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    Comment les bécépistes découvrent leurs lecteurs

    Par Marguerite-Marie Untersteller, Conservateur général des bibliothèques

    Je ne ferai pas ici un exposé à coup de chiffres et de statistiques sur la création du prêt direct en 1966 à la BCP du Bas-Rhin, mais je livrerai plutôt les réflexions qui ont nourri à l'époque, et continuent toujours de soutenir ma réflexion professionnelle, à la veille de prendre ma retraite.

    Ces réflexions sont nées de rencontres qui ont provoqué des questions : les animateurs des maisons des jeunes et de la culture, les responsables de l'éducation permanente à la Jeunesse et aux Sports, les amis de Peuple et Culture, je n'évoquerai ici que la figure de Bénigno Cacérès qui nous a quittés voici peu... Des collègues aussi, qui s'interrogeaient sur le sens de leur action, ceux du "Groupe des Sept (pas le clan...), une poignée de farfelus dont je fus, avec Noé Richter qui l'évoque dans son livre La lecture et ses institutions. Ils ont tenté, deux années de suite, en 1966 et 1967, dans la douceur tourangelle, de reconstruire le monde et les bibliothèques, en plaçant l'Homme, c'est-à-dire pour nous le lecteur potentiel, au centre de leurs préoccupations.

    Fille spirituelle de René Fillet, je me devais de rassembler quelques souvenirs pour éclairer cette aventure du prêt direct et l'espèce de révolution qu'elle impliquait dans le petit monde bien rôdé des BCP.

    Pourquoi le prêt direct juste avant l'explosion de mai 68 ?

    De 1945 à 1965 vingt ans se sont écoulés depuis la création des BCP ! Après les caisses pour transporter, puis les rayons pour présenter les livres, le prêt direct constitue une nouvelle étape dont on n'a d'ailleurs pas fini d'explorer les tenants et les aboutissants... Essayer d'en décrire la genèse et comprendre pourquoi nous avons été amenés à lancer ce nouveau mode de fonctionnement dans les BCP, tel est le propos de ces pages.

    Une question me tenaillait : Après tout, qu'est-ce qui est le plus important dans une bibliothèque, les livres ou les lecteurs ? La question pouvait sembler insolite et même franchement stupide, tant la réponse semblait aller de soi à l'époque (1) . Une bibliothèque, comme son nom l'indique, c'est une boîte avec des livres, qui ont des lecteurs bien sûr, sinon ils risqueraient de s'ennuyer ferme, solitaires sur leurs rayons, ou dans les caisses laissées à nos dépositaires. La projection du film d'Alain Resnais, Toute la mémoire du monde, discuté en ciné-club, dans les MJC et foyers ruraux, me faisait voir une bibliothèque qui ne me plaisait pas, même si ce n'était que la BN ! Une bibliothèque sans lecteur, à quoi cela peut-il bien servir ?

    Quant à ceux qui ne viennent pas, qui ne lisent pas, ils ne nous intéressent pas ! Cette phrase définitive me fut assénée un jour, elle reflétait un certain état d'esprit dans la profession à l'époque. Il fallait être fou pour s'intéresser aux non-lecteurs...

    Donc question stupide, voire provocatrice... ? Mais oui, elle l'était, provocatrice, et je me rappelle l'avoir lancée dans une discussion entre collègues tant, dans les années 1964-1965, les 96 % de la population adulte qui ne fréquentaient toujours pas nos dépôts de livres, m'intriguaient. Pourquoi, mais pourquoi ne viennent-ils pas, pourquoi ne lisent-ils pas ?Et je me sentais beaucoup plus intéressée, et interpellée, par ces non-lecteurs, que par les lecteurs heureux ou chanceux qui avaient su ou pu trouver le chemin de la bibliothèque ou de ce qui en tenait lieu, nos dépôts.

    Une BCP en quête de lecteurs...

