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    Michel Melot

    Par Michel Melot, Président Conseil supérieur des bibliothèques

    Ces trois journées très riches ont apporté la confirmation, s'il en était besoin, que, lorsque le livre change, que le public change, les bibliothèques changent, et j'ai constaté que lorsque les bibliothèques changent, les bibliothécaires changent aussi.

    Or, le livre et, plus encore, les périodiques ont connu cette année même une mutation profonde et durable. Le public, quant à lui, continue de s'élargir, de se diversifier, et de se montrer plus exigeant. Cette année en effet a été marquée par le fait que la mutation annoncée de l'écrit s'est confirmée sous la forme de plusieurs progrès techniques qui modifient de façon sans doute irréversible, la chaîne de l'imprimé.

    Mutations de l'écrit

    Le premier de ces progrès est le codage électronique des documents, qui s'est généralisé et normalisé, remettant en cause la notion d'unité bibliographique sur laquelle est fondée une bonne partie de nos outils et de nos méthodes.

    Le second est la numérisation, dont on est aujourd'hui certain qu'elle constituera le mode uniforme de reproduction de tous les documents, qu'il s'agisse d'images fixes ou animées, de sons ou de textes, balayant toute distinction par support sur laquelle est fondée une bonne partie de nos organigrammes et de nos pratiques.

    Le troisième est tout récent, c'est la compression de ces documents à des taux que nul n'espérait atteindre voilà encore quelques mois, et qui permet de transmettre à bas coût et sur des réseaux de télécommunication banals, l'ensemble de ces documents, y compris la télévision que l'on peut désormais capter sur l'écran d'un micro-ordinateur.

    J'en ajoute un quatrième, le protocole INTERNET qui permet à quiconque de se connecter par une simple liaison téléphonique à tous les centres de calcul du monde quel que soit leur système et leur puissance et qui vient lui aussi d'être reconnu comme norme internationale d'échange de données.

    Ces nouveautés viennent transformer le rôle de chacun des acteurs de la chaîne qui va de l'auteur au lecteur, et provoquent actuellement une crispation de tous les corps de métiers concernés. Chacun aujourd'hui, auteur, éditeur, libraire, officine d'abonnements, producteurs et serveurs de bases de données, documentalistes et bibliothécaires enfin, est occupé à redéfinir ses compétences, à affirmer son identité, voire à sauvegarder son territoire. Ce n'est pas un hasard si la question de l'évolution des métiers est à l'ordre du jour et l'on ne peut que féliciter l'ABF de l'avoir choisie pour thème de ce congrès.

    La crispation dont je parle se manifeste dans les batailles en cours pour les normes. Les documents électroniques intègrent un code d'identification du document qui fait aujourd'hui l'objet de toutes les convoitises, car il permettra de contrôler la circulation des documents et la redistribution des droits d'auteur. Les bibliothécaires ne sont pas invités aux négociations, sur un domaine, celui des numérotations normalisées, qui jusqu'ici leur appartenait.

    Nul ne sachant aujourd'hui qui sera chargé de ce contrôle, les interrogations se reportent sur l'exercice même du droit d'auteur. La question du droit sur les photocopies, ou celle du droit de prêt en bibliothèque ne sont que des escarmouches au regard de la bataille rangée qui se prépare, dans laquelle on assiste à l'arrivée de nouveaux acteurs, beaucoup plus puissants que les métiers traditionnels du livre, éditeurs, libraires et, a fortiori, bibliothécaires : ce sont les producteurs de programmes de télévision, les industriels des jeux vidéos, les constructeurs de matériel informatique, et les opérateurs des réseaux de télécommunication.

    La question du droit de prêt a beaucoup occupé cette année les membres du Conseil supérieur, car nous avons tenté de la poser dans sa complexité et le long terme de ces évolutions. La réponse que nous suggérons d'apporter aujourd'hui, et qui rejoint largement celle des associations de bibliothécaires, ne clôt pas le dossier, elle ne fait que l'ouvrir à un moment où le droit de l'audiovisuel va s'imposer à l'ensemble des documents, puisqu'ils seront réduits aux mêmes supports et passibles des mêmes traitements juridiques, commerciaux et bibliographiques. L'intégration des droits dans l'usage même du document, selon la logique du minitel, est sans doute appelée à se généraliser. Elle ne signifie pas pour autant l'abandon du principe de gratuité pour l'usager final, dans le cadre d'un service public. L'expérience d'INTERNET, dont les coûts sont pris en charge par les centres de calcul et dont l'usage reste gratuit pour l'utilisateur final, fait aujourd'hui exemple, et son succès fait réfléchir tous ceux qui croyaient que la logique de la rentabilité immédiate et de la re-facturation systématique étaient les seules que l'on pouvait encore comprendre. C'est dans cette perspective que le Conseil supérieur continue d'observer ces évolutions et s'efforce de garder le contact avec les acteurs de plus en plus nombreux de ce jeu compliqué dans lequel les bibliothécaires sont appelés à se situer et à prendre parti.

