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    Gérer les jardiniers de la connaissance...

    Par Martine Blanc-Montmayeur, Directeur Bibliothèque publique d'information

    C'est pour moi une évidence -que nous sommes quelques-uns à partager depuis une dizaine d'années : diriger un établissement de lecture publique n'est rien d'autre que diriger du personnel. Ce constat demande à être précisé, car rien ne se partage moins aisément que les évidences.

    Tout d'abord, cela n'est affiché nulle part : la définition du conservateur responsable de bibliothèque est fondée sur sa responsabilité scientifique, une responsabilité sur des collections, sur un patrimoine, sur la diffusion de l'information. La direction du personnel n'apparaît au mieux que comme un outil ou un moyen pour assumer au mieux cette responsabilité scientifique.

    Ensuite, quand une évolution récente nous a fait glisser de ce rôle d'érudit en charge de collections patrimoniales vers celui d'ingénieur de l'information au premier concept de responsabilité scientifique, est simplement superposé un concept de maîtrise de l'ingénierie et des techniques d'information. Là encore dans ce cadre, la gestion et la formation continue du personnel ne sont considérées que comme un outil d'efficacité et de performance de l'établissement.

    Enfin, dans les derniers mouvements, qui font que la bibliothèque, parmi d'autres établissements culturels, doit trouver un créneau dans la production de nouveaux objets culturels (y compris et surtout les produits issus des nouvelles technologies : vidéodisques, CD-Roms, CDI, etc.), il s'agit de maintenir une certaine idée de l'objet culturel et du rôle de la bibliothèque comme centre de ressources.

    Parterres...

    Somme toute, le discours sur les oeuvres, les collections, les fonds, même s'il a pris des tournures de plus en plus sophistiquées s'inscrit strictement dans la ligne de celui du bibliothécaire érudit du XIXesiècle, dans sa tour d'ivoire. Ce sont, même sous des allures transformées, les oeuvres, les collections, le fonds qui légitiment notre action.

    Si on réfléchit, cet état de fait repose sur le postulat non dit que l'existence des oeuvres, quelle que soit leur valeur, implique l'existence d'un public face à elles et que, même si la rencontre entre les deux est plus ou moins difficile, c'est une réalité incontournable.

    Or, on peut se poser des questions sur ce que recouvre cette réalité. Les travaux sur l'illettrisme, les recherches dans les sciences cognitives, les expériences des enseignants au quotidien montrent que le concept de la transmission des connaissances et du savoir perd de plus en plus de son évidence dans un monde qui a fait éclater les contraintes de l'espace et du temps. Avec la mondialisation actuelle de la circulation des images et des idées et la cassure des chaînes naturelles de compréhension du savoir (que tous les enfants sachent reconnaître la vache dans le steak haché ou le poisson dans le carré pané proposés par la cantine), la diffusion des connaissances pose paradoxalement, en parallèle avec le développement de l'idée de démocratisation de l'accès au savoir, des problèmes gravissimes.

    Les débats des dernières années qui opposaient les tenants de la classification fondée sur une organisation traditionnelle du savoir aux partisans d'un classement par centres d'intérêt, correspondant mieux à une vision du monde plus éclatée et plus individualiste, sont bien révélateurs de cette question qui dépasse les problèmes bibliothéconomiques de signalétique et de circulation du public dans la bibliothèque.

    Accès...

    Si cette vision est un tout petit peu fondée, le rôle d'une bibliothèque, et donc des bibliothécaires, est d'explorer et d'investir le phénomène de la transmission et de la reconnaissance du savoir. Cela devrait devenir l'enjeu prioritaire des bibliothèques, au moins de celles qui font partie de la lecture publique. Et, pour cela, il faut former le personnel de telle sorte qu'il soit capable avant tout d'analyser les problèmes posés par cette transmission et de la faciliter.

    De quels moyens dispose-t-on pour diriger un établissement et son personnel en essayant d'aller dans ce sens ?

    C'est une question grave, car parallèlement, les bibliothèques sont soumises, comme tout le reste, à une massification de la demande et du public. Cette massification occulte la vision du problème de transmission : on a l'impression que le système bibliothèque fonctionne bien, puisqu'il s'y presse un public de plus en plus nombreux.

    Face à cela, les bibliothécaires, qui sont en majorité issus des universités de lettres et de sciences humaines, sont proportionnellement peu nombreux à avoir fait des études de psychologie. Pourtant, les bibliothécaires de lecture publique peuvent puiser dans leur formation professionnelle des atouts considérables pour s'occuper de ces questions. D'un côté, ils ont intégré l'idéologie du libre accès et le principe de mettre le maximum de documents à la portée des usagers. D'un autre coté, leur formation fondée sur la trilogie du penser/trier/classifier est un bon moyen de maintenir cette structuration de la pensée. Le « penser/trier/classifier représente une excellente interface entre les contenus intellectuels et le poids des objets matériels.

    Voilà pourquoi finalement les bibliothécaires sont plus alertés qu'ils ne le pensent sur ce problème et plus propres à y apporter une réponse originale. A la différence des enseignants, qui transmettent un savoir fragmenté, passant par le canal d'un individu, le maître, et consacré à un aspect d'une discipline, le bibliothécaire est apte à transmettre la notion de collection. Et donc d'accumulation. Et donc de la nécessaire organisation. Sur ce point, la formation qu'il a reçue est excellente. Les outils sont en place : la révolution du libre accès a permis une perception visuelle de l'accumulation et du classement par les lecteurs.

