Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Les métamorphoses du livre

    Par Marielle de Miribel, Vice-présidente GLF

    Pour promouvoir la lecture, demanière visuelle, on peut considérer qu'il y a deux méthodes : soit on montre ce qui se voit - et que voit-on ? -, des gens le livre en main, en train de lire ; soit on représente ce qui ne se voit pas, c'est-à-dire le contenu du livre et surtout, ce que ressent ou imagine le lecteur en train de lire. C'est un exercice difficile et pourtant stimulant, car c'est une projection subjective dans l'univers de l'imaginaire qu'il faut pourtant retranscrire de manière picturale, visuelle, et réelle : car une image vaut mieux qu'un long discours ».

    Les acteurs du livre (éditeurs, libraires, bibliothèques ou critiques littéraires) se sont inspirés de cette technique narrative pour promouvoir leur fonds, ou leurs activités sur un mode ludique, humoristique ou poétique. La frontière entre monde réel et imaginaire est très floue et les illustrateurs, graphistes et publicitaires se sont souvent largement inspirés du surréalisme. D'une manière assez paradoxale, l'appropriation du contenu d'un ouvrage passe par l'appropriation du livre en tant qu'objet, objet que l'on maîtrise, que l'on utilise, et que l'on transforme pour mieux l'assimiler.

    Cette étude se propose donc d'analyser dans le cadre de la promotion de la lecture, quelques métamorphoses du livre en tant qu'objet, opérées dans sa relation avec la matière et ses quatre éléments, dans sa relation avec l'environnement, avec les végétaux et les animaux, puis dans sa relation avec le champ humain, c'est-à-dire l'anthropomorphisme et les activités quotidiennes et familières de l'homme.

    Le livre et la matière

    La terre

    Dans sa relation avec le premier des éléments, la terre, le livre est le plus souvent traité comme un objet massif, épais, lourd et solide : on le représente fermé et l'importance est donnée à la couverture, aux plats et au dos. Le livre est anonyme, indifférencié et seule sa masse en fait la qualité ; sa densité en fait un matériau isolant et imperméable même à l'eau, et l'on s'en sert pour édifier des villes, des châteaux, des maisons, des bâtiments, des murailles ou des tours. Dans ce dernier cas de figure, l'accumulation et l'amoncellement renforcent l'idée de solidité : on peut s'isoler, en toute sécurité, en haut d'une tour de livres, on n'y sera point dérangé. Cette masse compacte de livres protège le lecteur du monde extérieur, peut-être hostile, et illustre l'idée d'une lecture comme repli sur soi. Dans cet ordre d'idées, on voit même des montagnes de livres sur lesquelles un lecteur est juché, et plongé avec bonheur dans son île au trésor.

    Dans tous ces cas, le livre représente une excroissance de la terre, une sorte de nombril, mais il peut aussi figurer le moyen d'accès pour une descente vers les mondes souterrains, à l'intérieur des entrailles du livre.

    L'eau

    Le livre associé à l'eau est une gageure puisque l'on s'accorde d'ordinaire à dire que l'eau est le pire ennemi du papier. Pourtant cette association est assez couramment employée, et son étrangeté accroît le plaisir de l'insolite et donc de l'incitation... Contrairement aux représentations du livre associées à la terre, ici le livre est en général représenté entrouvert ou même ouvert, puisque ce sont les larges espaces de la page blanche qui incitent aux jeux d'eau. Sur la couverture du catalogue 1990 de l'éditeur Rageot, ainsi que sur une illustration d'Honoré, pour un jeu concours sur le livre on voit un jeune homme plonger hardiment dans les pages blanches du livre ouvert à ses pieds : il « se plonge dans sa lecture ».

    Le Salon du Livre de Genève utilise un élément touristique connu de sa ville - le jet d'eau du lac Léman - pour mettre en scène le livre : les gouttelettes d'eau qui couronnent le jet d'eau se transforment petit à petit en livres.