    Héritant en 1962 d'une BCP qui avait réussi le tour de force de desservir la quasi totalité des 558 communes de son ressort -avec environ 700 dépôts, en majorité scolaires - j'ai eu la chance d'avoir mon attention appelée très tôt sur les conditions de vie et de travail, donc de loisirs, des habitants de la vallée de la Bruche par le pasteur de La Broque, Jean-Paul Haas. Il me faisait remarquer que nos dépôts de livres placés le plus souvent dans des salles de classe et gérés par des instituteurs-dépositaires, avaient peu de chance d'être fréquentés par des travailleurs qui partaient très tôt le matin sur Strasbourg, et rentraient tard le soir. La fatigue du trajet s'ajoutant à celle du travail, la lecture représentait un effort que peu étaient capables de consentir pour une activité qui se voulait encore essentiellement de loisirs, la BCP n'ayant pas vraiment intégré ni développé la fonction informa-tion/documentation d'une bibliothèque. Peu dans la profession songeaient que la fameuse " salle d'étude qui occupait une place de choix dans les bibliothèques municipales, aurait pu aussi trouver des amateurs et répondre à des besoins dans la population dite rurale... Comment d'ailleurs la BCP aurait-elle pu remplir cette mission avec des dépôts qui ne dépassaient que très rarement la centaine de livres... Ne parlons pas de l'absence totale de toute revue ou périodique quelconque, ni des usuels ! Quant aux documents audiovisuels, nul n'en parlait, sauf à être prophète, comme le futur Inspecteur général Paul Poindron qui dès 1953 déclarait « au petit monde des bibliothécaires qui ne vit que par et pour le livre, que celui-ci n'est plus le support unique de l'information et qu'il n'a plus le monopole de la diffusion de la culture. La mission du bibliothécaire n'est pas de diffuser le livre, mais d'éveiller le sens critique de l'usager, qui saura alors distinguer le bon livre du mauvais, reconnaître le bon film, la bonne émission de radio et de télévision. En faisant l'éducation du lecteur, le bibliothécaire ne doit pas oublier cette unité de l'éducation où le livre joue un rôle capital, mais non le seul. Celui qui aura appris à choisir ses lectures, saura également choisir son film, son émission. Et (il) posait la question : « La bibliothèque doit-elle devenir aussi filmothèque, discothèque et faire appel à la radio, à la télévision » Il ne savait ou ne voulait pas répondre à cette question. Mais il jeta, dès cette époque, une idée capitale, celle de la médiathèque. En recommandant aux bibliothécaires d'accueillir l'image et le son dans leurs collections et d'organiser le prêt de disques, il a mis fin au discours stérile sur les concurrents du livre, tenu par les esthètes et les académiciens pendant plus d'un demi-siècle (2) »...

    Je découvrais, au fil des tournées, et lors des discussions que je pouvais avoir avec les responsables de l'éducation populaire dans le département (3) , un « décalage » énorme entre le travail fourni par la petite équipe de la BCP, toujours aussi enthousiaste pourtant et qui ne ménageait ni son temps, ni sa peine, et les résultats sur le terrain.

    En 1966, soit vingt ans après sa création, la BCP avait parcouru des centaines de milliers de km d'un bout à l'autre du département et par tous les temps, (plusieurs tours de la terre avaient usé deux bibliobus), et déposé deux millions de volumes. Elle avait tenté avec ténacité, quoique de manière restreinte, faute de temps et de moyens, des expériences dans le domaine de l'animation et de la formation pour les dépositaires (stages, livres vivants, clubs de lecture, etc.). Les résultats obtenus ne reflétaient pas les efforts déployés. À part les enfants des écoles primaires et leurs enseignants, nous ne touchions pas 4 % des adultes et des jeunes entrés dans la vie professionnelle (4) . Comme toutes les BCP sur le terrain nous avions investi à fond dans le service des écoles, pensant ainsi gagner à la lecture nos futurs lecteurs adultes ! Las ! il fallut bien se rendre à l'évidence, sitôt quittés l'école et son mode d'approche de la lecture, nos futurs lecteurs se perdaient dans la nature et les méandres de la vie active où le livre apparemment ne trouvait pas, ou plus, sa place.

    Une bibliothèque pour ceux qui lisent ou pour ceux qui ne lisent pas ?

    Devant ce constat d'échec, il ne nous paraissait plus possible d'en rester là, la fougue et l'imagination qui caractérisaient les bécépistes (et toujours encore) ne nous le permettaient pas. La définition de la bibliothèque publique, à laquelle j'avais travaillé au sein du Groupe des Sept, rendait le décalage avec la réalité encore plus scandaleux et plus impossible à admettre : La bibliothèque publique a pour fin de mettre à la disposition d'un public de tous âges et de toutes catégories socioprofessionnelles, dans un secteur géographique à déterminer en fonction de la densité de la population, que celle-ci soit rurale ou urbaine, par des techniques appropriées, l'ensemble des livres et documents susceptibles de satisfaire tous les besoins de loisirs, d'information, d'étude, de culture, quels qu'ils soient.

