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    Tribulations interdépartementales 1957-1965

    Par Jean Goasguen, Inspecteur général honoraire
    Ayant navigué dans trois BCP différentes de 1957 à 1965 (ainsi que dans une bibliothèque universitaire, mais cela est hors sujet), y ayant occupé des fonctions ou rempli des missions également très différentes, je livre ces morceaux de mémoire professionnelle en formant le souhait que d'autres témoignages surgissent et soient rassemblés. De manière à ce qu'au moins certaines monographies puissent être élaborées, apportant à l'historien des BCP, surtout sur la période des vingt premières années, la matière vivante indispensable pour élargir et approfondir le sujet.

    Gironde 1957-1959, impressions d'un stagiaire

    Affecté comme sous-bibliothécaire stagiaire à la BCP de la Gironde à compter du premier septembre 1957, j'occupais de cette façon mon premier emploi dans les bibliothèques (le premier de neuf...). Et je revenais ainsi, pour une brève durée de dix-huit mois (ce que je ne savais pas encore), dans mon pays natal, après deux ans et demi de service militaire et six mois de maître auxiliaire d'histoire-géographie.

    En ce premier septembre, tous les « autres étaient en congé. Je me retrouvai seul dans l'unique bureau, une salle polyvalente d'environ 35 à 40 m2, sous les toits de la bibliothèque municipale de Bordeaux. Le conservateur de celle-ci, Louis Desgraves, cumulait cette fonction avec la charge de directeur de la BCP (1) . Il m'avait installé à mon poste de travail ; comme première tâche, il m'avait confié le registre d'entrée-inventaire, et deux ou trois cartons de livres neufs en attente, fraîchement livrés. Puis il était redescendu dans l'étage noble de la maison (me manifestant ainsi une confiance totale... et redoutable).

    Je n'avais jamais eu autant de livres neufs à ma seule et entière disposition. Je pouvais procéder dans l'ordre qui me chantait. J'avais non seulement le droit, mais même le devoir de lire certains passages pour mieux préciser les cotes ; celui, aussi, de feuilleter tous les livres pour en vérifier le bon état (2) , de feuilleter voluptueusement donc ces livres d'art, de voyages... que je n'avais jamais eus chez moi. Après ces années d'armée et ces mois de tableau noir et de corrections de copies, je venais d'accéder au paradis. La première impression, donnée par les premières heures de l'exercice d'un métier, est toujours très forte. Celle-ci ne pouvait être meilleure.

    Lorsque vint la reprise des tournées, je connus d'autres bonheurs, non moins nouveaux et inoubliables. La succession des saisons dans les vignobles, les forêts et les coteaux de Gironde, la découverte des innombrables églises romanes dans les vallons de l'Entre-deux-mers, les couchers de soleil sur l'estuaire... Comme ces randonnées enchanteresses n'avaient rien de fugues coupables, mais qu'au contraire elles étaient légitimées par la haute mission de diffuser la culture universelle en milieu rural, et comme je les comparais naturellement à mes précédents déplacements, qui étaient par exemple des reconnaissances routières en Jeep (modèle d'origine, sans vitres latérales) dans les départements de l'Est pendant le célèbre hiver 1955-1956 (défense de rire ici), je trouvais notre vieux Renault bien confortable, et j'avais plutôt l'impression de faire du tourisme culturel, et non d'exercer un vrai métier, sérieux, austère et aliénant (car telle était, à cette époque, ma représentation, un peu débile à vrai dire, du monde du travail).

    Autre expérience gratifiante, qu'ont connue les autres collègues de la même génération : la rencontre d'instituteurs exceptionnels. Simples et discrets dans leurs propos comme dans leurs manières. Et pourtant d'une immense culture, et d'une disponibilité infinie. Des seigneurs. Tellement supérieurs, soit dit en passant, à bien des prétentieux rencontrés plus tard, dans les milieux professionnel, universitaire ou autres (pas seulement par moi, mais par vous aussi, certainement). Plusieurs d'entre ces instituteurs nous invitaient à déjeuner à chaque passage. Certains se faisaient accompagner et aider par quelque lecteur passionné. La présence, au fond des terroirs les plus isolés, de personnes d'une telle curiosité d'esprit, avec un jugement critique aussi aiguisé, et au courant de l'actualité littéraire la plus récente, était pour moi une révélation ; elle me confortait dans l'idée que notre activité était indispensable et irremplaçable.