    L'élément liquide par excellence est l'eau, mais c'est aussi du lait, comme le lait de la louve qui a nourri les enfants Remus et Romulus ; pour la promotion de l'émission radiophonique littéraire « L'as-tu lu mon p'tit loup a a été éditée une affiche dessinée par Christophe Besse, où l'on voit la louve, installée sur deux piles de livres, allaiter l'enfant avec les livres qui tombent de ses mamelles, car la lecture nourrit l'esprit. Le livre peut donc se transformer en élément liquide, mais il est aussi l'instrument qui permet de voyager sur l'eau et dans l'eau, comme le bateau.

    L'élément liquide est aussi un lieu de refuge pour une lecture isolée : si le livre associé à la terre permettait une lecture-refuge, ici, la lecture est plaisir, plaisir associé à un autre plaisir, celui de lire dans son bain, ou d'être immergé dans un milieu liquide et amical, où le mal n'existe pas. Dans l'affiche de promotion du Salon de la Bande dessinée de Saint-Malo, illustrée par Bourgeon, un scaphandrier lit tranquillement sa bande dessinée au fond des eaux sous l'oeil goguenard, mais en retrait, d'une sirène. Dans la sélection mensuelle de l'École des Loisirs, Animax, un enfant lit à travers un masque, sous l'oeil bienveillant des poissons, et même d'un requin.

    L'air

    L'air semble être l'élément naturel privilégié du livre : le vent se joue des feuillets d'un livre et prend plaisir, semble-t-il, à les disperser, signe que le livre, ouvert, a sans doute été lu, puisque son contenu, plus fragile, n'est plus protégé par sa couverture ni ses plats. C'est une invitation à pénétrer au coeur de l'ouvrage, à voyager comme lui, au gré du vent.

    Dans la grande tradition des surréalistes et de Magritte en particulier, le livre s'envole comme un nuage ou comme un oiseau, et l'on rencontre beaucoup de livres volants dans la production éditoriale actuelle. A titre d'exemple, les livres volants dessinés par Geluck, et repris pour la couverture du catalogue de Casterman, deviennent des oiseaux attirés par la nourriture que leur tend le héros, sous l'oeil subjugué de son fils (?). Car le héros est un chat, et ce qu'il offre dans sa paume ouverte ce sont des lettres. Est-ce la nourriture des livres ?

    Si les livres sont des objets ou des animaux volants, ce sont aussi des objets qui permettent au lecteur de s'envoler. On trouve des livres-balançoires, des livres-hamacs mais on trouve aussi des livres volants comme moyens de locomotion rapides et appréciés : tapis volant, aile, avion, balai magique de sorcière...

    Les ouvrages de fiction qui font référence au voyage par la voie des airs sont la base de la littérature : l'oie de Nils Holgersson, le Baron de Münchhausen... L'homme a toujours voulu voler, tel Pégase.

    12 La promotion de la lecture, dans certains de ses aspects, puise abondamment son inspiration dans les techniques aérospatiales : le Salon du Livre de jeunesse de Montreuil, a choisi comme visuel, pour l'année 1994, de présenter des enfants à califourchon sur une fusée.

    Le feu

    Le feu et le livre ? Le feu en tant qu'élément naturel consume et fait disparaître livre et support de connaissance et d'imaginaire : on trouve très peu de référence au feu dans la promotion du livre ; simplement, quelquefois, une référence au soleil, par le jeu des rayons qui s'étalent d'un plat à l'autre dans le livre ouvert.

    Les quatre éléments de la matière, la terre, l'eau, l'air et le feu, sont, on l'a vu, largement utilisés pour promouvoir le livre dans sa représentation en tant qu'objet : il fait partie du monde quotidien et on l'utilise sans y penser. Loin d'être un objet sacralisé, il est au contraire à ce point familier qu'on va jusqu'à le transformer au gré de sa fantaisie ou de ses besoins : comme le disait déjà François Morel au début du siècle, le livre peut aussi servir à couvrir la soupe ou caler un fauteuil branlant.

