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L'accompagnement du système d'information de la Bibliothèque nationale de France

1994
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    L'accompagnement du système d'information de la Bibliothèque nationale de France

    La dimension humaine du changement informatique

    Par Marianne Carranza, Responsable trajectoire informatique Bibliothèque nationale de France

    Le projet de la Bibliothèque nationale de France est un projet d'envergure qui a comme originalité remarquable de mettre en oeuvre simultanément un nouvel édifice, une nouvelle organisation, de nouveaux outils informatiques et de nouveaux emplois. Pour se doter des moyens de gestion efficaces et indispensables au bon fonctionnement d'un tel ensemble, la Bibliothèque nationale de France mettra en place un système d'information global touchant aux aspects administratifs et bibliothéconomiques, prenant en compte la conservation ou les demandes du public, permettant une imbrication des applications et le partage de toutes les données. L'ensemble des métiers représentés dans une telle bibliothèque devra donc se mettre à l'heure de l'informatique. C'est pourquoi il a été indispensable de concevoir autour et avec les applications informatiques elles-mêmes un ensemble de mesures d'accompagnement permettant à leurs utilisateurs d'en prendre progressivement possession. Ergonomie des postes de travail, ergonomie des applications et interfaces homme-machine, documentation, formation, monitorat, assistance sont les éléments de base d'un système d'accompagnement, véritable projet dans le projet. La sous-évaluation ou l'absence de ce projet conduiraient inévitablement à un rejet du système d'information mis en place, quelle qu'en soit la qualité de réalisation par ailleurs.

    Pourquoi un système d'accompagnement ?

    Qui ne connaît pas la rogne sourde des utilisateurs professionnels de l'informatique, pestant contre les applications qu'ils utilisent ? Dans certains cas, le logiciel en question est effectivement raté, mais la plupart du temps, celui-ci est simplement mal adapté ou bogué et répondrait bien au besoin pour peu qu'il soit correctement utilisé. Malheureusement, il arrive souvent que la venue d'une application informatique dans un service ait été «parachutée» et vienne bouleverser des méthodes de travail éprouvées : c'est alors que l'ensemble des utilisateurs se ligue contre elle.

    Dans un premier temps, l'utilisateur adopte une attitude d'observation critique, voire de rejet face au nouveau venu dans son environnement de travail. Il va trouver au logiciel employé tous les défauts, ceux qu'il a et ceux qu'il n'a pas. Une série de maladresses naturelles de l'utilisateur, qui se sert à contrecoeur de cet outil fourni « pour son plus grand confort », va progressivement dégrader l'état des données et les sorties seront bientôt erronées. Toute défaillance prend alors une importance hors de proportion, la hiérarchie se plaint de la mauvaise qualité du produit qui est rapidement critiqué comme étant inadapté, non fiable, trop coûteux, etc. Dans un bref délai, on est tenté de le jeter aux oubliettes et il n'y a plus qu'à se résigner de génération d'utilisateurs en génération d'utilisateurs à subir cet outil jusqu'à la venue du prochain.

    Que s'est-il donc passé pour aboutir à un tel scénario catastrophe pourtant bien habituel? Les causes peuvent être multiples mais elles se ramènent la plupart du temps au fait qu'on a oublié que l'informatique n'est qu'un outil au service de l'homme et que celui-ci est fait d'exigences et de contradictions, de rationalité mais aussi d'instinct ; qu'il est autant capable de bonne volonté que d'agacement, qu'il peut faire des efforts d'adaptation ou s'en tenir à une rigidité bornée : tout dépend de la perception qu'il peut avoir du logiciel et de ses « relations » avec lui.

    Pour réussir son informatisation, le projet informatique de la Bibliothèque nationale de France ne se limite donc pas à produire un code conforme au cahier des charges et aux normes de qualité. Il cherche aussi à intégrer la dimension humaine du projet pour le « vendre » aux utilisateurs, prendre en compte leur niveau de compréhension, leur montrer tout l'intérêt qu'ils ont à l'adopter, leur apprendre et les aider à s'en servir.

    Comment et quand accompagner ?

    Pour prendre en compte cette dimension humaine dans le projet d'informatisation de la Bibliothèque nationale de France, plusieurs approches ont été prévues et mises en oeuvre. L'appropriation «heureuse du système d'information par ses utilisateurs demande du temps, de l'attention et l'investissement personnel de chacun des utilisateurs. Cette démarche dans le temps peut se résumer en quatre phases d'accompagnement.