    Les recherches d'Eliséo Veron ont permis d'établir que chaque type de lecteurs face à cette organisation peut réinventer sa démarche originale, sa déambulation personnelle ; mais ces déambulations ne sont possibles que parce que les collections sont structurées en amont.

    et cheminements

    On a construit des bibliothèques, on y a offert des documents de toutes natures, et tout montre que cela fonctionne, mais nous avons une action prioritaire à mener, c'est de montrer comment cela fonctionne. Il n'y a que le personnel qui puisse le faire, et pour cela, il est essentiel que soit directement au contact du public le personnel le mieux formé. Voilà l'apport irremplaçable des bibliothécaires sur le débat de la transmission des connaissances.

    Ces vérités sont aujourd'hui reconnues dans les bibliothèques pour la jeunesse. Les personnels au service des enfants dans les équipements de quartiers l'expérimentent tous les jours. Ils détiennent un savoir précieux, qui devrait être capitalisé, en termes conceptuels et non en termes de comptes rendus d'expériences. Se sont élaborées un peu partout des stratégies pédagogiques de médiation (par exemple, différents jeux autour des classifications, du type jeu de l'oie ou dominos) qui mériteraient d'être étudiées de façon universitaire.

    Pour la population adulte, deux pistes doivent être explorées. Tout d'abord le développement de l'information force peu ou prou les bibliothécaires à transformer leurs pratiques en celles de documentaliste : à cet égard, l'augmentation constante dans les bibliothèques publiques de la demande de documentation sociale est un bon exemple de la nécessaire mutation des pratiques professionnelles, y compris et jusque dans l'accompagnement du lecteur.

    En ce qui concerne ce que j'ai appelé plus haut l'accumulation », il conviendrait de réfléchir à une accumulation plus raisonnée, qui rende encore plus visible les chemins structurants de la connaissance. Par exemple, l'idée de réintroduire dans une discipline donnée, à côté des nouveautés, les classiques, les cent titres qui ont fondé cette discipline pourquoi ne pas mettre Élisée Reclus ou Vidal de La Blache dans les livres de géographie... Les différentes études sur les politiques d'élimination ont bien montré que cette notion de transmission s'est perdue. On élimine ce qui sort peu ou pas, pour donner une image actuelle, immédiate, moderne du fonds. Ce serait pourtant intéressant de mettre en évidence l'histoire d'une discipline, avec ces classiques qui, même s'ils ne sortent pas beaucoup, donnent visuellement l'idée qu'une discipline n'est pas réduite à son actualité, l'idée d'une assise du savoir. Je suis sans doute trop vieille, mais c'est dans cette perspective que l'idée même de bibliothèque virtuelle me terrorise.

    Si donc on accepte ce principe du rôle primordial du personnel en service public, le directeur d'établissement est au premier chef responsable de la formation de son personnel dans cette optique.

    C'est là que l'idée des bibliothécaires comme médiateurs essentiels prend tout son sens. Concernant le service public, une bibliothèque se juge non plus sur la qualité des collections, mais sur le rapport que son personnel est capable d'établir entre ces collections et le public, sur ses performances pédagogiques. Ces performances » devraient être définies régulièrement en termes d'objectifs clairs et précis, intégrant les études statistiques sur la circulation des collections, d'oeuvres, de titres, de différentes formes de documents (périodiques, annuaires, encyclopédies), sur les temps de consultation, sur la fréquence d'utilisation. Tous ces outils d'analyse et d'évaluation des renseignements aux lecteurs constituent un contrepoids indispensable au phénomène d'usure rapide de la qualité dudit renseignement, à cause de son aspect forcément répétitif.

    Ces principes rencontrent des obstacles. Tout d'abord, de façon statutaire, les postes et les fonctions continuent à être définis non par les capacités de médiation avec le public, mais par celles concernant la gestion des collections. Ensuite, dans le cadre de la fonction publique, il est toujours délicat de demander un effort considérable aux personnels, en sachant que cet effort ne sera pas suffisamment pris en compte dans le déroulement de la carrière des agents. Enfin, s'il est facile d'évaluer le travail des personnels en ce qui concerne la gestion des collections, les outils manquent pour juger de l'efficacité de la médiation. Les enseignants savent, à la lecture d'une copie, si le savoir qu'ils voulaient transmettre est passé. Tout autre est la question de juger de l'efficacité d'une transmission de masse auprès de gens qui ne viennent que sur leur temps de loisir!

    En matière de gestion des ressources humaines, ce changement nécessite au moins deux choses : un approfondissement permanent des connaissances pures des agents, et une formation sur la communication, commençant par le b-a, ba, c'est-à-dire l'accueil du public, qui donneraient aux bibliothécaires une connaissance du fonctionnement des individus en groupe, des éléments de psychosociologie des groupes. Car la bibliothèque a pour originalité, entre autres, d'être un lieu collectif d'appropriation individuelle du savoir et de la culture.

    Il reste à dire, pour conclure, qu'il est difficile de persuader une équipe qu'il s'agit là d'un enjeu intéressant. Les bibliothèques de lecture publique sont pourtant les derniers lieux rassembleurs d'un savoir encyclopédique général (cela devrait être l'école, mais en France, elle ne s'occupe pas ou peu des adultes). Elles sont les derniers témoins concrets de la visibilité du savoir. Et comment les bibliothèques virtuelles pourront-elles jouer ce rôle ?