Index des revues

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    José-Maria de Heredia à l'Arsenal

    Par Danièle Muzerelle, Conservateur en chef

    En 1901, au faîte de sa gloire littéraire, conquise par la publication, en 1893 seulement, mais attendue ardemment depuis trente ans d'un seul recueil de poèmes, les Trophées, élu en 1894 dans l'enthousiasme à l'Académie française, Heredia est nommé administrateur de la bibliothèque de l'Arsenal. C'était un de ces multiples exemples de sinécure donnée aux gens de lettres plus ou moins nécessiteux en raisons de leurs mérites, dont le XIXesiècle et le début du XXe n'avait pas été avare, comme avant lui son maître vénéré et ami Leconte de Lisle avait été bibliothécaire au Sénat. C'est que le poète, d'origine cubaine, grand seigneur exotique, riche et prodigue, et surtout généreux, avait connu de durs revers de fortune et qu'il lui fallait bien trouver une retraite. Heredia n'était cependant pas complètement déplacé à l'Arsenal, il avait été élève de l'École des chartes, même s'il avait renoncé à présenter sa thèse, préférant se consacrer à la poésie, il était un bibliophile passionné et raffiné et sa culture était vaste. À l'Arsenal il succédait à d'autres littérateurs plus ou moins célèbres, Charles Nodier, Paul Lacroix, Henri de Bornier, et nombre d'auteurs dramatiques. Poète mondain et de cénacle, Heredia, dès ses débuts dans la carrière littéraire, avait tenu un salon littéraire. À partir de 1885, c'est rue Balzac, dans un vaste appartement avec terrasse sur l'avenue de Friedland qu'il recevait ses amis, le tout Paris mondain et littéraire, prenant avec ses samedis la succession de son maître Leconte de Lisle. Nombreux sont ceux qui ont raconté leurs souvenirs enchanteurs de la rue Balzac et de leur hôte. La personnalité extrêmement affable de Heredia, sa verve, sa bonté même attiraient et retenaient les visiteurs. Aussi tout naturellement ses vieux amis, et les nouveaux, le suivirent-ils à l'Arsenal, où désormais les réunions eurent lieu le dimanche. L'appartement qu'occupait le poète, au milieu des autres bibliothécaires, puisque c'était encore l'usage pour les conservateurs d'être logés sur place, se trouvait au deuxième étage, donnant sur le boulevard Morland, avec une vue étendue sur la Seine, l'île Saint-Louis, jusqu'au Panthéon. Et il avait la jouissance d'un jardin, charmant et désordonné dont ses filles évoquaient encore en 1942 le souvenir lors de la cérémonie de son centenaire.

    Son cabinet de travail était au premier étage, à l'angle est du bâtiment construit par Boffrand, dans cette partie de la bibliothèque qui a gardé son beau décor du XVIIIe siècle. Amateur d'art et sensible à la beauté de ces lieux il eut le souci comme administrateur d'en entreprendre la restauration et de préserver le mobilier ancien. Son désir était de faire une exposition permanente des plus beaux manuscrits et des plus belles reliures. Malheureusement le temps et les moyens lui manquèrent. De même il s'efforça d'enrichir les collections en beaux livres et en manuscrits.

    Avec lui, et avec sa famille c'était tout le Parnasse et l'Académie qui étaient entrés à l'Arsenal. On rencontrait Sully Prud-homme, Henry Bordeaux, André Theuriet, Albert Samain et, bien sûr, ses gendres Henri de Régnier, Maurice Main-dron, Pierre Louys. Ce dernier, tout particulièrement bibliophile, fonda d'ailleurs, avec un bibliothécaire de l'Arsenal, Louis Loviot, l'éphémère Revue des livres anciens, et à plusieurs reprises travailla sur les collections de l'Arsenal. On peut citer un recueil des archives de la Bastille classé et annoté de sa main et divers articles sur des imprimés rares ou uniques du XVIe siècle. Hélas la maladie et la surdité commençait à affaiblir Heredia et en 1905 il mourut alors qu'il était en séjour chez des amis au château de Bourdonné. Ramené à l'Arsenal, il eut des obsèques à l'église Saint-Paul et fut inhumé à Rouen.

    En 1942, la bibliothèque de l'Arsenal, qui n'avait pas oublié son trop court séjour dans ses murs, commémora le centenaire de sa naissance en faisant apposer dans son cabinet de travail une plaque de marbre rappelant son administration. Aussi, à cette occasion, ses filles Marie de Régnier, connue sous le nom de plume de Gérard d'Houville, et Hélène Doumic donnèrent à la bibliothèque de nombreux manuscrits et souvenirs de leur père, ce qui a permis de reconstituer dans ce petit cabinet le décor qui avait été le sien : son beau bureau Louis XVI, les portraits de ses filles par Jules Lebreton, son portrait en conquistador fait sur émail par Claudius Popelin, une statuette de Rivière le représentant et bien d'autres objets encore. Marie de Régnier compléta encore ce don en léguant à l'Arsenal, à sa mort en 1963, ses propres manuscrits, en particulier celui du Séducteur, roman dans lequel elle relate la jeunesse de son père, sa correspondance, ses albums de photos, les dessins de son fils Pierre de Régnier et sa bibliothèque où l'on trouve de beaux livres anciens venant de Heredia lui-même. D'autres donateurs ont eu à coeur de pérenniser la présence de Heredia à l'Arsenal en complétant ses dons : le docteur Fleury auteur d'un livre sur Marie de Régnier, s'est dessaisi de nombreux documents précieux sur Pierre Louys et sa famille ; les héritiers et amis de Leconte de Lisle, en souvenir de l'attachement d'Heredia à son maître vénéré, ont fait de même, faisant de l'Arsenal un haut lieu du Parnasse.