    La prise de conscience: réunions et prototype

    Durant la phase préalable d'instruction, avant la réalisation du système, un rôle prépondérant a été donné aux utilisateurs. Le but de ces opérations était de donner le sentiment à l'ensemble des acteurs concernés de bâtir une oeuvre commune. Les équipes d'instruction fonctionnelle ayant mêlé informaticiens et utilisateurs de la Bibliothèque nationale et de l'Établissement public de la Bibliothèque de France se sont réunies plus de 300 fois. Cette étroite collaboration du personnel bien en amont de la réalisation a permis aux informaticiens de connaître les besoins réels des futurs utilisateurs ; dès le début, elle a fourni l'occasion aux utilisateurs d'exprimer leurs envies mais aussi de prendre conscience des limites et contraintes de l'outil.

    Une première échographie du futur système a été rendue possible - et a donc ainsi permis aux utilisateurs de voir le projet prendre corps - grâce à la méthode de validation des spécifications par pro-totypage. Le prototype fourni, modèle réduit du futur outil de travail, a permis aux utilisateurs de s'imaginer concrètement une ébauche de leur futur environnement de travail, à partir de manipulations réelles d'écrans, de claviers, d'échantillons de données et d'applications.

    L'information et la sensibilisation

    Après cette première phase qui vient de s'achever, une période d'information tous azimuts devrait commencer, fondée sur la démonstration du prototype du futur système d'information. Ces démonstrations s'adressent à l'ensemble des personnels de manière à ce que tous soient concernés au plus tôt par la mise en place de leur futur environnement informatique. Dans le même souci d'anticipation de la prise de contact des utilisateurs finaux avec l'outil de travail, le cahier des charges de réalisation du système d'information donne une large place à leur intervention.

    L'ergonomie des postes de travail et des applications sera faite en regardant les gens travailler plutôt qu'en écoutant les informaticiens. Dans la mesure où la richesse fonctionnelle des applications est importante, et dans la mesure où les fonctions assurées par une même personne sont accrues dans la future organisation de la Bibliothèque nationale de France, une attention particulière est portée à l'ergonomie générale qui doit toujours offrir la même interface homme machine, le même «look», les mêmes principes d'emploi quelles que soient les applications mises en oeuvre, afin de faciliter la mémorisation des modes opératoires. La validation, par les utilisateurs eux-mêmes, des interfaces homme machine et de la documentation utilisateur s'opérera en amont et servira de référence à l'écriture des applications.

    Une attention particulière est portée à la qualité des documentations utilisateurs qui doivent être écrites selon une approche métier plutôt qu'instrumentaliste. Le temps du "zéro papier" est encore loin de nos habitudes et l'importance de la documentation papier ne saurait être négligée. La plupart du temps les documentations utilisateurs d'applications informatiques rassemblent des images d'écrans, agrémentées de commentaires sur la structure des transactions et des champs de saisie. Or, pour l'utilisateur l'écran n'est qu'un des outils qu'il utilise pour exercer son métier. Afin d'éviter que les manuels utilisateurs soient plus difficiles à lire et à utiliser que l'application dont ils sont censés fournir le mode d'emploi, les manuels utilisateurs nécessaires pour la Bibliothèque nationale de France, destinés à de nombreux usages et types d'usagers, ont été prévus comme une articulation de divers types de manuels (manuels de référence, aide-mémoire, mode d'emploi par métier, etc.). Par ailleurs il a été demandé au réalisateur de la documentation utilisateur de veiller particulièrement aux problèmes de maintenance de cette documentation qui doit pouvoir vivre facilement au même rythme que les applications informatiques elles-mêmes.

    Participant à l'ensemble des moyens connexes de formation, les aides à l'écran qui répondent aux questions comment ? quoi ? pourquoi ? dans un contexte particulier ou sur un concept donné, les messages d'erreur, les modes formation (possibilité de travailler sur application réelle mais sur base de données «école»), les didacticiels (ensemble de leçons sur ordinateur) sont soumis à la validation des utilisateurs finaux durant cette période.

    Les utilisateurs interviennent également en amont de la mise en place des applications en les testant : découvrir les faiblesses d'un système permet à l'utilisateur de s'y attacher dans la mesure où l'être humain ne se sent plus écrasé par la perfection de la machine. Comme on le voit, la période de réalisation permet aux utilisateurs une imprégnation progressive et maximale du système d'information.