    Le lecteur qui a bien voulu me suivre jus-qu'ici doit commencer à s'agacer - comme moi-même, d'ailleurs - de cette espèce d'idéalisation subjective du passé, exprimée dans un style légèrement Troisième République. Et il a raison car, en fait, mon propos initial était d'évoquer les conditions de travail dans cette BCP à cette époque, conditions qui, selon nos critères actuels, étaient précisément loin d'être idéales ! Or, je reconnais avoir laissé un peu ce sujet en route, mais j'y viens.

    Conditions de travail

    J'ai sous les yeux le texte « Bibliothèques sans murs de Bertrand Calenge (3) , ainsi que les souvenirs de Suzanne Delrieu (4) . Cette dernière raconte que le premier local de la BCP du Bas-Rhin n'avait que 30 m2, et que le second était un peu plus spacieux (deux anciennes salles de classe et un garage), mais que le chargement du bibliobus devait se faire par les fenêtres. Il me semble bien, pour ma part, avoir vu le bibliobus du Rhône chargé et déchargé de la même façon, par les fenêtres d'un local de l'ancienne bibliothèque municipale de Lyon. Selon Bertrand Calenge, les locaux des dix-sept BCP de 1945-1946 avaient entre 40 et 250 m2. Voilà donc le contexte.

    En Gironde, nous avions un unique bureau et un magasin attenant, le tout devant faire environ 70 à 80 m2, situé comme déjà dit sous les toits, à hauteur d'un troisième ou quatrième étage ; nous avions ensuite le droit d'usage d'une cage d'escalier de la BM de Bordeaux, par laquelle nous montions et descendions les caisses (sans ascenseur), et le déchargement-chargement se faisait tous les soirs de tournée, en stationnement interdit plus ou moins toléré, à cinquante mètres d'un poste de police, sans perdre une minute donc.

    Dans cette BCP, la bibliothécaire ne faisait plus de tournées pour des raisons familiales et de santé, la secrétaire n'en avait jamais fait (ou presque), si bien que seuls le (la) sous-bibliothécaire et le conducteur du bibliobus (5) les faisaient. À un rythme de trois fois par semaine, ces tournées, selon le modèle décrit par Bertrand Calenge, étaient minutées avec une précision digne du taylorismé (6) Départ entre 6 h 30 et 7 h 30, retour entre 19 et 20 heures, selon la longueur du circuit. À raison de 8 à 12 dépôts par tournée, chaque dépôt devait être expédié en une demi-heure maximum, et nos dépositaires étaient rodés de longue date à l'exercice (il s'agissait d'un bibliobus-rayons). Aussitôt l'équipe remontée dans la cabine, le sous-bibliothécaire se mettait à classer à toute allure les fiches de prêt, par cote et par ordre alphabétique, pendant le trajet d'un dépôt à l'autre. Comme la Gironde est le plus grand département de France, bon nombre de nos circuits avaient entre 100 et 150 km. Le plus long, celui du Bas-Médoc, avec ses quelque 250 km, durait deux journées, et nous obligeait donc à coucher à l'hôtel. Dans ces conditions, le repas se limitait la plupart du temps à un casse-croûte (pour lequel j'avais recyclé ma gamelle militaire), pris dans la cabine. Les repas au restaurant et les invitations mentionnées ci-dessus avaient ce caractère de rareté qui en faisait apprécier toute la saveur.

    Toute cette organisation logistique était entièrement gérée et maîtrisée par André Dubourg, le conducteur, que j'ajoute volontiers à la liste des personnages exceptionnels. Le compagnonnage avec cet autodidacte dévoreur de livres, au long des quelque 180 à 200 tournées correspondant à mon séjour, s'avéra très fructueux et stimulant. C'est en grande partie grâce à lui, certainement, que j'ai élargi sensiblement l'éventail de mes lectures.

    Quant aux heures de bureau », si la bonne humeur gasconne ne pouvait y être au rendez-vous tous les jours, elle y était fréquente, et contribuait ainsi à faire oublier la routine. Et le sentiment d'être très marginalisés dans le monde des bibliothèques, mais libres, était très fort. Je crois savoir qu'il l'était tout autant, sinon plus, dans d'autres BCP, dont les anciens personnels pourraient donc produire autant de témoignages allant dans le même sens (mais non identiques, car les BCP étaient très isolées les unes par rapport aux autres, et chacune avait une couleur locale bien spécifique).

