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    En hommage à Roger Pierrot

    Le bibliothécaire, la bibliographie et l'érudition

    Par Raymond-Josué Seckel, Conservateur en chef
    Colloque en hommage à Roger Pierrot organisé par la Société des amis d'Honoré de Balzac et de la Maison de Balzac ; l'Aire (Association interdisciplinaire de recherche sur l'épistolaire) ; le Centre de recherches Correspondances, mémoires et journaux intimes XIXe -XXe siècles (Université de Paris-Sorbonne) et la Bibliothèque nationale de France. Les chercheurs du vaste chantier des Études balzaciennes, parmi lesquels règne, dans les différentes associations qui les regroupent, une chaleureuse solidarité, se sont réunis le 8 juin 1996, dans l'auditorium de la Bibliothèque nationale de France pour rendre hommage à Roger Pierrot1, en sa présence. Et c'est pour bien marquer que son métier de bibliothécaire a conduit cet ancien président de l'ABF (1972-1974) à ses travaux littéraires que le titre de ce colloque a été choisi. La première partie du colloque, présidée par Madeleine Ambrière, présidente du Groupe d'études balzaciennes, comprenait donc des interventions de spécialistes de Balzac, tandis que la seconde partie, placée sous l'autorité de Mireille Pastoureau, conservateur en chef de la Bibliothèque de l'Institut, faisait place à plusieurs communications de bibliothécaires. Celle de R.-J. Seckel a été particulièrement appréciée. Nous sommes heureux de pouvoir en publier de larges extraits avant la sortie de l'ensemble des textes du colloque qui sefera dans le courant de l'année 1997, sous l'égide de la Société des amis d'Honoré de Balzac et de la Maison de Balzac2. 1. Roger Pierrot a été directeur du Département des livres imprimés à la Bibliothèque nationale de 1968 à 1978, puis du Département des manuscrits, de 1978 à 1985. 2. Nous tenons à remercier ici Thierry Bodin, président de cette association, qui nous a autorisés à publier ce texte, ainsi que l'auteur de ces pages, R.-J. Seckel.

    Le titre de cette communication, sur lequel il conviendra de revenir plus as, pour suggérer quelques variantes possibles, évoque deux univers, celui du bibliothécaire et de la bibliographie d'une part, celui du chercheur et de l'érudition de l'autre, qui peuvent souvent apparaître conflictuels dans leurs objets, dans leurs pratiques, et même dans leurs visées. On essayera dans les quelques mots qui suivront de suggérer des points de rencontre entre ces univers, pour compléter ce que Stéphane Vachon notamment a pu évoquer de la richesse et de la complexité de la bibliographie strictement balzacienne.

    Mais puisque celui que nous honorons aujourd'hui a cumulé avec bonheur les deux fonctions de bibliothécaire et de chercheur, je veux, d'entrée, signaler qu'en plus de son action à la tête du Département des manuscrits ou de la richesse des expositions littéraires bien connues qu'il a organisées, deux activités peut-être plus discrètes le mettent au coeur de notre propos : Roger Pierrot a beaucoup oeuvré dans le domaine du catalogage, et des centaines de chercheurs le lisent tous les jours sans le savoir, quand ils consultent, parmi d'autres ouvrages de référence, ce gros catalogue rouge, le Nouveau catalogue général ou NCG» ou .Catalogue soixante ou « Catalogue 60-69 en réalité le Catalogue général des livres imprimés [de la Bibliothèque nationale]. Auteurs, collectivités-auteurs, anonymes, 19601969. Ouvrages en caractères latins (Paris, Bibliothèque nationale, 1972-1976, 23 volumes auxquels il convient d'ajouter une série de plusieurs volumes pour les « caractères non latins ») ; ce catalogue a marqué une étape importante dans la normalisation et l'amélioration des pratiques de catalogage, et facilité le passage vers l'informatisation des catalogues.

    Roger Pierrot a aussi consacré du temps à l'enseignement de la bibliographie à des étudiants préparant des thèses en littérature, activité particulièrement austère, mais qui est de celles qui constituent une des meilleures voies d'accès aux bibliothèques pour les chercheurs débutants. Ce rappel ne tient certes pas lieu de bilan de carrière, mais il n'était sans doute pas inutile devant un parterre constitué principalement d'érudits.