    Le livre et l'environnement

    Les végétaux

    Le livre est un moyen privilégié incontesté de connaissance : c'est pourquoi il peut faire peu ou prou référence à l'arbre de la Sagesse et de la Connaissance que l'on pouvait connaître sous d'autres cieux. Voici un livre-arbre, dessiné par Galeron pour le Salon du Livre de jeunesse de Montreuil en 1993 ; ses branches s'ouvrent en éventail, et s'échappent de ses feuilles-feuillets des nuées de lettres, comme une volée de moineaux.

    Les livres sont aussi assimilés à des fleurs. Sous leur forme la plus fragile, c'est-à-dire sous forme de feuillets attachés ensemble ou serrés les uns contre les autres, ils deviennent des pétales de fleurs et s'offrent à la cueillette ou à la lecture, tels que l'on peut les voir dans ces boutons d'oeillets à peine entrouverts.

    On voit aussi quelquefois pousser les livres, comme des rangées de salades ou de potirons, ou naître au creux des choux, comme les nourrissons de jadis tant il est vrai que le livre est étroitement lié à la pédagogie et à l'art de faire « pousser les enfants ».

    Les animaux

    Les animaux qui se transforment tout ou partie en livre sont souvent des volatiles par le phénomène d'assimilation des feuillets d'un livre à des ailes : en effet, l'oie qui s'envole déplie peu à peu ses ailes comme un livre qui s'entrouvre.

    Pour la même raison, on rencontre beaucoup de papillons aux ailes en forme de livres. Dans ce cas de figure, le livre est toujours ouvert et se présente au lecteur dans toute sa fragilité et son secret, aussi fragile que les ailes du papillon : la lecture est un plaisir solitaire et secret.

    Mais d'autres animaux présentent des parties de leur anatomie qui évoquent de près ou de loin un livre : voici un éléphant, portant sur son dos un livre-palanquin, choisi sans doute pour promouvoir le livre en raison de sa mémoire légendaire.

    L'univers de la représentation animale est encore riche de possibilités et l'on rencontre encore peu de livre-escargot ou de livre-serpent, l'antithèse des animaux volants. Pourtant, on voit représentés souvent des animaux lecteurs, tel le petit kangourou lisant dans la poche de sa mère et des chats, animaux familiers, comme celui-ci, dessiné par André François pour la bibliothèque Jeunesse du centre Georges-Pompidou, tellement absorbé dans sa lecture que le livre l'absorbe peu à peu.

    On remarque que la représentation de l'imaginaire évoqué par le livre met en image au sens propre des expressions familières généralement utilisées au sens figuré dans la conversation courante, telles que : « se plonger dans sa lecture, s'absorber dans sa lecture... ». Un tel procédé de création donne plus de force à l'image puisqu'elle s'appuie sur un consensus non formulé et sur des mythes profondément ancrés dans le langage courant, tout en créant un phénomène de surprise par le jaillissement d'une vérité non encore exploitée. Le seul problème, dans ce cas, est l'usure du phénomène de surprise qui s'opère dans l'esprit des lecteurs quand la même image mentale est traduite de manière répétée sous la même forme : voir des livres en train de voler sur le dos de nombreux oiseaux n'étonnera bientôt plus personne, et selon le même phénomène que la publicité, il faudra trouver autre chose. Pourtant si l'expression de la promotion du livre passe par l'effet de surprise, selon un principe de base du marketing, l'objectif est bien de rendre le livre familier au point d'en faire un objet usuel, et à ce point assimilé que l'on n'y prête plus la moindre attention.