    Lot-et-Garonne 1961-1964, BCP et vie locale

    En guise de transition avec l'épisode précédent, je tiens à préciser qu'en arrivant début 1961 à la BCP du Lot-et-Garonne, j'y trouvai des conditions de travail extrêmement différentes. Créé en 1957, ce service était déjà d'une autre génération. Bien que provisoires, les locaux étaient beaucoup plus vastes. Ils avaient été entièrement remis à neuf et équipés de mobilier récent et fonctionnel. Mon prédécesseur à la direction, Thérèse Arthaud, avait tenu à donner de sa bibliothèque une image moderne, se démarquant notamment de BCP de la première génération comme celle de la Gironde, qui avaient déjà pris un grand coup de vieux. Le département était beaucoup moins étendu et peuplé, le nombre de dépôts encore peu élevé, d'où un rythme de tournées moins soutenu (deux par semaine), des circuits plus courts et moins chargés, etc. Plus question de casse-croûte : pause-restaurant à chaque tournée (et, en Lot-et-Garonne, le rapport qualité-prix était imbattable).

    Outre les particularités géo-spatiales », celles aussi tenant aux personnes, il faut voir la raison essentielle de cette différence des conditions de fonctionnement dans les circonstances de création des deux services. La Gironde avait été une création autoritaire et étatique. La BCP du Lot-et-Garonne fut créée parce que le président de son conseil général, Jacques Bordeneuve... devint secrétaire d'État aux Beaux-Arts. Ajoutons-y la grande connivence entre l'inspecteur général André Masson et le député-maire de Villeneuvesur-Lot, Jacques Raphaël-Leygues, fondée sur des souvenirs communs d'Indochine. D'où un service doté dès sa naissance de somptueux cadeaux : une grosse subvention de fonctionnement du conseil général, des locaux fort enviables pour l'époque offerts par la ville de Villeneuve... et une villa de fonction pour le directeur, ajoutée en 1961 pour attirer dans la région les jeunes fonctionnaires sans fortune et chargés de famille (corruption... ou réduction de fracture sociale ?).

    Le scénario de cette création illustre parfaitement la stratégie de l'État dans cette période (1947-1963). Disposant de moyens extrêmement faibles, celui-ci les réservait aux départements où les collectivités locales pouvaient et voulaient s'investir. Une telle stratégie était hautement condamnable aux yeux d'esprits planificateurs - ou tout simplement laïques et républicains - lesquels pouvaient, et peuvent encore, avoir beau jeu d'y soupçonner et d'y dénoncer un processus d'équipement inégalitaire du territoire.

    Condamnable a posteriori, cette politique (vocable impropre, car il s'agissait plutôt, au vrai, d'une adaptation réaliste et obligée à des contraintes indiscutables), l'est facilement, puisqu'elle n'a permis de créer que sept BCP pendant ces seize années.

    Cela étant posé, l'autre aspect du débat ne doit pas être omis. Car une chose est certaine : la BCP du Lot-et-Garonne et quelques autres ont servi de laboratoire pour les relations entre les services extérieurs de l'État (qu'elles étaient) et les élus territoriaux, préparant le terrain, trente ans à l'avance, pour la décentralisation de 1986. Les relations privilégiées avec Jacques Bordeneuve et Jacques Raphaël-Leygues n'étaient que l'élément le plus officiel de la chose, mais qui donnait le ton. Des maires s'impliquaient personnellement ; je me souviens par exemple de celui de Port-Sainte-Marie, accueillant l'équipe à chaque passage. Un autre indice significatif était l'importance des dépôts non scolaires : près du tiers en 1963, alors que la moyenne nationale était de moins de 20 % à cette époque. Parmi eux, 49 (sur 200) fonctionnaient dans des mairies ou des bibliothèques municipales, soit près de 25 %, alors que le pourcentage national n'était encore que de 19 % en 1975, douze ans plus tard.

    Infléchir l'image

    Il me paraissait important, alors, d'impliquer fortement la BCP dans la vie culturelle locale, et de lui faire donner très rapidement par l'opinion un statut de bibliothèque à part entière, en évacuant cette image alors très dévalorisante de - lecture populaire ,. D'où la participation au congrès régional des sociétés savantes de 1961. au Festival d'art dramatique de Villeneuve, aux veillées culturelles des foyers ruraux, etc. D'où aussi le lancement d'un bulletin de liaison, des articles dans la presse locale... Toute cette action de promotion et d'animation sera considérablement développée dans les années suivantes par Myriam Grivart de Kerstrat, qui prit ma succession en 1964, après avoir été mon adjointe.

