Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Les bibliothèques et l'Europe

    Par Thomson of Monifieth
    Je souhaiterais commencer par quelques remarques générales sur les conséquences politiques pour la Grande-Bretagne de son adhésion à la Communauté Européenne, et des évolutions de ces dernières années: l'Acte unique européen, le Marché unique, le traité de Maastricht et son refus par le Danemark.

    ur cette toile ae tona, revoquerai ensuite quelques-unes des questions concernant l'information et l'éducation - qui touchent au travail des bibliothécaires.

    Je me souviens d'être intervenu dans une conférence en Ecosse, semblable à celle-ci, en 1975, en pleine campagne du référendum sur l'Europe, alors que j'étais l'un des premiers représentants britanniques à la Communauté. Le référendum produisit une majorité décisive de 75 %. Je revois alors le premier ministre, Harold Wilson, debout sur le perron de Downing Street et disant (je cite) : "le débat sur l'adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE est enfin clos". Célèbres paroles ! Malgré les votes récents et décisifs du Parlement en faveur du traité de Maastricht, le débat continue, passionné, sur les questions de souveraineté, de monnaie unique, de charte sociale, d'union politique. On serait tenté de croire que rien ne change...

    Ceci est faux, bien sûr. L'opinion publique a très massivement évolué vers l'acceptation de l'adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté. Les controverses portent aujourd'hui sur la nature de cette Communauté et sur le rôle que la Grande-Bretagne devrait y jouer.

    Les partis politiques ont également radicalement changé d'attitude. Le parti travailliste qui mena la campagne électorale de 1983 sur le thème du retrait de la CEE a finalement découvert que la Communauté, sous la présidence du socialiste français Jacques Delors, était la meilleure chose qui soit après le pain à toast. Le parti conservateur, champion pro-CEE sous Ted Heath, est devenu opposant virulent sous Margaret Thatcher, redevenu plus positif avec John Major, mais continue d'émettre de sérieuses réserves. Le parti nationaliste écossais, après avoir voué Bruxelles aux gémonies, la préfère aujourd'hui, et de loin, à Londres. Seul le parti auquel j'appartiens, le parti démocrate libéral, est demeuré constamment favorable, bien que critique, à la participation de la Grande-Bretagne à une union Européenne toujours plus étroite.

    La CEE elle-même a connu d'importants changements. Ces dernières années, après une période de stagnation, elle a retrouvé son souffle de façon remarquable. Avec pour date cible l'an 2000, la fin du millénaire, le traité de Maastricht lance la Communauté sur la route de l'union économique et politique.

    L'ancien empire soviétique étant dans un état de désintégration dangereuse, le monde a besoin de la Communauté Européenne, qui représente à la fois un centre de cohésion et de stabilité, et une source de puissance économique, politique et militaire.

    La Communauté Européenne a besoin d'une Grande-Bretagne qui soit au coeur de ses instances décisionnelles, et qui exerce une influence décisive sur des questions qui nous concernent directement. L..]

    A la fin de cette année, nous serons membres du plus grand marché unique au monde, incluant environ 340 millions de personnes et 12 états. [...] Ceci représente une occasion et un défi formidables pour l'industrie britannique. Nous devrons absolument nous donner les moyens d'être compétitifs. Et cette compétitivité dépendra en grande partie de la façon dont nous saurons adapter notre formation et notre éducation à des changements aussi radicaux. Les bibliothèques et les technologies de l'information joueront dans cet effort d'adaptation un rôle crucial.

    Au meilleur de sa forme, le système éducatif britannique est aussi bon que n'importe quel autre au monde. Mais la situation britannique est symptomatique, en ce sens que si la Grande-Bretagne a une réputation de premier ordre en matière de recherche scientifique, nos performances en recherche appliquée sont moins bonnes. Nos investissements dans la recherche scientifique et le développement sont passés de 0,35 % à 0,28 % du P.I.B., alors qu'ils s'élèvent à 0,40 % en Allemagne.