    Je ne vais pas dans le cadre de cet article, insister davantage sur les résultats chiffrés tels qu'ils apparaissaient dans les statistiques annuelles, ils sont abondamment cités dans un article du Bulletin des Bibliothèques de France (5) . Mais ces chiffres nous ont incités à rechercher les causes d'un bilan aussi négatif, n'ayons pas peur des mots.

    Pour reprendre la formulation de Marie-Ange Leduc-Grimaldi, qui apporta son regard neuf de géographe sur les pratiques de la BCP, le dépôt traditionnel était une bibliothèque pour ceux qui lisent (stock traditionnel de romans, agrémenté des nouveautés dont on parlait, et des quelques demandes précises de lecteurs fidèles transmises par les dépositaires), alors qu'il aurait fallu aller au devant et mettre en place une bibliothèque qui crée la demande, une bibliothèque pour ceux qui ne lisent pas.

    Il fallait donc réduire les obstacles, les uns pratiques, (choix des lieux, des horaires) les autres relationnels ou psychologiques : charge symbolique négative de l'école, présence jugée indiscrète - du dépositaire-instituteur.

    Nonobstant le dévouement indéniable de la très grande majorité de nos dépositaires, il fallait bien reconnaître que l'école qui avait évolué depuis ses origines vers une structure close qui ne suscitait guère l'enthousiasme des enfants, n'était plus le seul champ de découverte de la vie et du monde. De ce fait, en faire le lieu de la bibliothèque et l'instituteur (6) comme bibliothécaire représentaient - sauf exception bien sûr - plutôt un frein qu'une invite à la fréquentation du dépôt de livres de la BCP, sans parler du caractère « obligatoire » que prenait la lecture pour les enfants, pratiquée sous le contrôle permanent des maîtres, et dans le cadre des obligations scolaires. Que de fois n'ai-je entendu, dans le bibliobus, un maître dire à l'un des élèves délégués pour choisir les ouvrages, non, laisse ce livre, ce n'est pas pour toi. Alors me revenaient en foule mes souvenirs d'étudiante en bibliothéconomie visitant l'Heure Joyeuse, et ceux, plus lointains, de ma jeunesse heureuse au lycée du Centre international d'études pédagogiques de Sèvres où sous la houlette pleine de tendresse et d'humour de l'inspectrice générale Edmée Hatinguais, les enfants apprenaient la liberté et la responsabilité. En sixième, j'étais (déjà) avec d'autres, bibliothécaire de la Maison des Sixièmes et nous en étions totalement responsables.

    De fait, nous étions obligés de constater que le dépositaire, d'intermédiaire obligé, était devenu un obstacle à la rencontre des hommes et des livres.

    Que de fois aussi ne nous a-t-on pas dit, dans les villages, « Oh, le bibliobus, c'est pour les enfants ! » Il est vrai qu'inscrite sur ses flancs, la mention de notre ministère de tutelle ne faisait que renforcer cette impression. Et puis, » les gens n'ont pas le temps de lire nous répondaient en choeur nos dépositaires lorsque nous nous plaignions de l'absence des adultes et des adolescents.

    Alors germa l'idée que pour abattre les obstacles il fallait prendre le relais nous-mêmes, les bibliothécaires, et aller proposer directement à tous ces lecteurs qui s'ignoraient les richesses dormant sur les rayons des magasins et au fond des caisses dans les dépôts. Sortir les livres et tous les documents des thèques (boîtes ou caisses) où ils étaient enfermés, pour aller les offrir là où se trouvaient ceux qui les attendaient, sans le savoir, chez eux, à leur travail, dans la rue.

    En fait, nous étions persuadés qu'il n'existe pas - sauf cas exceptionnel confirmant la règle - de gens qui n'aiment pas ou ne veulent pas lire, mais des gens qui n'ont jamais eu l'occasion de faire la rencontre avec le livre. Le prêt direct nous a semblé la méthode idéale pour créer le contact, l'étincelle en faisant profiter nos « ruraux de ce qui venait tout juste d'entrer dans les moeurs bibliothéconomiques françaises, à savoir l'accès direct aux rayons dans les bibliothèques, municipales et universitaires. Pour paraphraser un héros bien connu, si tu ne vas pas au livre, c'est le livre qui ira à toi ! Tel fut le prêt direct.