    Partage des missions

    D'autres dossiers sont aussi actuellement débattus au sein du Conseil, liés aux nouvelles conditions de la bibliothéconomie, qui doit trouver sa traduction dans la structure même de nos établissements. Il est de plus en plus possible et de plus en plus nécessaire de partager les missions confiées aux bibliothèques, et cela suppose de les redéfinir lorsque ces missions ont vieilli ou qu'elles sont devenues confuses. Un consensus apparaît d'emblée parmi les membres du Conseil supérieur, pour considérer que ces restructurations à l'échelle du territoire ne peuvent prendre appui que sur de grandes bibliothèques existantes, municipales ou universitaires, dans chaque région. La réflexion que nous menons aujourd'hui porte sur ce que devraient être les bibliothèques municipales classées, sur ce que devront être les bibliothèques municipales à vocation régionale, sur les rôles respectifs de l'INIST, des pôles associés de la Bibliothèque de France et leur articulation avec les CADIST.

    Cette réflexion en cours sur la connexion des fonctions nationales des bibliothèques et leur juste partage en entraîne une autre, plus délicate, sur l'application aux bibliothèques de la notion de patrimoine, qui semble s'être parfois évaporée devant les avancées conjuguées de la lecture publique et des nouveaux médias. Le patrimoine des bibliothèques ne ressemble à aucun autre et le Conseil supérieur s'est posé, lors de sa dernière séance, le 19 mai, la question de savoir si l'on peut en donner une définition spécifique ; quel texte programmatique, réglementaire ou législatif serait pertinent pour définir ce que doit être aujourd'hui la responsabilité patrimoniale d'une bibliothèque, sachant qu'il ne s'agit pas uniquement de collections mais aussi d'équipements, de services et de compétences ?

    Les lois qui régissent les monuments historiques, les archives ou les musées définissent ces institutions à partir des documents dont elles ont la charge, selon une logique où la mission patrimoniale est clairement prioritaire. Nous savons que cette approche est réductrice pour les bibliothèques, qui ont toujours été écartelées entre leur mission patrimoniale et leur mission de divulgation du savoir, et que c'est le juste équilibre entre ces deux principes souvent contradictoires qui constitue ce que j'appellerai non pas le métier, mais l'art du bibliothécaire. Une juste appréhension du rôle patrimonial est donc indissociable d'une bonne définition de la place que prennent les nouvelles technologies dans les bibliothèques.

    Une autre question prioritaire dans nos ordres du jour, toujours liée à l'évolution rapide de nos pratiques, est bien sûr celle des formations. Si elles sont aujourd'hui insuffisantes et déstabilisées, ce n'est pas uniquement pour des raisons occasionnelles ou statutaires. La multiplication des spécialités, par type d'établissement, par type de document ou par type de public, ne trouve plus de place dans les cursus de formation initiale, alors que les connaissances de base, qui restent à définir, n'ont jamais été autant demandées et que les différents métiers de bibliothécaire, de documentaliste, d'enseignant-documentaliste, n'ont jamais été eu autant d'outils communs et de bagage fondamental.

    Suffisamment de réflexions sont engagées sur ce sujet pour que je ne m'y étende pas, mais le Conseil supérieur examinera avec attention les résultats de toutes les études menées parallèlement dans les administrations, les associations professionnelles, les établissements d'enseignement. Il faudra particulièrement veiller à ce que soient prises en compte les connaissances de l'ensemble des grades, car nous savons que l'évolution technologique a touché les personnels de toutes catégories, bien que les moins favorisées soient au-jourd'hui les seules à en attendre, encore, la reconnaissance.

    L'inflation documentaire que ces nouveaux moyens engendrent, l'accroissement en nombre et en variété des besoins de nos lecteurs, loin de contourner les intermédiaires que nous sommes, font que jamais les bibliothécaires ne seront aussi nécessaires pour garantir la libre découverte, le libre choix et le libre accès de tous à la culture et à l'information.

    Concernant le rôle et le travail du Conseil supérieur, une chose m'apparaît aujourd'hui claire, c'est que dans une telle période de confusion, de redéfinition des tâches, de redistribution des rôles, le lieu de convergence et de synthèse qu'il constitue est unique ; qu'il doit être préservé et utilisé au mieux par les ministères dont il dépend comme par l'ensemble des professionnels intéressés. C'est pourquoi je demande instamment aux représentants de ces ministères de ne pas laisser trop longtemps vides les nombreuses places devenues vacantes au Conseil depuis plusieurs mois. Ces places sont précieuses. Le Conseil n'est riche que des individus qui le composent et de leur diversité. Le Conseil supérieur, dans son unicité et dans sa diversité, est comme l'image des bibliothèques qui doivent plus que jamais aujourd'hui garder leur unité dans un milieu de plus en plus composite et un monde de plus en plus complexe.