    Au bas de l'échelle éducative, nous accusons des retards encore plus grands : en 1988, la proportion de jeunes de 16 à 18 ans faisant des études à plein temps était de 35 % en Grande-Bretagne, contre 47 % en Allemagne et 66 % en France.

    Le nombre de nos enseignants du secondaire est tombé de 224 000 en 1986 à 198 000 en 1991.

    Même constat en ce qui concerne les langues étrangères, si essentielles à une nation insulaire faisant commerce avec le continent européen : 18 % des enseignants de français n'ont pas de qualification en français. Le chiffre est de 25 % pour l'allemand et 35 % pour les autres langues vivantes.

    Il me semble évident que pour tenir notre rang en Europe nous devons en priorité investir dans l'éducation et la formation. L'infrastructure des bibliothèques dans le milieu scolaire et universitaire, dans l'industrie, et bien sûr le réseau des bibliothèques publiques doivent faire partie de cet effort d'investissement. Il est tragique de voir nos bibliothèques, - de la British Library dans son nouveau palace de Euston Road à l'excellente antenne de mon village - , lutter pour un budget correct.

    Le monde de l'emploi - et malheureusement du non-emploi - change à un rythme sans précédent. Le succès économique futur de la Grande-Bretagne repose sur les cerveaux, les compétences et la créativité de tous les travailleurs. Le muscle seul n'est plus rémunéré ! La technologie progresse et ne cesse de transformer attitudes et conceptions. Le monde du travail repose de plus en plus sur l'information, et donc sur les bibliothèques. Les affaires sont internationales, et la moindre société de taille petite ou moyenne a des concurrents étrangers. La réussite économique ne peut être laissée aux seuls directeurs : elle concerne tous les salariés. Au vu de ces nouvelles données de l'industrie moderne, le système éducatif ne peut se contenter de produire des "produits" standards. L'industrie a besoin de gens capables de s'adapter, d'intégrer de nouvelles compétences, et disposant donc des moyens éducationnels pour le faire plusieurs fois au cours de leur vie professionnelle. Le rôle des bibliothèques dans ce processus ne peut pas être sous-estimé. [...]

    Si l'on veut que les entreprises puissent échanger librement leurs produits en Europe, il faut que les professionnels puissent faire de même. Si l'on veut que les ingénieurs, les juristes, les comptables, les bibliothécaires et les enseignants circulent librement entre les pays de la Communauté, il faut établir une reconnaissance commune des qualifications professionnelles.

    Ceci n'est ni nouveau ni inquiétant. Les vieilles universités médiévales d'Ecosse et d'Angleterre étaient par essence internationales. Leurs diplômes conféraient aux lauréats la possibilité d'enseigner partout en Europe. Leurs bibliothèques étaient de nature internationale. La reconnaissance mutuelle des diplômes n'est pas née en 1980 à Bruxelles, mais il y a plus de 600 ans à Paris, Bologne, St Andrew's et Oxford. Les docteurs, les maîtres, les étudiants formaient une confrérie itinérante. Les problèmes de langue étaient résolus par l'usage du latin. Les cursus universitaires de toute l'Europe possédaient une sorte de tronc commun qui facilitait la mobilité. En fait, ce qui gênait la mobilité, ce n'était pas la structure ou le style des université européennes, mais les guerres et les rumeurs de guerres qui rendaient si souvent les déplacements hasardeux ou impossibles.

    Aujourd'hui la mobilité internationale des étudiants existe, mais selon un shéma très différent. A l'échelle mondiale, elle concerne un nombre d'étudiants beaucoup plus important. Cependant, au sein de l'Europe, les flux ont été, jusqu'à ces dernières années, très modestes.

    Le traité de Rome ne fait aucune allusion à l'éducation, considérée comme une responsabilité nationale trop sensible. On raconte que Jean Monet, lorsqu'on lui demandait son avis sur la façon dont la Communauté Européenne avait été créée, répondait qu'il regrettait qu'elle n'ait pas démarré avec l'éducation. Presque quarante ans plus tard, cette erreur est réparée, et l'enseignement supérieur est devenu, avec le traité de Maastricht, une préoccupation certaine de la Communauté.

