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L'europe des bibliothèques, potentialités et réalités

1991
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    L'Europe des bibliothèques, potentialités et réalités

    Le point de vue français

    Par Christian Lupovici, Directeur bibliothèque de l'Uniersité de Technologie de Compiègne, Président du CFPPA

    L'Europe des bibliothèques, comme l'on parle de l'Europe économique, de l'Europe politique est à la fois inéluctable à terme et sans doute l'un des thèmes majeurs des débats professionnels des années à venir, mais c'est aussi l'une des tâches les plus difficiles à réaliser.

    LES BIBLIOTHEQUES ET L'EUROPE

    L'Europe des bibliothèques est inéluctable autant parce qu'il est impossible de penser que les bibliothèques peuvent rester à l'écart d'un mouvement de fond qui tend à l'unification ou au moins à l'harmonisation des économies des différents pays, que parce que les bibliothèques sont très dépendantes des tendances de la politique menée par les établissements de rattachement. Quand les collectivités locales développent très rapidement leurs liens avec leurs homologues des autres pays de la Communauté, les bibliothèques publiques ne peuvent rester insensibles. Les bibliothèques universitaires et de recherche sont encore plus concernées. Et ceci en raison de la politique d'élargissement international des programmes de recherche, de l'harmonisation des rythmes et des programmes d'enseignement menés par les établissements d'enseignement supérieur pour permettre une plus grande mobilité des étudiants à travers l'Europe. Ce n'est après tout, dans ce domaine, qu'une réminiscence de l'Europe intellectuelle de la fin du moyen âge. Mais bien que les universités aient développé, depuis quelques années, de plus en plus de contrats d'association à travers l'Europe, stimulés par les programmes spécifiques de la Commission Européenne, les bibliothèques sont restées largement en retrait, le plus souvent absentes de ce mouvement.

    Les bibliothèques, en Europe, sont encore, dans leur grande majorité, des monades, fonctionnant en circuit fermé. Bien sûr, on peut constater des différences très importantes d'attitude d'un pays à l'autre et d'une région à l'autre, mais l'impression générale est celle d'une déficience chronique du travail en coopération en particulier dans les pays du Sud de l'Europe, dont la France.

    LA MODERNISATION DES BIBLIOTHEQUES

    Depuis une bonne dizaine d'années, les autorités de tutelle des bibliothèques universitaires ont, dans tous les pays d'Europe, sauf la Grèce, entamé des programmes de modernisation et de mise en réseau des bibliothèques. Cette politique a porté ses fruits en rationalisant les procédures. C'est particulièrement clair dans le cas des catalogues collectifs de publications en série et du prêt interbibliothèques. C'est beaucoup moins évident dans le cas des catalogues d'ouvrages, des répertoires de thèses, ou des politiques de développement des collections qui sont très dépendants de l'informatisation locale. Cependant, l'accélération du mouvement d'informatisation de la gestion des bibliothèques et de l'accès en ligne au catalogue local et par conséquent de l'accroissement des fichiers bibliographiques informatisés, est évidente.

    LA DISPERSION DES PRATIQUES DESSERT NOS INTERETS ECONOMIQUES

    La situation actuelle est le résultat d'une trop grande dispersion des règles bibliothéconomiques non seulement différentes d'un pays à l'autre, mais souvent, à l'intérieur d'un même pays, d'un groupe de bibliothèques à l'autre. Il y a des raisons historiques et culturelles à cela - des tendances nationalistes souvent renforcées par les différences linguistiques - et le sous développement de la formation professionnelle renforce cette tendance.

