arts, des objets qui lui par- venaient jusqu'alors, et même on lui en retira. Elle perdit les Vélins du Roi, peintures de plantes et d'ani- maux, collection commencée par Gaston d'Orléans, léguée à Louis XIV et continuée depuis; ils furent attribués au Muséum d'histoire natu- relle, parce qu'on fit prédominer 1 ' in- déniable valeur scientifique sur le non moins évident aspect artistique et leur utilisation pour les artisans d'art. Une autre collection créée à la bibliothèque par Colbert, le Cabinet des planches gravées du roi, fut attri- buée au Muséum des arts, sans droit bien évident; la bibliothèque y perdit encore un de ses moyens d'enrichis- sement; du moins, les conservateurs résistèrent jusqu'en 1812.

    Plus logique semblait l'envoi au Louvre des émaux de Petitot ou des portraits de Rosalba Carriera, ache- tés par la bibliothèque au temps de Le Noir. Il reste que la réflexion man- quait encore. Les circonstances ren- daient de plus en plus nécessaire la mise en place d'une politique de répartition; il fallait aussi bien déli- miter les droits de chacun qu'éviter des mesures arbitraires telles qu'en prirent des ministres aussi malavisés que Quinette (la bibliothèque qui avait dépendu de la Maison du Roi dépen- dait depuis la révolution du ministère de l'intérieur qui avait pris la suite). Chargé de 1 ' instruction publique, Gin- guené, ,homme de grande valeur in- tellectuelle, fit prendre le 13 floréal an IV-2 mai 1796, un arrêté qui resta peu suivi. La bibliothèque dut faire face à des querelles et rencontra de grandes difficultés avec le Conseil de conservation qui avait succédé à la commission temporaire des arts en 1797. Il arriva même qu'un homme aussi éminent que l'abbé Grégoire proposa dans un rapport sur la biblio- thèque l'envoi au Muséum des arts à peine naissant, des Médailles et des Estampes; la proposition n'eut pas de suite; les deux cabinets étaient trop fortement intégrés à la maison- mère et le musée trop dépourvu en- core de tradition. Cette idée devait reparaître de temps à autre au siècle suivant; elle eût demandé de mûres réflexions et ne fut pas exécutée. Ceux qui la proposaient ne se ren- daient pas un compte exact de ce qu'étaient les estampes : pour une part, des oeuvres de maîtres, mais bien plus encore une énorme masse documentaire utile pour des savants de disciplines diverses et des corps de métier, très peu pour les arts. D'autres répartitions ne suscitèrent pas de difficultés; le Muséum des arts reçut les dessins qui arrivaient et pour lesquels existait un cabinet depuis Louis XIV; les estampes fu- rent attribuées, non toujours sans difficulté, à la bibliothèque. Celle-ci laissa partir plus facilement les ar- mes et les armures qui lui arrivaient, faute d'autre abri (armures d'Henri II, d'Henri IV, de Sully, de Louis XIII), armes orientales et occidenta- les, dévolues dès 1798 au Dépôt d'artillerie, futur Musée de la Guerre. Elle garda encore près d'un siècle les objets de caractère plutôt ethnogra- phique qui lui arrivaient par des donations diverses depuis le XVIIIè et qui auraient pu lui permettre de constituer, si on lui en avait donné les moyens, un musée ethnographique, futur Musée de l'Homme, qui fera son apparition en 1880 seulement, alors que Barthélémy de Courçay, aux Médailles, en avait entrevu la possibilité cent ans plus tôt et que Jomard, responsable des collections géographiques sous la Restauration, en avait refait la proposition.