    Peut-être est-il utile de signaler enfin qu'au cours de cette phase de montée en puissance de la BCP, une exploitation rationnelle des documents statistiques de prêt fut ébauchée, à partir de laquelle purent être faites une première série d'observations relatives à la géographie de la lecture dans ce départemene (7) . Il est amusant, trente ans après ces recherches balbutiantes et minuscules, de voir leur fil conducteur validé (si tant est qu'on puisse valider un fil !) par une enquête scientifique nationale d'une tout autre ampleur (8) , et cela en dépit des transformations énormes qu'a connues le monde rural pendant ces trente années.

    Essai non transformé, une bibliothèque régionale de prêt à Rennes (1964-1965)

    Ce que je voudrais évoquer maintenant est un épisode complètement inconnu, oublié. Pour mieux le comprendre et le situer, il faut rappeler et rapprocher deux faits bien mis en évidence par Bertrand Calenge dans son histoire des BCP.

    Premier fait : la loi du 26 mars 1946 supprime les neuf premiers centres régionaux des bibliothèques créés le 24 octobre 1945. Cette suppression intervient « malgré les protestations énergiques de la Direction des bibliothèques (9) ».

    Deuxième fait : après seize années de vaches maigres, les années 1964-1965 voient surgir une importante vague de créations de BCP, douze (six en 1964, six en 1965) dont deux bibliothèques interdépartementales (Ille-et- Vilaine/Mayenne, Doubs/Territoire de Belfort (10) ).

    Si j'établis un lien entre ces deux événements, à vingt ans de distance l'un de l'autre, c'est parce que ce lien porte un nom, celui de Pierre Lelièvre. Inspecteur général, ce dernier avait été un artisan particulièrement actif de la création de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique, dont il fut l'un des animateurs dès le début, en janvier 1945 (11) . Au début de 1964, il était depuis longtemps le bras droit de Julien Cain, et toute la profession voyait en lui le successeur légitime et incontournable du directeur prestigieux qui devait partir en retraite quelques mois plus tard.

    Il n'est pas douteux - même s'il n'était pas le seul dans la décision et l'action - que l'opération d'envergure engagée en 1964 doit beaucoup à son impulsion, à la faveur d'une situation politique redevenue plus favorable aux bibliothèques publiques. Une partie de ce programme portait tout particulièrement sa marque, c'était le retour (mais sous le camouflage d'une appellation inoffensive), des centres régionaux des bibliothèques. Dès 1963, recherchant des volontaires pour cette aventure, André Masson m'expliquait que son collègue Lelièvre allait mettre en place des sortes de groupements régionaux de bibliobus », dont un à Nantes ou Rennes (région où il avait ébauché dès 1937 un ambitieux « projet d'équipement intellectuel de la région Centre-Ouest (12)

    Ce projet avait tout pour me séduire et n'était pas pour me surprendre. En effet, l'année précédente, en novembre 1962, la Direction des bibliothèques avait réuni un certain nombre de directeurs de BMC et de BCP sur le thème de la documentation universitaire dans les bibliothèques publiques (si je me souviens bien). Pierre Lelièvre y avait évoqué la possible création de bibliothèques régionales, appelées à jouer le rôle de centres coordinateurs, de relais, entre les bibliothèques universitaires et les petits et moyens centres de lecture.

    M'étant déclaré intéressé, je fus reçu par Pierre Lelièvre au début de 1964, deux ou trois jours avant l'arrêté du 9 janvier 1964 créant une BCP à Rennes « pour desservir les départements de l'Ille-et-Vilaine et de la Mayenne ». Il ne me dissimula pas que, sous la couverture administrative officielle d'une BCP, il entendait mettre en place, dans une région qui lui était chère, une véritable bibliothèque régionale de prêt ». Il s'agissait de dépasser la mission de lecture populaire, conçue jusque-là de façon trop restrictive par les BCP, d'autant plus que, dans les départements de l'Ouest, les bibliothèques pour tous occupaient déjà ce terrain de façon intensive. Simultanément, l'école publique étant marginalisée dans mainte commune, l'implantation d'un réseau serré de dépôts ruraux paraissait aléatoire, et demanderait à tout le moins de nombreuses années de prospection. Il importait, en revanche, d'être très attentif aux besoins en livres d'étude dans de nombreuses villes petites et moyennes, en un temps où n'existaient, dans tout le Grand Ouest, que trois gros centres universitaires, ceux de Caen, Rennes et Poitiers.