    Le livre et l'Homme

    Les activités humaines

    Le livre est le compagnon de l'homme ; il l'accompagne, normalement, toute sa vie, et peut participer à ses activités intimes et quotidiennes, telles que boire, manger, dormir. De nombreuses personnes aiment lire au lit. Le livre outil quotidien dont on fait un usage automatique et qui sert, on l'a vu, à tout, selon les besoins du moment, s'est également transformé pour une meilleure adaptation aux besoins. Le processus de familiarisation se poursuit par le phénomène d'assimilation qui se termine en principe d'absorption : l'activité usuelle de lecture au lit finit par transformer le livre lui-même en lit. Le livre est le lit.

    Il en est de même pour la nourriture, le livre devient un hamburger, symbole de la nourriture actuelle.

    Et le processus paraît si naturel que manger du livre, ou plutôt dévorer du livre devient l'idée d'un slogan publicitaire. Déjà dans les années cinquante Gérard Philippe, l'acteur si célèbre, pose sur une affiche, une poignée de livres entamés à la bouche, et s'exclame jovialement : « Dévorez des livres ! ».

    L'idée de dévorer des livres, puisque les livres ne peuvent que se dévorer, paraît si agréable que tout le monde adopte cette pratique, même les animaux : le Croq'livre, dragon dévoreur de livres, a été dessiné par Michel Gay pour servir de logo à la bibliothèque de l'Heure Joyeuse.

    Le corps

    Après avoir envahi les activités quotidiennes de l'Homme, en fidèle compagnon, le livre poursuit sa progression dans la conquête de l'Homme et envahit ses vêtements. Pour la promotion d'une exposition sur les romans d'amour à la bibliothèque municipale de Grenoble, l'illustrateur a signifié de manière originale la présence du livre : les jupons de dentelle de l'héroïne représentée sur l'affiche sont les feuillets d'un livre dont s'échappent deux paires de jambes.

    Pour la promotion du livre de Jeunesse au Québec, Communication Jeunesse produit une affiche où le livre entrouvert sert de patin à roulettes au fou représenté sur l'affiche, puisque le thème général de la campagne est : « Délire de lire

    Après avoir envahi les vêtements, le livre s'installe dans le corps de l'Homme et prend les aspects les plus divers : une main, comme dans la campagne de la Direction du livre en 1994 intitulée Un livre, une ville », des cheveux, comme il apparaît sur le logo de la bibliothèque Brochant, dessiné par la graphiste Sylvie Filhol.

    Ou encore, plus radicalement, un visage.

    Le livre-visage permet de traduire les sentiments du livre ou du lecteur sur la couverture même du livre : le livre est le lecteur. C'est une manière particulière de représenter le phénomène d'assimilation du lecteur au héros d'une aventure qui est le processus habituel. Ici, c'est le livre qui est devenu le lecteur, et non plus l'inverse : la matérialité du livre, son existence en tant qu'objet, l'ont emporté sur l'existence et la réalité du lecteur. Cela rejoint la croyance de la vie cachée des objets, comme le Petit Soldat de plomb d'Andersen.

    D'ordinaire, c'est par les yeux que l'on pénètre la vie secrète d'un livre, et par un processus d'imprégnation, l'oeil apparaît dans et sur le livre ou bien le livre s'efface derrière l'oeil, qui d'arrière-plan passe au premier plan. Cette symbiose est le dernier degré de l'imprégnation réciproque entre le livre et son lecteur, et c'est cette image qu'avaient choisie les premiers Salons du Livre de Paris comme visuel pour la campagne de promotion.

    Conclusion

    On a vu que la promotion du livre et de la lecture pouvait s'appuyer sur la force que le livre en tant que simple objet possède sur l'imaginaire : on peut l'utiliser, on peut le transformer pour l'adapter à son projet, et on peut l'assimiler et l'absorber. Le risque, bien sûr, telle est la force dissimulée dans cet objet d'apparence anodine qu'est un livre, c'est que le lecteur soit lui-même assimilé par le livre : le lecteur est le livre, comme on a pu le voir sur le visuel choisi par le Salon du Livre de Montréal : « Je livre