Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Le bibliobus aux champs

    Par Pierre Breillat
    Par Jacqueline Gascuel
    Directeur de la bibliothèque municipale de Versailles pendant toute sa carrière, de 1945 à 1975, Pierre Breillat assura aussi la direction de la bibliothèque centrale de prêt de Seine-et-Oise dès sa création, en 1946.Il a laissé dans les archives de cet établissement de très nombreux textes de rapports ou d'articles pour la presse locale dont la lecture nous a souvent enchantés. Nous y retrouvions toute l'érudition d'un homme d'étude, toute la conviction d'un professionnel qui croyait à « la gloire ardente du métier (1) ». Nous reprenons ici un article écrit en 1947, alors que la campagne affleure encore aux abords de la capitale, et « qu'un esprit de croisade » anime les bibliothécaires des départements (2) . Nous ne pouvions reprendre ceux qui évoquent la pénurie de moyens et l'état de stagnation et de saturation » qui en résulte, ceux qui avouent la déception face à un monde enseignant secret et isolé, replié sur lui-même et qui s'est peu à peu annexé les dépôts ». Nous ne pouvions les reprendre parce que Pierre Breillat affirmait, à la veille de sa retraite: « Ces années passées nous avons perdu bien des illusions mais demeure toujours en nous, implantée au coeur, la foi dans les moissons plus heureuses que d'autres récolteront sans doute, mais que nous aurons eu la joie de semer. »

    Cette femme paysanne en cheveux et en savates qui, d'une main contre sa poitrine, serre un long pain, et paraît de l'autre nous tendre un porte-monnaie noirci, nous l'avons vue, ce matin encore, dans deux ou trois villages. Rencontre inévitable, que ce soit sur la grande route dorsale des agglomérations, ou dans le dédale de voies d'un petit bourg, au coin d'une rue inattendue, que ce soit encore sous les tilleuls d'une place herbeuse au pied de l'église, ou, comme dans les « pays » de Beauce, devant le mare traditionnelle que ride une flottille de canards... Bientôt après nous passons la voiture du boulanger arrêtée au milieu d'un groupe : ces gens qui causent ont l'air tellement silencieux. Mais qui pourrait briser le calme ici ? Les champs sont là tout juste derrière les cours. Seul un cri de coq, une roue qui grince : les charrettes de fumier s'en vont vers les labours. De ces deux fenêtres ouvertes s'échappent des voix d'enfants mêlées : table de multiplication ou récitation collective. À chanter ainsi, ils doivent être debout encore, dans les rangs : la rentrée vient de sonner à peine...

    C'est là que nous déposons notre cargaison de livres.

    Quinze, vingt paires d'yeux sont braqués sur la caisse qui s'ouvre. Un murmure étouffé, des cris : voici Babar et ce coquin d'Arthur. Il ne faut rien moins que l'autorité du maître pour faire tout rentrer dans l'ordre. Nous sortons ensuite, dans le plus grand silence, Pinocchio et le Père Castor, un gros Livre de la Jungle qui étale, en tombant, toutes ses images, le Voyage au pays des animaux, Courri, l'histoire d'un cygne et les Contes de l'enfant poète que de merveilles, et neuves pour ces petits campagnards... Albums jeunes, joyeux, aux couleurs vives. Les vieux volumes de la Bibliothèque scolaire en demeurent saisis sur le rayon poussiéreux de l'armoire : livrée noire, pages noires, le noir n'est plus de mise maintenant...

    Mais il n'y a pas seulement les livres pour les bambins ; ces récits de voyages illustrés, ou ces combats sur mer, ces vies de grands hommes et ces visions d'histoire, ou tout simplement Jody et le faon, voilà qui plaira sans doute au grand frère, sorti de l'école l'an passé et qui, tout doucement, désapprend à lire ? Entre son certificat » et le régiment, que n'aurait-il pas sans nous, oublié, perdu ?

    Les grandes personnes enfin ont la troisième part : romans, français ou étrangers, biographies, textes classiques ou documentaires, belles reproductions des chefs-d'oeuvre de l'art (en attendant disques et films, pourquoi pas ?), et les plus récentes nouveautés mémoires sur la guerre impatiemment désirées, La Mousson, Les clés du royaume enfin réimprimés. Tout cela, les enfants, excellents messagers du livre, pourront le porter aux parents.