    Les comités d'instruction publique des diverses assemblées élues avaient en tête des préoccupations pédagogi- ques. Celui de la Convention, relayé par le ministère de l'Intérieur, cher- cha à y faire contribuer la grande maison de la rue de la Loi, ex-rue de Richelieu. Puisqu'on lui attribuait tant de trésors, il fallait en faire l'exposi- tion pour instruire le public, ce que souligne la loi du 20 prairial-8 juin 1795, en même temps que la création de cours publics d'archéologie. Le 20 mars, on y avait déjà créé une école de langues orientales, dont 1 ' en- seignement n'était plus assuré de- puis la suppression du Collège de France, où avaient professé bien des spécialistes de la bibliothèque Col- bert. C'est dans ce même esprit, que, sous la Restauration, on devait placer l'Ecole des Chartes dans les locaux de la bibliothèque.

    Les victoires militaires, les conquê- tes qui en furent les conséquences, et les annexions, procurèrent une autre source de richesse pour la bibliothè- que, et cela dès 1794 avec les victoi- res dans le Nord, qui ouvrirent no- tamment la bibliothèque de Bourgo- gne à Bruxelles aux convoitises, et bien d'autres établissements dans l'actuelle Belgique, les Pays-Bas, les pays rhénans. Les victoires de Bona- parte et d'autres généraux, les années suivantes, en Italie, élargirent le champ des pillages aux riches biblio- thèques de Milan, de Bologne, et jusqu'à la Vaticane elle-même : li- vres rares et objets précieux surtout. La fête du 29 juillet 1798, à Paris, permit l'entrée triomphale de ces biens indûment conquis. Il est évi- dent qu'on n'éprouvait pas le moin- dre scrupule à dépouiller ainsi les vaincus; c'était l'usage depuis des siècles pour tous les conquérants et valait, à tout prendre mieux que leur destruction comme il arrivait par- fois. On ne s'interrogeait pas sur la légitimité des procédés, pas plus que les confiscations que des prises de guerre.

    Il faut noter que la Révolution appor- ta un esprit nouveau chez les Fran- çais victorieux : désormais, on accu- mulait les richesses des autres pays, comme celles de la France, dans une seule ville, Paris, capitale des lumiè- res, de la liberté, du progrès. Cela devenait une doctrine, un principe, dont on attendait le plus grand bien pour l'humanité. C'est clair dans l'esprit des membres de la Conven- tion, du Comité d'instruction publi- que, des membres de la bibliothèque comme du Musée des arts, si clair qu'on organise le plus soigneuse- ment possible les prélèvements qu'on veut effectuer. Ce travail est confié à des commissaires auprès des armées, non des moindres, Monge par exem- ple; peu à peu, la bibliothèque elle- même, comme le Muséum, en vient à donner des listes précises de ses de- siderata. La Révolution épanouit le collectionneur qui veille en chacun des conservateurs et leur ouvre des possibilités infinies, qui les libère de tout scrupule. Avec Napoléon, de nouvelles victoires ouvriront de nouveaux champs, mais si les con- servateurs continuent à enrichir leur maison, ce sera dans un état d'esprit bien différent; on ne travaille plus alors pour la gloire de la patrie et de l'humanité, mais pour la gloire d'un seul homme.

    De manière moins visible, la Révolu- tion a marqué la bibliothèque sur le plan administratif. La vie de ses fonc- tionnaires n'avait pas été facile pen- dant la Terreur; tous, il s'en faut, n'étaient pas favorables aux change- ments; certains refusè- rent de prêter le serment imposé aux fonctionnai- res et durent s'en aller. Les autres subirent des réformes à courte vue imposées après le 10 août par le ministre Roland, dans un but d'économie. Il ren- voya vingt-et-un em- ployés, non tous des moindres, insuffisam- ment dévoués à la cause nouvelle, fit procéder à une soit- disant réorga- nisation des départe- ments, qui aboutit à la réunion des manuscrits aux imprimés. Aupara- vant, pour remplacer d'Ormesson, chassé après le 10 août, il avait nommé deux bibliothé- caires de la nation, Chamfort et Carra, direc- tion bicéphale restée unique dans l'histoire de la bibliothèque, et d'ailleurs sans effet, puisque Carra élu à la Convention, n'occupa jamais son poste. Enfin, en septembre 1793, les dénonciations répétées d'un em- ployé mégalomane, Tobiesen-Duby, conduisirent en prison un bon nom- bre d'employés. Le successeur de Chamfort, Lefebvre de Villebrune, helléniste sans renom, passa plus de temps à dénoncer ses subordonnés qu'à travailler utilement. On remar- quera que ces bibliothécaires étaient, pour la première fois de leur histoire, choisis parmi les hommes de lettres, comme Barthélémy et le ministre Paré, l'avaient souhaité. Ces essais ne furent pas concluants.