    Que l'on prenne les règles de catalogage, les formats, la façon de construire les points d'accès, l'indexation matière, la cotation, les relations avec les fournisseurs de documents, la politique de développement des collections, l'organisation des salles de lecture, les catalogues collectifs ou l'organisation du prêt interbibliothèques et la fourniture de documents, tout diffère très sensiblement d'un pays à l'autre, d'une région à l'autre, d'un type de bibliothèque à l'autre. Or, non seulement ces différences constituent des obstacles plus ou moins graves à la coopération, mais ils constituent en outre des handicaps économiques. C'est un des soucis que l'on retrouve constamment dans les textes de la DG XIII sur les bibliothèques. C'est cette Direction Générale, intitulée "Innovation, Marché de l'information et Télécommunications", qui a la charge de la mise en oeuvre du Plan d'action en faveur des Bibliothèques de la Communauté Européenne et non pas la DG X qui s'occupe de la culture, du livre et traditionnellement des bibliothèques. Et cette situation montre bien l'approche que nous devons avoir désormais des problèmes de bibliothèque, une approche beaucoup plus économique, technologique que culturelle. Les bibliothèques, comme tous les biens culturels, mais peut-être plus que d'autres, sont en effet devenues l'objet d'un enjeu économique. Il est tout à fait logique, dans ces conditions, que les produits nés dans les pays d'Europe aient des difficultés à dépasser les frontières du pays d'origine, alors que les produits Nord-américains s'installent facilement à un niveau international.

    L'INTEGRATION EUROPEENNE C'EST AUSSI LA NORMALISATION INTERNATIONALE

    C'est dans cette perspective qu'il faut voir l'intégration européenne des bibliothèques. Il devient alors évident que toute construction d'un espace européen des bibliothèques imposera une révision totale des particularismes.

    Les bibliothèques y seront poussées non seulement pour pouvoir coopérer entre elles, mais aussi parce que les évolutions technologiques les y auront obligées. Il faut bien reconnaître que d'une part les progrès des systèmes informatisés de bibliothèque permettent une plus grande adaptation aux exigences des bibliothécaires (en particulier en ce qui concerne les interfaces utilisateur), ils poussent d'autre part vers des solutions plus économiques, donc plus standard, entraînant une plus grande normalisation des processus.

    L'EVOLUTION DES BIBLIOTHEQUES FRANÇAISES EST PLUS IMPORTANTE QU'IL N'Y PARAIT

    La situation française est, à cet égard, très intéressante. Bien que très résistantes aux changements bibliothéconomiques, les bibliothèques françaises ont évolué beaucoup plus vite vers un internationalisme qu'il n'y paraît. Ces changements sont encore perçus par certains bibliothécaires comme une atteinte à l'intégrité de la culture française et comme un impérialisme de la culture anglo-saxonne ; mais dans la réalité des choses il faut bien reconnaître que le retard des bibliothèques françaises n'a pu (et ne pourra encore) se combler qu'en prenant modèle sur les bibliothèques des pays anglo-saxons et très précisément d'Amérique du Nord et de Grande-Bretagne.

    Il n'y a aucun doute en ce qui concerne l'organisation du libre-accès aux collections (qui date des années 60) ni de l'utilisation de la classification décimale de Dewey (DDC) comme classification. Les bibliothèques publiques françaises ont intégré cette tradition. Les bibliothèques universitaires ont été également touchées par cette évolution et si l'application n'en est pas parfaite, le principe n'est pas remis en cause. Même la Bibliothèque nationale, au moment où elle va se transformer en Bibliothèque de France, s'adapte au modèle anglo-saxon.

    Cette évolution touche pratiquement tous les domaines de la bibliothéconomie. Il y a quelques années, le catalogage en coopération n'était qu'une idée qui n'arrivait pas à se concrétiser. Aujourd'hui, plusieurs réseaux de catalogage en coopération sont opérationnels : le réseau coopératif des bibliothèques publiques dont la base régionale ACORD (Rhône-Alpes) est la meilleure réussite, le réseau SIBIL-France et le réseau des bibliothèques utilisant OCLC qui comptent chacun une vingtaine de bibliothèques participantes.

    Dans ces conditions, les problèmes qui semblaient fondamentaux hier, se sont beaucoup relativisés. Les règles de catalogage françaises, règles relativement originales par rapport au contexte international, avaient un statut de normes auxquelles nul ne pouvait déroger, comme si la culture française en dépendait. Ces règles ont été révisées et elles se sont rapprochées des règles anglo-américaines AACR-2 (Anglo-american cataloguing rules). A tel point, qu'il n'est plus choquant que des bibliothèques choisissent de cataloguer selon les AACR-2 ; ce qui est concrètement le cas des bibliothèques qui cataloguent sur l'OCLC.