    Les quelques considérations qui précèdent indiquent bien qu'il existe une chaîne invisible que les trois maillons indiqués dans le titre décrivent incomplètement. Je proposerai donc plutôt, pour supporter notre réflexion, l'enchaînement suivant :

    • la bibliothèque (qui dans le cadre où nous nous trouvons est un héritage, un donné ancien, lourd et complexe) ;
    • le bibliothécaire (terme générique qui désigne celui qui, quelles que soient ses tâches et ses responsabilités, a la charge de la bibliothèque) ;
    • la bibliographie, l'érudit (ou le chercheur, ou l'usager savant), le texte (ou la source, l'information...).

    À l'arrivée donc, ce que j'ai appelé, faute de mieux, le texte », en tout cas un objet d'apparence simple (texte, référence bibliographique, donnée factuelle, date, etc.), une fois qu'il a trouvé sa place dans un travail de recherche, au détour d'une phrase, dans une note, en appendice ou en bibliographie, que le chercheur est venu pêcher dans ce qu'on pourrait, en forçant un peu, qualifier de mal nécessaire : la bibliothèque, souvent perçue comme la meule de foin où il sera venu chercher l'aiguille, ou la perle rare.

    Au centre, le bibliothécaire et l'érudit, qui mettent en oeuvre un ensemble de procédures qu'on peut regrouper sous le terme de bibliographie, entendu ici dans un sens très élargi, puisqu'il ne s'agit pas seulement de retrouver des livres (ce que suppose l'étymologie du mot), mais de considérer la bibliothèque comme une sorte de centrale d'informations.

    Cette journée est placée sous la double invocation de l'érudition et du service public. Ce terme de service public englobe dans une bibliothèque toutes les activités, de l'entrée du document à sa communication au lecteur. Ici nous l'entendrons au sens plus restreint de ce service du public, qui désigne la partie la plus visible au lecteur-chercheur d'une activité qui ne saurait exister sans la contribution de ceux qui restent dans l'ombre.

    Il est entendu que le bibliothécaire-bibliographe doit faciliter par son savoir-faire l'accès du chercheur au texte.

    Mais il est bon de rappeler que le mouvement n'est pas à sens unique et que le chercheur, l'érudit, l'éditeur (editor) facilitent souvent la tâche des bibliothécaires qui exploitent leurs travaux, qui peuvent être d'authentiques bibliographies (Stéphane Vachon, Besterman, Monglond, etc.), mais aussi les grandes éditions de référence qui par-delà les textes euxmêmes sont quelquefois de véritables mines d'informations : les notices biographiques procurées par Georges Lubin pour chacun des quelque 2 000 correspondants de George Sand (Correspondance, Paris, 1964-1991, 25 vol.) constituent un véritable Gotha du XIXesiècle, rendu facilement accessible depuis la parution en 1991 d'un Index des correspondants ; on n'a pas non plus fini d'exploiter la correspondance de Mérimée éditée par Maurice Parturier (Toulouse, 1941-1964); et pour le XXesiècle, quel bibliothécaire n'est pas allé chercher (et trouver), en désespoir de cause, son bonheur dans le journal de Léautaud (Paris, 1954-1966), ou dans les Souvenirs sans fin d'André Salmon (Paris, 19551961), dont les index constituent de véritables productions savantes.

    Mais le chercheur, l'érudit attendent plus (que ce à quoi ils avaient souvent pensé eux-mêmes), et aussi plus simple : que le bibliothécaire connaisse les collections dont il a la charge, l'histoire de leur constitution et des fluctuations dans leur traitement. Rares sont les bibliothèques qui ont un catalogue unique, et celles qui le possèdent ne sont pas forcément les meilleures. Des stratifications chronologiques, sur lesquelles on ne revient plus, sont inévitables ; et les opérations de «conversion rétrospective des catalogues anciens qu'on voit se développer à grande échelle ces temps derniers, pour utiles qu'elles soient à la communauté des chercheurs, révèlent plutôt qu'elles ne résolvent, dans un premier temps, ces stratifications, qui ne deviendront invisibles qu'au prix d'un long travail d'harmonisation.

    Les classements changent, selon les lieux et selon les époques : qu'il suffise de rappeler ici l'opposition entre classement continu et classement discontinu, ou l'éternel problème de l'« Umlaut », ce signe diacritique de l'écriture allemande qui oblige le chercheur en bibliothèque à ne jamais oublier que ü » ou « ô doivent se lire soit « u », « o », soit « ue « « oe ».

    D'une bibliothèque à l'autre, d'un catalogue à l'autre, le traitement de certains documents varie : actes de congrès, volumes de mélanges (des Festschriften » peuvent-elles être offertes à des personnalités décédées? un volume célébrant l'anniversaire d'une institution peut-il être considéré comme un « mélange » ?), numéros spéciaux de revues...