    Depuis le renvoi de d'Ormesson, la Bibliothèque Nationale n'était plus réellement dirigée et tenait grâce aux gardes, quelques anciens et d'autres plus récents. Pour mieux compren- dre l'évolution qui se fait à cette époque, il faut rappeler brièvement que le pouvoir avait été placé long- temps dans les mains du bibliothé- caire du Roi; ceux-ci avaient été par- fois purement honorifiques (les Bi- gnon du XVIIè siècle), soit parce que la bibliothèque était peu active, soit parce que l'autorité y était assumée par un ministre aussi puissant que Colbert. L'abbé Bignon restaura entièrement l'autorité de sa charge, que l'abbé de Louvois avait déjà mieux exercée. Mais les Bignon qui succédèrent à leur oncle reprirent l'attitude de leurs aïeux du siècle précédent et, grands personnages exerçant des charges beaucoup plus importantes, se contentèrent de pro- téger la bibliothèque et, fait tout de même significatif, d'y habiter. Dans la seconde moitié du XVIIIè siècle, le pouvoir réel passe aux gardes, qui y gagnent un certain esprit d'indé- pendance. En 1784, c'est tout autre chose à l'arrivée de Le Noir, réfor- mateur de plusieurs parlements pro- vinciaux, lieutenant de police de Paris, homme d'ordre et d'autorité, comme Bignon, mais très éloigné de la république des lettres chère à son illustre prédécesseur. Il ne sut pas éviter des éclats assez violents avec des gens habitués depuis trop long- temps à leur indépendance pour ac- cepter de la voir limitée. Il y eut donc des troubles avant 1789, d'où le bi- bliothécaire du Roi ne sortit pas vic- torieux. D'Ormesson ne rencontra pas de tels obstacles, il paya de sa personne, s'entendit bien avec les employés. Il n'en fut pas de même de ses succes- seurs. De nouveau, les gardes et les employés du rang supérieur se heur- tèrent à une autorité, exercée par beaucoup plus médiocre que Le Noir et cherchèrent à s'en débarrasser en suivant la mode du temps : une di- rection collégiale, comme dans les mu- séums pourvus depuis 1793 de conservatoires réunissant les plus hauts fonctionnaires, nommés désormais conservateurs. On passait de la solitude monarchique à la collé- gialité, comme dans les comités des assemblées élues, ou un peu plus tard à la tête du gouverne- ment, avec le Directoire.

    En 1793, déjà, Van Praet avait médi- té sur le problème posé par la biblio- thèque et estimé qu'elle devrait être le point de convergence de toutes celles qu'il fallait créer dans les départements, une sorte de direction des bibliothèques françaises. Cela n'eut pas de suite et ne se trouve même pas mentionné dans les rap- ports de 1794-1795.