    En ce qui concerne le format, la même évolution s'est produite et l'originalité de l'INTERMARC de la Bibliothèque nationale a perdu sa justification, puisqu'en supprimant les liens hiérarchiques entre enregistrements, la Bibliothèque nationale a transformé ce format en un cousin germain de l'US-MARC. Il suffirait de peu de chose (techniquement) pour que la Bibliothèque nationale devienne membre du Comité de pilotage des AACR et qu'elle crée ses propres données en US-MARC car ce sont plus des considérations politiques que techniques qui l'en empêchent.

    Une évolution encore plus radicale affecte l'indexation matière. La liste d'autorité RAMEAU, qui est une adaptation française des LCSH y compris dans son format, marque une rupture avec la philosophie de l'indexation analytique qui était la seule norme admise il y a quelques années. Bien que cette façon de construire des vedettes matières soit nouvelle pour la France et malgré ses quelques détracteurs, elle s'est imposée depuis l'an dernier, comme la seule indexation matière à prendre en considération pour les systèmes informatisés de bibliothèque. Or c'est bien sur cette base que peut se construire un accès multilingue aux notices bibliographiques en Europe. Les bibliothèques universitaires (et la Bibliothèque nationale) s'intéressent de très près aux techniques d'évaluation des collections et à l'élaboration de plan de développement des collections qui ont été mises au point par RLG. Il est donc naturel d'envisager une coopération au niveau national et au niveau européen dans ce domaine pour arriver, à terme, à la construction d'un CONSPECTUS européen. Certaines bibliothèques y pensent sérieusement, même si le travail à effectuer est très important.

    On constate donc que le chemin parcouru par les bibliothèques françaises vers une plus grande ouverture au contexte international est très important et que cette évolution est très récente. Des accords de coopération en Europe peuvent être désormais envisagés à grande échelle, avec de meilleures chances de succès.

    L'IMPACT DU PLAN D'ACTION DE LA COMMUNAUTE EUROPEENNE

    C'est dans ce contexte que va intervenir le Plan d'action pour les bibliothèques de la Communauté européenne.

    Ce plan d'action n'est pas une réglementation, mais un appel aux bibliothèques et à leurs partenaires pour une action qui vienne de la base, même si les projets qui seront retenus doivent s'inscrire dans une politique nationale et européenne. En ce sens, les bibliothèques ont la possibilité de définir des axes de coopération qui peuvent ne pas avoir été clairement énoncés par les autorités de tutelle chargées de définir une politique nationale pour tout un ensemble de bibliothèques.

    C'est pourquoi, il y a là une occasion unique de développement d'actions communes entre bibliothèques des pays de la Communauté.

    LE COMITÉ FRANÇAIS DE PILOTAGE DU PLAN D'ACTION DES BIBLIOTHEQUES DE LA COMMUNAUTÉ (CFPPA)

    En France, le ministère de l'Education nationale et le ministère de la Culture ont créé, comme le souhaitait la Commission européenne, un "point focal" qui doit être l'interlocuteur privilégié de la Commission pour que l'information soit diffusée le mieux possible et que les dossiers puissent être triés et validés à un niveau national. Ce processus a l'avantage, du point de vue de la Commission, d'éviter d'avoir à traiter avec les dossiers émis par chaque établissement dans l'ignorance de leur compatibilité avec la politique nationale. Ce processus a l'avantage, au niveau national, de contraindre les projets à une cohérence d'ensemble.

    En France, ce "point focal", nommé "Comité Français de Pilotage du Plan d'Action des bibliothèques de la Communauté", a reçu les missions suivantes :

    • 1 - aider les bibliothèques françaises à participer au Plan d'Action de la Commission dans l'élaboration et la présentation des dossiers ;
    • 2 - servir en tant que de besoin, de relais et de conseil pour faciliter les relations entre la DG XIII/B et les bibliothèques françaises, ou entre les bibliothèques des autres pays de la Communauté et les bibliothèques françaises ;
    • 3 - de susciter des propositions de coopération avec d'autres bibliothèques européennes, ou avec des partenaires industriels et commerciaux ;
    • 4 - étudier les projets soumis par les bibliothèques françaises et de transmettre à la DG XII/B ceux qui auront été sélectionnés en accord avec les Directions de tutelle ;
    • 5 - informer les bibliothèques françaises des actions communautaires dans les domaines de l'information et de la documentation.