    La BCP se mobilise

    Une opportunité se présenta, au début de l'année 1965 : un deuxième véhicule, un Citroën Heuliez 2,5 tonnes diesel, fut offert à la Société des amis de la BCP par le préfet du Bas-Rhin, Maurice Cuttoli (les fonds provenaient du séquestre de Kehl, ce qui constitua pour la BCP, une sorte de « dommages de guerre »), et le conseil général accepta d'augmenter sa subvention pour assurer le salaire du chauffeur.

    Disposant de ces moyens nouveaux nous pouvions à notre tour tenter l'expérience, dont j'avais pu juger des résultats sur le terrain en Indre-et-Loire où René Fillet l'avait lancée, dès 1960 pour les enfants, et au début 1965 pour les adultes, des chefs-lieux de canton de son département.

    Les principes d'action, les critères de choix des communes, les modalités de fonctionnement (7) , furent discutés avec passion dans des réunions auxquelles participèrent les représentants de la Préfecture, de l'Inspection académique, de l'éducation permanente à la Jeunesse et aux Sports, des dépositaires. Ceux-ci se montrèrent à la fois intéressés et sceptiques, et, je puis le dire maintenant quelque trente ans après, inquiets d'être « dépossédés (le mot fut prononcé) d'un pouvoir et nous, quel va être notre rôle ? C'était mettre le doigt exactement à la racine de l'obstacle, le poids de l'école et de l'instituteur, qui s'estimait tout naturellement seul juge et conseiller naturel en matière de bonnes lectures ».

    Une fois les implantations retenues pour un premier essai, Mutzig, bourg de 2 500 habitants à l'époque, doté d'industries et du 153eRIMECA (8) à l'entrée de la vallée de la Bruche, et 3 communes rurales du Kochersberg, Hohengoeft, Rangen et Zeinheim (moins de 600 habitants à elles trois) ; il s'agissait de mettre la bibliothèque ambulante à la portée de tous les habitants, directement. Ce qui signifiait choisir avec soin le jour, toujours le même au rythme d'un par mois (9) , les points d'arrêt et les heures de passage. Un principe unique les résume : être là où sont les gens, et quand ils sont disponibles. Le bibliobus de prêt direct stationnera alors sur la place du marché pendant celui-ci, devant, voire dans les entreprises, devant les administrations locales, les écoles (avant la sortie pour les mamans venant attendre leurs enfants), dans les maisons de retraite, les hôpitaux, les lotissements, les gares pour le retour des trains de banlieue (10) , bref à tous les endroits où les lecteurs habitent, travaillent, vaquent à leurs occupations.

    Le prêt des livres sera, bien entendu, gratuit. Mais pour répondre à une objection sur une gratuité totale, dont j'étais partisane, faite par des gens connaissant bien la mentalité (11) sur le terrain, il fut décidé d'inscrire les lecteurs contre un franc symbolique de cotisation à la Société des amis de la BCP.

    En aucun cas cette cotisation ne devrait par la suite évoluer pour devenir un obstacle à la fréquentation de la bibliothèque et constituer une barrière financière, une de plus, il y en avait déjà assez comme cela !

    Aucun règlement (du type: « deux romans, mais deux documentaires, et un seul policier... »), ne viendra contraindre le lecteur, ni restreindre son appétit de lecture. Seul le bon sens nous fera limiter, parfois, la voracité de certains qui repartaient avec des cabas pleins (nous en étions trop heureux), nous tenterons plutôt de pousser les timides qui n'osaient pas emprunter plus d'un livre à la fois.

    Curieux, voire incroyable pour nous, cette approche de la bibliothèque par le tout venant qui découvre qu'il y a accès, « comme les autres (lesquels ?), et qu'il ne fait, en y venant, qu'exercer un droit fondamental du citoyen, inscrit dans la Constitution, l'accès à l'information et à la culture. La définition de la bibliothèque publique était notre bible.