    En 1794, l'abbé Grégoire, membre du comité d'instruction publique de la Convention se penche sur le sort de la plus grande bibliothèque de la Ré- publique. Le rapport qu'il fit avec deux de ses collègues inspiré par ceux des gardes, notammment Van Praet, rendait évidente la demande du personnel visant à la suppression du Bibliothécaire et à la création d ' un directoire avec les gardes des dépar- tements, sur le modèle des deux muséums créés en 1793. Grégoire rappelle la prééminence de la Biblio- thèque Nationale sur toutes les au- tres, propose de la recentrer sur les livres, en lui retirant les médailles et les estampes, dont lui apparaît le côté artistique au dépens du documen- taire. Il insiste, le premier, sur la création de cours de bibliographie et d'histoire littéraire, de paléographie et d'archéologie, dont certains pren- dront corps et dureront tard dans le XIXè siècle. Ce rapport demeura inu- tilisé on ne sait pourquoi.

    Massieu, autre membre du comité d'instruction publique, prit le relais. Il insiste à son tour sur l'utilité de la bibliothèque pour l'expansion des connaissances. Le premier, il propo- sait la suppression du Bibliothécaire et la création d'un conseil. Décrété d'accusation, Massieu ne termine pas son rapport. Son collègue, Villar, le remplace. Sa proposition de décret est adoptée le 17 octobre 1795. Les gardes triomphaient enfin : la direc- tion collégiale était adoptée avec un conservatoire composé de huit membres, deux pour les imprimés, trois pour les manuscrits, deux pour les médailles, un pour les estampes. Il en ressort que, même à l'heure de l'utilité triomphante, le département le plus important et le plus utile, les imprimés, se voyait sacrifié et n'avait pas plus de représentants que les médailles, moins que les manuscrits.

    Ainsi, après une évolution étalée sur plusieurs décennies et des années de débats qui avaient empoisonné la vie de la bibliothèque, le pouvoir de décision, qui dépendait en dernier ressort du ministre, était confié à une direction collective, qui demeura en place jusqu'aux réformes du Consu- lat. Le débat se pousuivra au XIXè siècle entre les deux forces et les conservateurs ne seront pas toujours les vaincus.

    L'essentiel des transformations sur- venues à la Bibliothèque Nationale pendant ces dix années tient donc surtout aux enrichissements sans pré- cédent de toutes les collections et, dans une moindre mesure, à l'évo- lution institution- nelle. Elle est re- connue comme la plus grande bi- bliothèque de la République et du monde savant, le centre rayonnant des lumières et du savoir, satisfai- sant ainsi au sens de l'universel propre à la Révo- lution idéale. C'est bien cette conscience qui ar- rête les menaces de vandalisme en 1793, lorsque Marie-Joseph Chénier et Gilbert Romme prendront la défense de la bi- bliothèque à la Convention.

    On comprend mieux le rôle qu'elle peut jouer dans la vie de la nation, en mettant le sa- voir plus à la portée des gens sans fortune. Ce n ' est plus une grâce qu'on leur fait mais un droit qu'on leur donne. La notion de service public commence à se dégager. L'Empire éteindra cet élan; la bibliothèque demeurera sans moyens pour exploi- ter ses richesses anciennes et nouvel- les. Les régimes suivants ne l'aide- ront guère à faire face à l'héritage ré- volutionnaire.

    1. Pour l'ensemble de la période, nous renvoyons à notre livre: La Bibliothèque nationale des origi- nes à 1800, Genève, Droz, 1988. Nous y ajoutons les études suivantes : "De la Bi- bliothèque du Roi à la Bibliothèque nationale" (La Carmagnole des Muses, ouvrage collectif dirigé par Jean-Claude Bonnet, Paris, Flammarion, 1988); "La Bibliothèque nationale et le progrès des Lumières (Livre et Révolution, colloque, 1987, Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, n°9,1989) ; "Les Enrichissements de la Bibliothè- que nationale pendant la Révolution», à paraître dans un ouvrage collectif de la Ville de Paris; «La Bibliothèque du Roi en 1790, ou l'idéal et le réel» (Revue de la Bibliothèque nationale, n°23, prin- temps 1987). Enfin, on consultera: «1789, le patri- moine libéré", [Exposition], Paris, Bibliothèque nationale, 1989. retour au texte