Il faut savoir qu'il n'y a rien de plus difficile, de plus risqué, de plus dangereux à conduire que d'initier un nouvel ordre de choses. » Machiavel.
Strasbourg, comme bon nombre de collectivités territoriales, a entrepris une modernisation de ses services municipaux. Cette évolution est rendue nécessaire par la transformation des besoins et attentes des habitants. Elle a également le souci économique de contenir la pression fiscale, tout en offrant de nouveaux services et en améliorant la qualité de ceux existant actuellement. Il faut donc que les activités et les structures évoluent. La bibliothèque, au même titre que les autres services, se trouve engagée dans ce processus. Son évolution est suivie avec d'autant plus d'intérêt que le maire, Catherine Trautmann, a fixé comme l'un de ses objectifs en matière culturelle le développement de la lecture publique à Strasbourg.
Afin de procéder avec méthode pour son évolution, la Communauté urbaine de Strasbourg (Cus) a élaboré un schéma directeur informatique en 1991. Elle est en train d'achever de définir son schéma directeur des ressources humaines. Dans un même souci de méthode, la bibliothèque a choisi de mener sa réflexion avec l'assistance de deux sociétés de conseil : IDRH-Formation chargée d'une première étude dans le domaine de la gestion des ressources humaines, TOSCA-Consultants pour l'audit informatique et l'assistance à la rédaction du cahier des charges. Un dernier point essentiel à la compréhension de la situation est le facteur temps : en moins de cinq ans, la bibliothèque municipale de Strasbourg (Bms) devra avoir plus que doublé les surfaces des bibliothèques de quartier (par la réalisation de trois constructions neuves), maintenu son effectif au nombre actuel d'agents (110), tout en augmentant le nombre d'usagers et d'emprunteurs encore largement en dessous des moyennes nationales (9 % de la population strasbourgeoise est inscrite à la bibliothèque).
Outre les résultats proprement techniques mis en évidence lors de l'audit sur les qualités/défauts de l'ancien système (sur lesquels on ne s'étendra pas car ce n'est pas notre sujet), l'étude du circuit du livre à la BMSa mis en évidence un certain nombre de dysfonctionnements :
Faute d'avoir repensé l'ensemble du circuit du livre (ou plutôt du document) en approche globale, on a informatisé l'organisation existante, les écrans venant remplacer le poste de travail manuel, en suivant le même séquencement qu'en fonctionnement non automatisé. Certaines tâches ne s'effectuaient qu'en certains lieux (pool de catalogage) alors que les terminaux, étant banalisés, permettent d'effectuer l'ensemble des traitements à un même endroit. Les documents à traiter, pour passer d'une tâche à l'autre, devaient être déplacés par les personnels jusqu'au lieu où devait être réalisée la tâche suivante. Avec la centralisation du catalogage (la centrale catalogue pour les annexes) et la spécialisation des tâches (catalogueurs, indexeurs-matière), l'organisation mise en place présentait toutes les caractéristiques d'une organisation taylorienne.
Était-elle au moins performante? L'audit IDRH avait mesuré les temps passés à l'accomplissement de chaque tâche par les personnels. On savait ainsi le nombre de livres catalogués à l'heure, le temps passé à l'indexation-matière, etc. Le type de mesure qui n'avait pas été effectué était celui concernant les délais existant entre chaque tâche ; ces mesures ont fait apparaître l'existence de temps morts entre les différents traitements que subissait le document, et ce à tous les niveaux de son circuit. La logique taylorienne n'avait pas été poussée jusqu'au bout, puisqu'il y manquait la chaîne (!) permettant au livre de passer du déballage à l'inventaire, de l'inventaire à la reliure, de la reliure à l'indexation, de l'indexation au catalogage, etc. A quoi bon cataloguer deux fois plus de livres à l'heure, si le délai de 15 jours entre l'indexationmatière et le catalogage demeure inchangé ?