    Le 4 novembre 1966, une date pour la BCP du Bas-Rhin

    Après une intense campagne d'information et de publicité, en collaboration étroite avec la presse écrite et télévisée, le bibliobus flambant neuf prit la route de Mutzig, pour le premier arrêt devant la poste à 8 heures du matin. C'était le 4 novembre, une pluie froide noyait le paysage. Deux personnes avaient dû rester, la mort dans l'âme, au bureau Place du Foin. Nous partîmes vraiment inquiets. Qu'allait-il se passer ? Viendraient-ils ? Accompagnée delafidèle équipe (12) qui avait lancé la BCP vingt ans auparavant avec Suzanne Delrieu, je n'osais espérer ce qui se produisit à midi, alors que le marché battait encore son plein : il fallut que l'un d'entre nous retourna à Strasbourg chercher des livres, les rayons du bibliobus étaient à moitié vides ! À 18 heures, lorsque le sous-préfet de Mol-sheim monta dans le véhicule pour inaugurer solennellement le premier prêt direct dans le département, 167 lecteurs s'étaient inscrits, dont 17 adolescents et avaient emporté un bon millier de livres (13) . Le pari était gagné, confirmé un mois plus tard, dans les trois petites communes rurales où le 7 janvier 1967, malgré un froid vif et un bon verglas, 48 adultes, en majorité des agriculteurs, et 18 adolescents avaient eux aussi fait le plein.

    Que lisaient-ils, ces gens qui n'avaient pas le temps de lire ?

    Je n'aborderai pas ici, dans le cadre de cet article, l'étude détaillée des livres empruntés par nos nouveaux lecteurs. Ce qui serait aujourd'hui possible avec l'informatique, ne l'était pas à l'époque avec les systèmes de prêt que nous utilisions. Mais nous nous sommes posés la question, que lisaient-ils, ces nouveaux lecteurs, et tournée après tournée, nous le constations : mais, de tout !

    Deux anecdotes résumeront mon propos. Les agriculteurs, qui arrêtaient leurs tracteurs devant la porte du bibliobus, nous disaient: Nous, on veut bien lire, mais on ne veut pas perdre notre temps à lire ! Aussi repartaient-ils, à notre stupéfaction joyeuse, les bras ou les cabas pleins de « grands romans, les Tolstoï, les Dostoïevski, les Balzac pour les classiques, les Bernard Clavel, les Marie Mauron, les Jules Roy pour les contemporains, laissant de côté avec une moue significative les nouveautés de la saison et les prix littéraires !

    Devant les demandes réitérées de livres sur l'économie de l'exploitation agricole, les engrais, l'élevage en batterie, ou en plein champ, la comptabilité en partie double, etc., et devant l'absence navrante de ce genre de titres dans nos fonds, (mais qui donc les aurait lus...), je partis un jour opérer une razzia sur les rayons de la librairie Rustica à Paris ! Quant aux polars, dont nous redoutions (?) une sortie en masse, ils ne furent pas plus empruntés qu'ailleurs.

    Ce genre d'expérience nous aidait à tordre le cou aux idées toutes faites qui avaient cours sur le genre de livres « faciles qui devaient composer les collections offertes aux habitants de nos petites communes rurales...

    Le prêt direct norme ou panacée ?

    Je ne vais pas insister ici sur les résultats statistiques. Ils furent assez concluants pour, avec ceux de l'Indre-et-Loire, faire prendre en compte la nouvelle formule dans la réflexion du groupe d'études réuni en 1967-1968 à la demande de Georges Pompidou sous la présidence d'Étienne Dennery, Directeur des bibliothèques et de la lecture publique. Ses travaux aboutirent à la réforme de la lecture publique, faisant du prêt direct une expérience à grande échelle, confiée à six BCP (14) , dont les moyens furent considérablement augmentés, en bibliobus, personnel, et collections.

    Le prêt direct fit des émules. Beaucoup de BCP, sans en avoir les moyens, l'essayèrent, tout en continuant d'assurer la desserte des communes par les dépôts traditionnels. Nous nous efforcions quant à nous, de diversifier ces dépôts et de les installer dans des lieux autres que l'école (usines, MJC, maisons de retraite, particuliers). Tout était bon pour « déscolariser la bibliothèque ou du moins le dépôt qui en tenait lieu, faute de mieux. Mais qui pouvait prétendre disposer des moyens suffisants pour desservir valablement, d'une manière qui aurait réellement gommé la différence entre « public urbain et « public rural en matière de bibliothèque ? Pour approcher ce que j'avais vu fonctionner dans le Schleswig-Holstein, ou même plus simplement pour prendre modèle sur le boulanger ou le boucher-charcutier dont nous rencontrions la camionnette le samedi matin dans les villages où nous stationnions, mais eux passaient chaque semaine, le nombre de bibliobus et de personnel qu'il aurait fallu engager sur le terrain, sans parler des collections, donnait tout simplement le vertige ! J'avais fait un rapide calcul pour le Bas-Rhin : 70 bibliobus, 140 agents sur le terrain, un million de documents, sans compter des locaux et du personnel pour la gestion strictement bibliothéconomique. Ce rêve devait-il devenir réalité pour résoudre le problème ?