    Le CFPPA est constitué de représentants des ministères concernés, des différents types de bibliothèques, et des deux principales associations, l'ABF et l'ADBS. Son travail se situe essentiellement au niveau technique, mais les incidences politiques sont importantes. C'est pourquoi le Comité travaille en étroite collaboration avec le "Conseil Supérieur des Bibliothèques" et avec le "Secrétariat Général du Comité Interministériel pour les questions de coopération économique européenne" (SGCI).

    D'un point de vue technique, les critères de choix des projets sont soumis à des contraintes fixées par la Commission européenne et qui guident très étroitement les choix nationaux. En lisant attentivement les instructions de la Commission sur les critères applicables aux cinq lignes d'action du Plan, on se rend compte que le cadre est nettement tracé :

    "Les projets proposés doivent être centrés sur le développement de l'accès aux collections des bibliothèques par le plus grand nombre d'utilisateurs moyennant un rapport coût/efficacité favorable et sur l'usage optimal des ressources des bibliothèques par l'application adéquate des nouvelles technologies, par la coopération entre bibliothèques au niveau communautaire et par l'harmonisation des initiatives. Cela suppose que soient engagées des actions à même d'avoir non seulement un effet de démonstration au niveau national, mais aussi un impact à l'échelle communautaire, de donner des résultats tangibles à court terme, d'améliorer les services aux utilisateurs tout en augmentant la rentabilité et de contribuer à réduire certaines disparités entre pays dans la fourniture de services de bibliothèques modernes et ayant une composante technologique.

    "Il doit être établi que les projets proposés contribuent efficacement à au moins un et de préférence plusieurs des quatre principaux objectifs du Plan d'action énoncés ci-après :

    • promotion de la disponibilité et de l'accessibilité de services de bibliothèque modernes ;
    • pénétration accélérée mais rentable des nouvelles technologies ;
    • promotion de la normalisation ;
    • harmonisation et convergence des politiques en matière de bibliothèques". (pour plus de détails, se reporter au Bulletin d'informations de l'ABF n°149, pp. 103/104).

    Il existe actuellement des projets qui sont financés par la Commission : le répertoire des microformes mères (ERROM) ou le CD-ROM des Bibliothèques nationales ; l'interconnexion en modèle OSI des systèmes de prêt interbibliothèques des réseaux LASER (Grande Bretagne), PICA Pays-Bas) et le PEB en France. Mais aucun ne fait vraiment partie du Plan d'action qui n'a pas encore été adopté par le Conseil des Ministres de la Communauté. Ils en sont simplement une préfiguration.

    Le Plan d'action de la Commission Européenne se situe dans la même logique que tous les autres projets lancés par la DG XIII. Il est à la fois le révélateur des possibilités de coopération et d'intégration européenne pour les bibliothèques et donne un certain nombre de moyens sans lesquels même la volonté politique ne suffit pas. Il est également le moyen de forcer les bibliothèques et leurs autorités de tutelle à comprendre les problèmes d'accès aux ressources des bibliothèques non plus à l'échelle locale, régionale ou même nationale, mais bien à une échelle internationale. C'est ce changement d'échelle qui bouleverse les valeurs anciennes et qui a des conséquences directes sur les processus de travail dans les bibliothèques.

    Notre rôle de bibliothécaires est de profiter de l'opportunité qui nous est offerte pour promouvoir des coopérations transfrontières, que ce soit avec ou sans l'aide financière de la Communauté, car, dans tous les cas, il y va de notre intérêt à tous d'élargir notre champ d'action et de créer, en Europe, un espace culturel et économique de l'information et des bibliothèques compétitif.

    Derek Law, président de l'U.C.R. de la Library Association a tiré les conclusions de ces journées d'études. le voeu de voir se créer en Grande Bretagne un "French studies group", analogue au "German studies group" déjà mis sur pied par les Bibliothèques polytechniques et d'universités.

    La 3ème rencontre franco-anglaise est prévue dans deux ans, en Ecosse.