Les résultats de l'audit concluaient à la nécessité d'organiser le changement : changement de système informatique et changement d'organisation du travail. L'acquisition d'un nouveau système de gestion de bibliothèque était motivée par les impératifs de mise en cohérence avec la politique informatique de la Communauté urbaine de Strasbourg d'amélioration de la qualité des services offerts au public (une enquête avait été menée auprès des usagers), et de ceux mis à la disposition des usagers internes, à savoir les personnels. Mais pour ne pas passer à côté des objectifs de la réinformatisation, il était indispensable de penser la nouvelle organisation du travail avant de définir les spécifications du nouveau système, qu'il fallait mettre au service de ladite organisation. Le nouveau système devait permettre la réelle réorganisation du circuit informatisé du livre (du document), optimiser les traitements, faciliter le redéploiement des personnels en interne (en supprimant les hyperspécialisations au profit d'une certaine polyvalence), responsabiliser la BMS (orientations du schéma directeur). Cela impliquait que l'on soit au clair sur les missions, les enjeux, les objectifs, les priorités.
« Plus la productivité du travail progresse, plus notre société s'astreint à faire deux fois plus d'épingles en un temps donné plutôt que de faire une quantité donnée d'épingles en deux fois moins de temps. » Bertrand RUSSEL.
Partant du principe que la productivité dépendait pour partie des ressources technologiques, mais pour partie, plus importante encore, de l'intelligence des situations ainsi que des capacités d'évolution et d'anticipation de chacun des utilisateurs, la réflexion sur l'optimisation des circuits et des traitements a été menée par le groupe de projet (1) en même temps que le travail sur l'audit informatique et sur la rédaction du cahier des charges. Et plutôt que de nous fixer comme objectifs d'augmenter la quantité de livres catalogués à l'heure, par exemple, nous nous sommes interrogés sur les moyens dont nous avions besoin et sur l'organisation à mettre en place pour que les livres acquis à la date DO soient mis en rayon à la date Dl. Les solutions passent par la récupération de notices, la multiplication des catalogueurs, la recherche d'une meilleure adéquation entre les informations rentrées au moment du catalogage et celles disponibles pour le lecteur, via l'OPAC. Toutes ces réflexions se sont traduites en fonctionnalités demandées au futur progiciel de gestion de bibliothèque dans le cahier des charges rédigé suite au travail de groupes constitués par fonction bibliothéconomique. De nouvelles pratiques se sont mises en place telles que la récupération de notices BN-Opale pour les nouvelles acquisitions de la médiathèque de Neudorf, choix d'indexation-matière Rameau. Des opérations commandos ont été organisées pendant l'été, pour rattraper le retard de catalogage, avec des objectifs de délai tous tenus par les personnels, voire écourtés. Le groupe de projet a élaboré les scénarios possibles d'installation du nouveau système, compte tenu des contraintes d'ouverture de la future annexe et des travaux de restructuration de la centrale. Conscient des chemins critiques de chacun des scénarios, il a délibérément choisi le scénario le plus court mais le plus motivant, dont on peut dire aujourd'hui qu'il se déroule conformément au planning établi.
La nouvelle médiathèque de Neudorf sert de site pilote, à la fois pour l'installation du nouveau système et la mise en place de la nouvelle organisation du travail. Le caractère expérimental de la phase actuelle, bien qu'il occasionne des désagréments, est plutôt bien vécu par le personnel qui apprécie d'être associé à la réflexion en cours. De nouvelles pratiques participatives s'instaurent. Les services prennent l'habitude de travailler avec plus de méthode. Ils sont aujourd'hui capables de proposer leur propre organisation en fonction des objectifs définis avec la direction.
Il est clair que la réflexion doit se poursuivre, toujours avec un fonctionnement en "groupe de projet" puisque ce mode d'organisation a prouvé son efficacité. La démarche doit maintenant se situer dans une approche prospective des ressources humaines permettant de mettre en évidence les compétences pérennes à entretenir, les compétences en évolution à faire progresser, les compétences en obsolescence à abandonner, et les compétences en émergence à acquérir. Toute cette démarche, ici rapidement exposée, sera bien sûr mise en oeuvre avec le souci de tenter d'adapter les structures à ce que devraient être les bibliothèques municipales à l'horizon 2000.
S. Michel et M. Ledru. - Capital compétence dans l'entreprise : une approche cognitive. - ESF éditeur, 1991.
P. Caspar et J.-G. Millet. - Apprécier et valoriser les hommes : réflexions et pratiques. - Éditions Liaisons, 1993.
M. Raimbault et J.-M. Saussois. - Organiser le changement. - Les Éditions d'organisation, 1983.