    On voit que ce discours était très proche des préoccupations et des objectifs du plan élaboré par la Direction des bibliothèques fin 1944 pour la mise en place des premiers centres régionaux (13) . S'y ajoutait déjà, face à l'explosion des effectifs étudiants, le souci de satisfaire à des besoins documentaires « délocalisés ».

    Il ne me fut pas dissimulé non plus par MM. Lelièvre et Masson que l'intérêt d'une organisation interdépartementale était aussi de regrouper les subventions de plusieurs conseils généraux dans une seule tirelire (14) ...

    J'aurais donc pour mission de prospecter les petites bibliothèques municipales et les principaux centres » et de prendre contact avec les présidents des conseils généraux : ceux de l'Ille-et-Vilaine et de la Mayenne (champ d'action officiel de la BCP), mais aussi celui des Côtes-du-Nord (partie du champ d'action officieux de la bibliothèque régionale, laquelle devait à terme desservir les sept départements de l'académie de Rennes).

    C'est cette ville, en définitive, qui avait été choisie comme siège du nouveau service, Pierre Lelièvre ayant obtenu des collectivités et administrations locales des garanties plus solides qu'à Nantes : hébergement provisoire par la bibliothèque municipale de Rennes, concession par le rectorat d'un terrain sur l'un des campus de l'université, assistance du sous-préfet régional... Une mission exploratoire, de mai à juillet 1964, me permit de vérifier la réalité et la qualité de cet accueil et de ces soutiens, et de conclure que le travail à faire était très stimulant. Puis mon installation effective eut lieu en novembre 1964.

    Le tournant de juillet 1964

    Je m'engageai avec une grande conviction dans ma nouvelle tâche. Pourtant l'inquiétude commençait à me saisir car, entre temps, mon donneur d'ordres avait disparu de la scène des bibliothèques. C'est Étienne Dennery qui avait succédé à Julien Cain en septembre et, dès le mois de juillet, Pierre Lelièvre avait été nommé recteur à Dakar. La situation où je me trouvais ne tarda pas à devenir absurde. Sur le terrain, mes interlocuteurs réservaient tous un accueil très favorable, parfois enthousiaste, aux projets de Pierre Lelièvre. Ce fut le cas, dans leur style ô combien contrasté, des deux anciens ministres René Pleven et Robert Buron, respectivement présidents du conseil général des Côtes-du-Nord et de celui de la Mayenne. Ce fut le cas de responsables d'associations culturelles à Rennes, à Dol-de-Bretagne, de bibliothécaires municipaux à Redon, Vitré. J'avais aussi, grâce à Pierre Lelièvre, le soutien du recteur pour ce rôle de coordination entre l'université et les centres locaux, voire les étudiants isolés.

    Mais quand je me tournais vers ma direction de tutelle, je ne rencontrais plus que le vide. Étant donné le caractère original de la mission, il était convenu que je doive rencontrer périodiquement Pierre Lelièvre pour faire avec lui des bilans d'étape. Après son départ, plus personne n'avait hérité du dossier ni ne semblait être au courant. Mes différentes demandes, qu'elles soient techniques ou matérielles, tombaient toutes à plat.

    Conscient de ce que le départ de Pierre Lelièvre avait privé l'édifice de ses fondations essentielles, et que les circonstances m'avaient entraîné dans une impasse (15) André Masson s'employa immédiatement à me recaser, si bien que dix mois après mon arrivée à Rennes, j'en repartais pour diriger la BMC de Pau.

    Je léguais à mon successeur, Monique Laporte, une BCP dotée de personnel recruté par mes soins, d'un budget, d'un terrain, d'une 4L de liaison (la première en France, je crois), mais de collections et d'un bibliobus inadaptés. Ce que ne manqua pas de dénoncer Paul Poindron, à la suite de l'inspection qu'il fit peu de temps après mon départ : « Peut-être parce qu'il avait mal interprété les directives de M. Lelièvre, M. Goasguen avait donné une orientation à la BCP qui me paraissait regrettable [...] je pense que c'est une erreur actuellement de créer des bibliothèques régionales (16) ...