    La CEE a donc'lancé une série de programmes destinés à faciliter la mobilité grâce aux échanges en matière d'éducation, et qui ont des conséquences importantes sur les bibliothèques. Ce programmes, affublés d'acronymes exotiques: ERASMUS, LINGUA, TEMPUS, COMET concernent déjà plus de 70 000 étudiants. Ceci représente un pourcentage faible (2 %) de la population estudiantine de la Communauté, mais on peut espérer que, d'ici peu, 10 % des étudiants des pays membres participeront à ces échanges.

    Au Royaume-Uni, les établissements d'enseignement supérieur ont vite compris la nécessité d'étendre leurs cours et leurs formations au delà des frontières nationales, de viser des diplômes trans-nationaux et des enseignements à distance.

    Parallèlement aux programmes CEE, grâce à des accords bilatéraux, des cursus universitaires conjoints ont été mis en place avec des institutions similaires d'autres pays membres. Ces accords produisent des diplômés ayant passé au moins deux ans dans une autre université européenne, et donc familiers avec au moins deux langues et deux cultures de la Communauté. Hors de ces formations conjointes, il existe pour les étudiants de plus en plus de possibilités de passer une partie de leur scolarité dans une autre université de la Communauté.

    L'enseignement à distance est également appelé à jouer un rôle important. Il coûte moins cher que les déplacements de personnes et s'intègre parfaitement dans la formation permanente. Il est flexible et peut répondre aux besoins des étudiants plus âgés, plus jeunes, salariés ou chômeurs.

    Toutes ces évolutions représentent bien sûr de nouveaux défis et de nouvelles pressions pour les responsables des bibliothèques desservant notre système éducatif. Les bibliothécaires eux-mêmes sont aussi concernés par les programmes de la CEE destinés à accroître la mobilité professionnelle. Depuis plusieurs années, la CEE s'est attaquée au problème secteur par secteur, s'efforçant pour chacun d'eux d'harmoniser autant que possible les formations. Les directives résultant de cet exercice délicat se sont avérées très difficiles et longues à élaborer. Ainsi il a fallu sept ans pour s'accorder sur la directive concernant les architectes !

    En 1989, la CEE a donc proposé une nouvelle approche globale : la reconnaissance générale des qualifications professionnelles acquises dans tous les pays membres. La nouvelle législation repose sur le principe d'une confiance réciproque dans la qualité des diplômes de chaque système éducatif national. Elle s'applique à toutes les professions dont l'accès est réglementé et qui requièrent une formation équivalant à 3 années d'étude.

    Cent professions, incluant celle des bibliothécaires, sont concernées. Bien que la directive ne mentionne aucune condition formelle de langue, il est évident qu'une bonne connaissance de la langue du pays hôte sera nécessaire pour le recrutement et l'occupation effective d'un emploi à l'étranger.

    Votre profession est également directement concernée par certaines des propositions de loi dans le domaine du copyright.

    Il y a enfin un plan européen pour les bibliothèques doté de crédits destinés aux techniques de l'information. Plusieurs bibliothèques britanniques ont réussi à obtenir des subventions pour leurs projets, même si elles ont fait l'expérience inédite de la bureaucratie de Bruxelles.

    George Cunningham, directeur de la Library Association, m'informe de son départ pour la Haye dans quelques jours, en vue de participer à la mise sur pied d'une Fédération européenne des bibliothèques, de l'Information et de la documentation (EBLIDA). Je vous souhaite toute la chance communautaire possible !