    L'appropriation et le rodage : la formation

    La planification des formations

    Une attention particulière doit être apportée au phasage des formations avec la production logicielle comme avec la mise en place des services. La répétition est un élément clé de la pédagogie: le projet de formation est fondé sur la prise de connaissance par l'utilisateur de tout élément, même partiellement disponible, concernant le système d'information (par exemple la validation des interfaces homme-machine et de la documentation avant même la production des applications définitives). Au cours du temps, ces éléments d'information seront répétés et enrichis, favorisant une appropriation progressive du système. Par ailleurs l'efficacité de la formation à un outil est maximale si elle est suivie par la mise en pratique immédiate des connaissances acquises. Les formations seront donc dispensées selon le rythme de déménagement et d'emménagement des services.

    L'approche métier: les typologies de métiers à former

    La production logicielle liée au système d'information de la Bibliothèque nationale de France touche à une vingtaine d'applications informatiques différentes. Chacune d'entre elles peut être utilisée à différents niveaux par des services qui combinent de manière spécifique les applications entre elles. Par exemple, un acquéreur n'utilisera que partiellement les potentialités du système de catalogage par rapport à un catalogueur qui bénéficiera de toute la richesse de cette application. Ce même acquéreur utilisera, outre les fonctions de catalogage, les fonctions de gestion de sa commande qui font elles-mêmes partie d'une application liée à la gestion des ressources financières utilisée pleinement par les services concernés. Ce constat a permis d'établir la nécessité absolue de prévoir les modules de formation en fonction de métiers s'appuyant eux-mêmes sur des typologies d'utilisateurs. Les typologies d'utilisateurs qui ont été recensées concernent en particulier les magasiniers (environ 700 personnes), les conservateurs et bibliothécaires (environ 500), les personnels d'atelier (environ 400), les administratifs (environ 200), les chefs d'équipe et inspecteurs de magasinage (environ 50), les formateurs/correspondants informatiques (environ 40), les personnels de caisse (environ 10) les personnels de la valorisation (environ 10), les informaticiens d'exploitation et d'administration du système, les responsables hiérarchiques à responsabilité stratégique. Le marché de réalisation du système informatique prend essentiellement en charge la formation des formateurs, des informaticiens et la sensibilisation stratégique du personnel d'encadrement.

    La sensibilisation stratégique

    Dans le projet de la Bibliothèque nationale de France, la transformation de l'organisation, des structures hiérarchiques, des outils informatiques existants, impose qu'une formation particulière soit assurée pour le personnel d'encadrement : l'acceptation par la majorité des personnels du système d'information qui sera mis en place ne peut avoir lieu que si la hiérarchie de l'établissement est convaincue du bien-fondé de ce système. Dans cette optique la sensibilisation du personnel d'encadrement quant aux apports de l'informatique dans la future bibliothèque a été prévue dans le marché de réalisation du système en amont de toute autre action de formation.

    Les types déformation : formation initiale, monitorat, rappel

    Avant que les applications informatiques ne soient disponibles, le plan de formation global de la Bibliothèque nationale de France prend en charge les cours concernant l'approche métier et organisation des différentes catégories de personnel. Dès que les applications sont disponibles, la formation initiale à l'utilisation des outils informatiques dans le cadre du métier concerné se met en place. Cette formation ne doit pas être trop éloignée de l'utilisation réelle des outils. Elle est suivie d'une période de monitorat où le stagiaire mis en situation de travail réelle est régulièrement et individuellement suivi par un moniteur . Au-delà de cette période, une synthèse est faite au niveau d'un groupe d'utilisateurs du même métier et une formation de rappel est alors dispensée.

    Les types de formateurs requis: gens du métier

    L'ensemble de ces actions de formation est conçu selon une approche du métier et non pas seulement selon un «savoir utiliser" des fonctions applicatives. Cette approche nécessite que les formateurs soient avant tout des gens du métier ayant intégré la connaissance détaillée des applications informatiques. En effet, trop souvent la formation est confiée aux concepteurs de l'application et même parfois aux développeurs : ceux-ci connaissent bien le détail de l'application, ses cas particuliers, son arrière-plan technique, mais ils n'intègrent pas toujours très bien le métier de l'utilisateur. Ils enseignent donc plus volontiers une manipulation d'écrans et de fonctions que la nouvelle approche du métier que favorise dorénavant cette nouvelle application. Utilisateurs et réalisateurs ont peu de chance de tomber d'accord sur ce qui est important et sur ce qui est accessoire: tel cas particulier, sans grand intérêt professionnel, peut avoir donné lieu à un développement informatique complexe et le concepteur de l'application lui accordera une trop large place dans la documentation et dans la formation. Connaissant trop bien la logique de l'application, ces concepteurs ont du mal à imaginer que l'utilisateur puisse rencontrer des difficultés. Ignorant la réalité du métier de l'utilisateur, ses contraintes, ses habitudes, ses tabous, les informaticiens ont tendance à réduire la formation des utilisateurs à une démonstration des qualités intrinsèques de l'outil et de son mode d'emploi.