    Le prêt direct et ensuite...

    En 1975, alors que nos premières annexes (15) d'arrondissement allaient ouvrir leurs portes et leurs salles au public individuel, permettant ainsi à la BCP, « bibliothèque sans murs » de découvrir les avantages d'un équipement en dur, stable et ouvert en continu (20 heures par semaine), 125 communes recevaient dix fois par an, pour une durée moyenne d'une heure et demie, le passage d'un « bibliobus de prêt direct ». Celui-ci était devenu en quelque sorte l'image de marque de la BCP, malgré la persistance de nombreux dépôts tous publics, et de quelque 650 dépôts scolaires.

    Tout semblait devoir pérenniser cette formule : le nombre de communes qui nous demandaient le passage, ce qui nous posait des problèmes de planning, et nous obligeait à réduire la durée du temps passé dans chaque commune, en utilisant des créneaux horaires que nous savions peu propices à la venue des lecteurs (milieu de matinée, ou d'après-midi, ô la semaine des 7 samedis !), la satisfaction des lecteurs habitués du bibliobus qui nous demandaient beaucoup de titres précis, ce qui influait inévitablement sur l'équilibre des acquisitions, la satisfaction des maires que la présence, même fugitive de cette « bibliothèque dispensait de réfléchir à la nécessité d'un équipement municipal (le bibliobus passait et cela ne coûtait rien à la commune).

    L'imagination repart en guerre...

    Qu'avions-nous en fait voulu démontrer avec le prêt direct ? Qu'il fallait provoquer la rencontre entre les gens, lecteurs et (encore) non-lecteurs, et la bibliothèque, et donc prendre en compte les conditions socio-économiques, professionnelles, quotidiennes des gens, aller au devant d'eux, abolir les contraintes et les barrières, faire tout pour que personne ne puisse plus dire, comme je l'ai si souvent entendu, « la bibliothèque ce n'est pas pour nous ! »

    Seulement, la société évolue, les conditions de vie des gens changent, ce qui correspondait au début des années soixante-dix aux possibilités d'accès des habitants des petites communes, n'était plus valable dix ans après, la formule tout à la fois s'essoufflait et s'endormait dans le confort des habitudes, aussi bien celles des lecteurs que celles des bibliothécaires ! On s'était » installé » dans ce service, alors que les résultats de la fréquentation des bibliobus de prêt direct baissaient dangereusement, jusqu'à ne plus toucher qu'un pour cent des habitants, qui n'empruntaient plus qu'un livre par an ! Le prêt direct, après avoir été fer de lance, devenait à son tour, comme l'avait été le dépositaire, l'obstacle à l'implantation de bibliothèques locales, seul moyen d'accès réellement efficace pour tous aux documents, parce qu'immédiatement et constamment accessible.

    La circulaire que le recteur Jean-Claude Groshens, Directeur du livre et de la lecture au ministère de la Culture, notre autorité de tutelle depuis 1975, adressa aux BCP en juillet 1978, marqua officiellement le début d'une orientation radicalement nouvelle, ou plutôt d'un retour au cap d'origine abandonné au fil des ans sous le poids du système scolaire. Ce texte constitue en quelque sorte « une nouvelle charte de la lecture publique rurale », selon les termes de Noé Richter : la BCP ne doit privilégier aucun public, ce qui condamne les dépôts scolaires, le prêt direct scolaire, les services spéciaux, type « séries qui transformaient la BCP en un service annexe de l'école. Elle doit s'efforcer de promouvoir le plus possible la transformation des vieux dépôts en « relais-bibliothèques », véritable amorce d'une bibliothèque communale dotée de locaux, de responsables formés, de collections variées pour tous les publics et tous les goûts. La BCP était appelée ainsi à jouer un rôle de conseiller technique et pédagogique, abandonnant celui de « distributeur ", dans lequel elle se trouvait toujours cantonnée, non de son fait, ni d'une volonté délibérée, mais par le poids des contraintes et l'absence de moyens. Dans cette optique, le prêt direct dont les limites étaient clairement soulignées, devenait, non plus LE seul, ni LE meilleur, mais UN moyen de desservir les populations là où un relais-bibliothèque ne pouvait encore voir le jour.