    Fin d'une séquence extra-brève. Était-ce un bien ? Était-ce un mal ? Et faut-il le savoir ? De même que les précédents, le récit de cet épisode n'est rien d'autre qu'un témoignage, une contribution. Un matériau pour l'histoire ; mais une histoire un peu spéciale : celle des événements qui auraient pu avoir lieu.

    1. Situation commune, rappelons-le, à sept des huit BCP situées dans des villes sièges de BMC (Toulouse, Lyon, Versailles, Tours, etc.). Ces huit BCP, ainsi que celle du Bas-Rhin, s'étaient substituées en 1946 aux centres régionaux des bibliothèques Cf. Bertrand Calenge : Les Bibliothèques centrales de prêt... pp. 298-300 in Histoire des bibliothèques françaises, t. IV. Paris : 1992. Je me référerai plusieurs fois ci-après à ce travail fondamental. retour au texte

    2. Ces notations peuvent être rapprochées du début d'un texte de souvenirs de Jacqueline Gascuel : Je n'ai jamais appris à lire », in Bulletin d'informations de l'ABF, n° 167, 2etrim. 1995, p. 25, lignes 10 et suiv. retour au texte

    3. Les bibliothèques centrales de prêt... -, cf. p. 301. retour au texte

    4. - Les premières années de la lecture publique rurale dans le Bas-Rhin. / Suzanne Delrieu - pp. 155-156, in Mémoire pour demain. Mélanges Ronsin-Thirion-Vaucel Paris, 1995 Dans le même ouvrage, les souvenirs pourtant bien postérieurs de G. Briand en Moselle (pp. 399-403) dépeignent avec humour une réalité bien peu différente... retour au texte

    5. L'équipe était ainsi constituée en 1957 : Mauricette Dubourg, bibliothécaire ; Jean Goasguen (qui avait succédé à Françoise Buisson), sous-bibliothécaire ; Ginette Capretz, secrétaire ; André Dubourg, conducteur de bibliobus. retour au texte

    6. - Les Bibliothèques centrales de prêt... -, cf. p. 302. retour au texte

    7. Premiers résultats statistiques de l'expérience de lecture publique rurale en Lot-et-Garonne -. / Jean Goasguen in Revue de VAgenais, 3-4, 1961, pp. 419-426 ; id. Introduction à une géographie de la lecture en Lotet-Garonne . Revue de l'Agenais. 3, 1964, pp. 263-274. retour au texte

    8. - Un des enseignements de cette recherche, le plus manifeste de prime abord [...] c'est la force des singularités locales in Lecteurs en campagnes : les ruraux lisent-ils autrement Paris, BPI : 1993 , p. 35. retour au texte

    9. Bertrand Calenge, art. cité pp. 299-300. retour au texte

    10. La desserte de deux départements par une seule BCP n'était pas en soi une nouveauté. Déjà la BCP du Rhône desservait une partie de l'Ain, celle de la Haute-Garonne intervenait en Ariège, et celle de l'Hérault effectuait des raids... dans la principauté d'Andorre, à 250 km de ses bases. retour au texte

    11. -À propos d'un cinquantenaire... pour André Masson. / Pierre Lelièvre. - Bulletin des bibliothèques de France, t. 39, n° 5, 1994, pp. 56-59. retour au texte

    12. Bertrand Calenge, art. cité p. 297. retour au texte

    13. Ibid., pp. 298-299. retour au texte

    14. C'est ainsi qu'en Franche-Comté, André Masson et la directrice de la BCP, MmeJouvanceau, obtinrent des deux premiers départements à desservir deux subventions représentant 127 % de l'apport de l'État (hors dépenses de personnel). retour au texte

    15. Alors que, dans le même temps, il poussait avec succès les feux d'une Association des amis des bibliobus de Franche-Comté. ; mais les situations socio-géographiques et les enjeux 'politico-culturels des deux régions n'avaient guère de points communs. retour au texte

    16. Rapport d'inspection, 18 novembre 1965. Pourtant, dans la même semaine, André Masson continuait d'expliquer à ses interlocuteurs de Franche-Comté que le cadre régional était celui - vers lequel nous tendons aujourd'hui ». C'est le point de vue de Paul Poindron qui devait l'emporter en définitive, et il serait intéressant d'avoir le témoignage de l'ancienne directrice de la BCP du Doubs sur ces fluctuations. retour au texte