    En conclusion, je tenterai de replacer les projets particuliers dont j'ai parlé dans le contexte général du mode de fonctionnement de la Communauté. En premier lieu, la bureaucratie à laquelle certains d'entre vous se sont heurtés. La bureaucratie européenne n'est pas si démesurée, mais elle est certes byzantine. En taille, le secrétariat de la Commission, qui traite 340 millions de personnes, est moins important que celui du "Scottish office". Pourquoi avons nous donc l'impression d'avoir affaire à un labyrinthe ? Cette situation s'explique à la fois par les bureaucraties nationales elles-mêmes et par la nécessité de garantir un réel contrôle de l'attribution des subventions. [...J

    Il convient de se montrer sceptique mais tolérant vis à vis de l'écart qui existe entre l' "euro-rhétorique" et l' "euro-réalité", comme nous le sommes vis à vis des politiques nationales qui se situent ellesmêmes aussi entre rhétorique et réalité. Il importe également de veiller à ce que ce scepticisme ne dégénère pas en cynisme. Il est aisé de se gausser des embarras de la bureaucratie communautaire, et de sa tendance à parfois rechercher coûte que coûte l'harmonisation totale. Mais derrière le comique de ces excès, se cache une question cruciale et de plus en plus importante : quelles sont les choses qui relèvent de la législation communautaire et quelles sont celles qui peuvent faire l'objet de simples accords inter-gouvernementaux ? Dans quelle mesure la Communauté doit-elle se concentrer sur les grandes questions stratégiques de l'intégration économique ou de la politique étrangère commune, plutôt que se préoccuper de décider de l'harmonisation des horaires de travail ou du nombre de minutes de publicité à la télévision ?

    Il s'agit là, dans le jargon de la Communauté, du principe de subsidiairité : principe selon lequel les décisions de politique générale doivent être prises au niveau le plus bas qui soit compatible avec les intérêts des citoyens. Ce principe est plus facile à énoncer en théorie qu'à interpréter dans la pratique, mais il y a en effet des problèmes que l'on ne peut traiter qu'au niveau communautaire, d'autres au niveau des administrations nationales, d'autres encore à l'échelon régional ou local.

    Le gouvernement britannique a eu raison de faire inclure ce principe de subsidiairité dans le traité de Maastricht, et je pense qu'il est essentiel pour les bibliothèques de la Communauté.

    Par exemple, dans le domaine des techniques d'information, il est important avant tout de se mettre d'accord sur des standards européens de logiciels et de matériels qui permettront à l'Europe de concurrencer le Japon et les Etats-Unis. Les bases de données sont une cible tentante pour qui recherche la compatibilité universelle.

    Mais les bibliothèques sont loin de n'être que des banques de données ; elles sont les centres de ce que nous appelons les Humanités. Je pense qu'elles constituent des institutions assez originales pour résister aux harmonisations abusives. Il est significatif à cet égard que le principal soutien apporté aux bibliothèques par les programmes communautaires soit dans le domaine des technologies de l'information et de la formation à visée professionnelle.

    Il existe bien depuis plusieurs années des efforts parallèles visant à créer une politique culturelle pan-européenne. La France, qui est particulièrement sensible au danger que représente ce qu'elle considère comme l'impérialisme culturel américain, a toujours beaucoup oeuvré dans ce sens.

    La difficulté principale de cette politique culturelle pan-européenne réside dans les problèmes de langue. Si le français, langue de travail de la Communauté avant l'adhésion de la Grande-Bretagne, a du céder la place à l'anglais, les choses se sont encore compliquées avec l'adhésion de la Grèce, du Portugal et de l'Espagne. Et pour ne prendre que l'exemple de la littérature, hormis quelques classiques d'un siècle précédent, quel est notre degré de familiarité avec le roman contemporain de France, d'Allemagne ou d'Italie ?

    Parler d'une culture européenne commune fait partie de notre euro-rhétorique. Une telle culture, au sens strict du terme n'existe pas. Ce qui existe, c'est une civilisation européenne basée sur le partage de valeurs communes.

    Les bibliothécaires se sentent peut-être un peu à l'écart du mouvement des projets de la Communauté européenne, mais au bout du compte, les bibliothèques et les bibliothécaires sont et doivent rester les gardiens de ce qui fonde réellement la civilisation européenne.