    Le projet de la Bibliothèque nationale de France a donc fait le choix de formateurs « métier«: cette équipe qui comprendra une quarantaine de personnes sera elle-même formée par les informaticiens de la réalisation et acquerra ainsi la double compétence. La formation de formateurs est prévue dans le marché de réalisation du système d'information. Cette approche par le métier devrait permettre de réduire l'écart généralement observé entre la situation d'apprentissage et l'utilisation professionnelle. Ce choix permet, en outre, de préparer l'avenir en faisant migrer ces formateurs - une fois les étapes de formation lourde passées (plus de 2000 personnes sont à former) - vers des fonctions de correspondants informatiques et de préserver ainsi dans les équipes métier les compétences nécessaires pour réaliser l'interface entre équipes informatiques et équipes utilisatrices dans les phases qui suivront la mise en place du système d'information : il serait impensable en effet de conserver à long terme dans une équipe informatique l'ensemble des formateurs initiaux.

    La maîtrise du système d'accompagnement

    En régime de croisière, la structure d'assistance aux utilisateurs est naturellement mise en place par le biais des correspondants informatiques qui auront réalisé les formations initiales, puis auront regagné leur corps d'origine tout en gardant un pied dans les services informatiques. Déjà connus dans les services utilisateurs, ils seront d'un abord plus facile pour ces derniers. Confrontés quotidiennement, dans le cadre de leur travail, aux mêmes problèmes de mise en oeuvre que l'utilisateur de base, ils seront à même de fournir les conseils fonctionnels et techniques appropriés. Ces correspondants pourront alors être en mesure de centraliser les retours d'expérience de l'ensemble des utilisateurs et faciliter ainsi les évolutions du système.

    Les moyens qui permettent à l'utilisateur d'acquérir son autonomie dans l'utilisation des applications informatiques sont nombreux. L'expérience montre que chacun de ces moyens possède ses caractéristiques propres et que l'efficacité de l'accompagnement passe par leur coordination et mise en cohérence. La formation doit inclure l'usage des différents supports de documentation ou du réseau d'assistance ; les aides peuvent renvoyer à des fiches utilisateurs synthétiques ou à des manuels de procédures, etc.

    La conception globale du système d'accompagnement doit prendre en compte les différents types d'acteurs concernés et les fonctions multiples qu'ils sont amenés à assurer. Les utilisateurs de la Bibliothèque nationale de France diffèrent par ce qu'ils sont, ce qu'ils font, ce qu'ils savent : les connaissances et les savoir-faire seront acquis grâce à des outils variés mais bâtis sur une stratégie pédagogique globale. Les rôles attribués à chacun des outils, les recouvrements éventuels, les couplages et les renvois de l'un à l'autre doivent être décrits précisément. Il convient donc de détailler les outils communs à différentes populations et ceux adaptés à une cible spécifique.

    Une véritable ingénierie de la formation doit par conséquent être mise en place pour intégrer la complexité de ce projet. Le système d'accompagnement est un projet à part entière qui sera développé selon les phases de conception générale, conception détaillée, réalisation, tests, diffusion et maintenance. Si la mauvaise qualité du système d'accompagnement peut tuer définitivement une bonne application, un bon système d'accompagnement ne peut masquer complètement un défaut de l'application. Par contre il peut aider les utilisateurs à prendre patience.

    Cependant, malgré tout le soin que l'on aura apporté à ce projet, il ne peut agir comme une baguette magique : chacun des acteurs doit prendre le temps d'assimiler et d'intégrer les apports du nouveau système d'information, aidé en cela par la volonté affichée de sa direction de faire sien ce système.

    Référence bibliographique

    Marie Ymonet et Jean-Marc Berlioux. -L'Art d'accompagner les applications. (L'informatique professionnelle).