    L'apprentissage de la lecture, seul moyen d'acquisition de la culture personnelle se fait ainsi dès l'âge le plus tendre, et l'élève, qui a pris en classe le goût et le respect du livre, ne cessera plus ensuite de fréquenter le petit dépôt bibliothèque de son village. Il se forge à l'école le premier, maillon d'une longue chaîne...

    Dès 1862-1863, au temps du grand ministre Victor Duruy, puis vers les années 1890, après l'ouverture de l'école laïque, fut senti le besoin de prolonger l'éducation scolaire par le livre. L'État, à grands frais, dota les communes rurales d'un premier fonds de bibliothèque, à la fois scolaire et populaire, pour les enfants comme pour le adultes. Ces volumes l'Histoire d'une bouchée de pain de Jean Macé, Le Comte de Monte Christo ou Les Misérables, sans compter les Voyages au centre de la Terre ou de la Lune, ces volumes, vous les verrez encore dans les écoles ou les mairies, avec leur reliure de grosse toile, leurs tomes dépareillés, les pages décousues qui dépassent...

    De bons titres ? Sans doute, nous dit un maître. Mais vieillis, et la série ne se renouvelle jamais. Je connais tel vieux qui, faute d'autre pâture, dévore Les Trois Mousquetaires ou ce qu'il en reste, chaque hiver... »

    La manne nationale une fois tombée, il y a un demi-siècle, les bibliothèques des villages, livrées à elles-mêmes et sans ressources, ont glissé à la décrépitude et à la mort.

    Les ministres de l'Éducation nationale de la Libération ont repris les projets des grands ministres de l'Instruction publique du siècle écoulé : mais avec plus d'économie et d'efficacité ils ont, à l'idée de multiples dépôts fixes, substitué le principe de la circulation du livre. Au chef-lieu de département, un magasin central, la Bibliothèque de prêt : une voiture, le « bibliobus », en part à dates régulières, porter des caisses de volumes aux bibliothèques locales. Un responsable bénévole, généralement l'instituteur, parfois le secrétaire ou un employé de la mairie se charge, sur place, du prêt aux particuliers. Telle commune de 1 000 à 1 200 habitants verra quatre fois dans l'année, le passage du bibliobus ; à chaque fois cent ou cent vingt livres : soit un ravitaillement annuel de quatre ou cinq cents livres, jamais les mêmes... Des nouveautés qui ne quittent guère Paris des ouvrages chers », voire des titres encore introuvables en librairie pour les profanes. [...]

    C'est l'honneur de la direction des Bibliothèques de France et de la Lecture publique d'avoir, sous l'impulsion de MM. Marcel Bouteron et Julien Cain, directeurs, Pierre Lelièvre, André Masson et Henri Vendel, inspecteurs généraux, créé officiellement, depuis deux ans, dix-sept bibliothèques centrales de prêt. Aisne, Bas-Rhin, Bouches-du-Rhône, Deux-Sèvres, Dordogne, Gironde, Haute-Garonne, Haut-Rhin, Hérault, Indre-et-Loire, Isère, Loir-et-Cher, Marne, Rhône, Seine-et-Oise, Seine-Inférieure, Tarn, tels sont les départements heureux bénéficiaires jusqu'ici de la lecture à domicile. Puisse la liste s'allonger encore, et le livre, comme le pain, mais sans restriction (3) , atteindre bientôt les demeures les plus reculées de nos campagnes.

    Versailles, 1947

    Vignette de l'image.Illustration
    Ordonnance et arrêtés de novembre 1945 créant les bibliothèques centrales de prêt

    1. Expression employée dans l'article publié dans le numéro de février 1977 du Bulletin des bibliothèques de France. retour au texte

    2. Il faut relire aussi tout le texte de Jean Gué-henno, dans les Cahiers des bibliothèques de France, n° 2, 1954, pour mieux comprendre la « saga des premiers bibliobus. retour au texte

    3. En 1947, il y avait encore des cartes de pain (NDLR). retour au texte