    Du bibliobus au réseau...

    Il fallait donc remettre l'ouvrage sur le métier et repartir. À croire que vouloir faire lire consistera toujours en une course d'obstacles ! Mais où serait le plaisir du bibliothécaire sans cet aiguillon permanent...

    Dans les années 1980, la mise en place avec l'aide de la BCP dans les petites communes de son ressort, de bibliothèque municipale ou de relais-bibliothèque va s'accélérer, de manière spontanée, ou selon un plan délibéré comme dans les BCP de création récente (je songe à la Saône-et-Loire). La Direction du livre et de la lecture y contribue fortement, je ne vais pas m'étendre là-dessus. Mais le mouvement est lancé, irrésistible. Il sera dans l'ensemble relayé par les conseils généraux dans le cadre de la décentralisation. La notion de réseau l'emporte, dont la BCP, maintenant BDP, est le pivot technique, sorte de prestataire de services, « puisqu'elle n'est pas une bibliothèque comme les autres Le prêt direct n'est plus considéré comme l'unique moyen de mettre la lecture des documents, de plus en plus multimédia, à la disposition de tous. Aussi me semble-t-il amusant, voire paradoxal, que ce soit justement l'un de ses promoteurs, qui avait contribué à faire du » bibliobus de prêt direct l'image symbole de la BCP, qui ait proposé en 1988 à son conseil général de mettre radicalement fin à ce type de service, pour le remplacer par un réseau de points de lecture de proximité, antennes et bibliothèques municipales, dans toutes les communes de son ressort, sans distinction de taille ni de localisation. Les bibliobus sont toujours présents dans le Bas-Rhin, ils servent à renouveler les documents prêtés dans les points du réseau. Pourtant, leurs jours sont comptés. Fin octobre, va entrer en fonction la troisième de nos annexes, le relais de Betchsdorf. Le bâtiment, tout neuf, ne comporte pas un grand garage : il serait inutile, puisqu'il n'y aura plus de bibliobus dans le secteur couvert par ce relais ! Grâce à cet équipement, la BDP, service du conseil général, va se rapprocher de ses usagers, les responsables des points de lecture, en leur offrant directement ses services : choix et échanges des documents directement dans les collections installées dans des salles de prêt confortables, formation élémentaire et continue, bibliothèque professionnelle, services techniques, centrale d'achat de matériels, service d'animations...

    Cet article m'a permis de relire l'évolution de la BCP du Bas-Rhin depuis sa création, il y aura cinquante ans l'an prochain ! Je demeure persuadée encore aujourd'hui, 33 ans après mon arrivée à Strasbourg, que la question de départ pourquoi ne lisent-ils pas ? qui m'a lancée en son temps dans l'aventure du prêt direct, lequel eut ses heures de gloire et que je ne renie pas, continue d'être à la base de la réflexion, pour l'action à venir.

    1. l.Je dois à Paul Poindron d'avoir pris conscience, au cours d'une discussion agitée en février 1962 sur le bien-fondé de la présence des BD dans une bibliothèque (la pratique intensive du catalogage et de l'indexation pendant l'année préparatoire au DSB ne me soulevait pas d'enthousiasme), que dans une bibliothèque il y avait aussi des lecteurs et pas seulement des livres ! Étincelle au départ, qui devint feu auprès de René Fillet pendant mon stage en Indre-et-Loire. retour au texte

    2. J'emprunte ces lignes à l'ouvrage de Noë Richter, La Lecture et ses institutions, 19191989.- Bassac, 1989, p. 161. retour au texte

    3. La Place du Foin abritait, outre la BCP, la MJC de Strasbourg, le siège de la fédération départementale des MJC, la permanence du Centre départemental de la jeunesse, Peuple et Culture, et j'en passe... retour au texte

    4. Des collègues danois venus en visite à Strasbourg, déploraient n'avoir que 60 % d'inscrits dans leurs bibliothèques municipales ! Je savais le Danemark en pointe dans le domaine de la lecture publique, mais leur réflexion m'a fait rêver... Quand pourrions-nous en dire autant en France ! retour au texte

    5. N° 2, février 1970, mémoire de Marie-Ange Leduc-Grimaldi sur l'esquisse d'un bilan d'une expérience en matière de lecture publique, la BCP du Bas-Rhin. retour au texte

    6. Mon ancien instituteur comme on disait dans les villages à l'époque où la très grande majorité des enseignants résidaient sur place. retour au texte

    7. Pour les détails, voir l'article de Marie-Ange Leduc-Grimaldi, op. cit. retour au texte

    8. Je crois qu'à l'époque nous étions la seule BCP à entrer avec le bibliobus dans une caserne ! Et je me rappelle l'effarement de mon inspecteur général, Pierre Lelièvre, lorsque je lui fis part de la demande du colonel Aléon, commandant le 153eRégiment d'infanterie mécanisée basé à Mutzig... Le 4 novembre 1966, le bibliobus entra dans la cour de la caserne au son du clairon ! retour au texte

    9. Le prêt direct que j'avais vu fonctionner en 1964 dans le Schleswig-Holstein aurait supposé qu'on disposât de moyens sans commune mesure avec ceux dont nous disposions, mais l'exemple demeurait imprimé dans ma mémoire... retour au texte

    10. À l'époque, la gare de Strasbourg était la seconde gare de banlieue de France, après Paris-Saint-Lazare. retour au texte

    11. Pendant la campagne 1969-1970, nous avons constaté la timidité des lecteurs dans certaines communes de la plaine, alors que les inscriptions étaient beaucoup plus nombreuses ailleurs. Au bout d'un an, les lecteurs courageux nous révélèrent le pot aux roses. Intrigués par ce service quasi gratuit, et méfiants devant une inscription qui leur semblait cacher des suites financières peu avouables, les habitants avaient envoyé une délégation pour tester notre bonne foi. Convaincus de celle-ci, et conquis, ils vinrent en foule dévaliser les rayons du bibliobus... retour au texte

    12. Renée Schneider, Madeleine Wolf, Albert Wagner, auxquels s'étaient adjoints, Pierre Owaller, Roger Bûcher, Jeanine Bret et, en juillet 67, Lucienne Bronner-Wetzler: telle était la fine équipe qui se jeta de tout son coeur dans l'aventure et à laquelle je rends ici un témoignage de gratitude et d'amitié. retour au texte

    13. L'ancien dépôt de 150 livres avait pour lecteurs, à côté des élèves, l'instituteur, sa femme et une lectrice : celle-ci devint encore plus papivore, le bibliobus s'arrêtait boulevard Clémenceau devant sa porte ! retour au texte

    14. Le Pas-de-Calais, l'Eure et le Bas-Rhin pour les adultes, le Haut-Rhin, le Cantal et la Seine-et-Marne pour les enfants. L'Indre-et-Loire, pourtant pionnière en la matière, ne fut pas retenue dans le lot. Elle continua néanmoins ses expériences novatrices, forte de l'appui du conseil général et de l'Association des amis de la BCP, avec le soutien du Fond d'intervention culturelle, ce qui permit une très intéressante coopération entre l'Inspection académique et la BCP pour un service de documentation, avec banque de données et documentalistes, dans les collèges. retour au texte

    15. J'ai décrit la création des annexes en 1975 dans le volume de Mélanges offerts à Jean Bleton, qui en fut l'inventeur. Leur principe fut décidé en 1968 pour déconcentrer les BCP, éviter les pertes de temps et réduire le nombre de kilomètres. Les premiers candidats à ce nouveau type de service étaient Edmond Guérin, directeur de la BCP du Pas-de-Calais, trop tôt disparu, et moi-même. Réunis dans le bureau de Jean Bleton, alors chef du service technique des bibliothèques, nous l'entendîmes déplorer que ces annexes de 500 m2ne soient que des garages et des magasins. Pourquoi ne pas les ouvrir au public individuel ? Cette réflexion nous donna un formidable élan et nous permit, en dotant la BCP d'une structure en dur accessible directement aux lecteurs, de découvrir les qualités de la bibliothèque implantée au milieu de la population qu'elle veut servir. En quelque sorte, la bibliothèque de secteur ,, mais sans le chambardement administratif préconisé par ses partisans. retour au texte