    Exceptions et bizarreries

    Certaines lacunes dans les catalogues ne sont qu'apparentes, du fait de renvois plus ou moins compréhensibles. Les exceptions et bizarreries, qu'il faut savoir exploiter à son avantage ne manquent pas dans les catalogues : le Catalogue général auteurs de la Bibliothèque nationale ne contient aucune référence postérieure à 1960, sauf pour quelques petits maîtres comme Jules Verne, Alfred de Vigny, Voltaire ou Zola ; ce même catalogue ne recense que des auteurs « personnes physiques", mais on y trouve à l'entrée « Michelin toute la production des guides jusque vers 1930, à l'entrée « Roret tout les Manuels Roret, et à entrée Schneider et Cie"(sic) des quantités de manuels pour l'usage de machines-outils.

    On pourrait longuement discuter de l'évolution des indexations par sujets, ou de l'intérêt de recourir à des catalogues anciens dont les cotes sont périmées, mais dont le cadre de classement peut fournir des accès uniques à l'information bibliographique.

    Les catalogues de bibliothèques, même informatisés, ne donnent, ne restituent que ce qu'on y a mis. Et c'est le rôle de la bibliographie (et des répertoires bibliographiques) de prendre la relève des catalogues, là où ceux-ci cessent leurs descriptions ou leurs indexations : indexation par éditeurs, lieux de publication, dates... sur des corpus déterminés; dépouillements ou plus généralement analyses de contenu pour d'autres répertoires.

    S'il est rare que l'érudit ait besoin du bibliothécaire-bibliographe quand il évolue à l'intérieur de sa sphère de compétence, ce dernier peut tout de même se révéler utile au jeune chercheur qui est souvent épouvanté par une pratique à laquelle l'Université ne l'a pas toujours bien préparé ; ou orienter utilement le chercheur vers les outils de recherche dans les disciplines qui lui sont étrangères (établir ou vérifier la bibliographie d'un médecin ou d'un mathématicien du XLXe siècle, par exemple).

    Enfin, un même ouvrage sera recherché à travers tel ou tel répertoire selon les besoins du chercheur ou les éléments dont il dispose : on sait qu'à défaut d'avoir la bibliographie de Lachêvre (Frédéric Lachêvre, Bibliographie sommaire des keepsakes et autres recueils collectifs de la période romantique, Paris, 1929, 2 vol.) sous la main, on trouvera dans Vicaire (Georges Vicaire, Manuel de l'amateur de livres au XIXe siècle, 18011893, Paris, 1894-1920, 8 vol.) une bonne description des keepsakes.

    Pour évoquer un autre genre littéraire qui a connu une grande fortune au milieu du XFXe siècle, les Tableaux de Paris, on les trouvera décrits dans Vicaire, Manuel de l'amateur..., dans la Bibliographie parisienne, tableaux de moeurs, 1600-1880 de Paul Lacombe (Paris, 1887) ou dans le Catalogue général de la librairie française de Lorenz : chez ce dernier, la recherche se fera, par sujet, à l'intérieur d'un contexte éditorial très large, mais les descriptions matérielles seront assez pauvres ; dans le Manuel de Vicaire, les descriptions matérielles sont de première main, et riches en détails sur les illustrations ; c'est chez Lacombe en revanche, son presque contemporain, qu'on trouvera le plus de précisions sur les auteurs et leurs contributions dans ces ouvrages collectifs.

    Je souhaiterais évoquer ici un autre aspect - ingrat, difficile mais qui peut se révéler, paradoxalement, d'une grande fécondité - du rôle que peut jouer le bibliothécaire dans son assistance au chercheur-érudit : l'aider à cesser de chercher ce qu'il ne trouvera pas. Ce qui revient à pratiquer un exercice qui défie la logique : prouver que quelque chose n'existe pas. Pour rester dans le domaine de la stricte bibliographie, je rappellerai l'existence d'un étonnant répertoire, MNE, Mehr nicht erschienen, ein Verzeichnis unvollendet gebliebener Druckwerke (de Moriz Grolig et Michael O. Krieg, Vienne, 1954-1958), tentative d'inventaire des publications qui n'ont pas été menées à leur terme. Répertoire par définition incomplet, qu'il est aisé de compléter, plus difficile de faire reculer, en en faisant « sortir des références d'ouvrages en réalité complets, ou complétés depuis.

    J'évoquerai aussi un genre littéraire bien connu des érudits et des bibliophiles, celui des articles intitulés «une édition inconnue de... ». Il n'a pas, à ma connaissance, été établi de bibliographie de ce genre littéraire ; mais si elle existait, elle devrait à la diligence des bibliographes de n'être pas démesurée ; et on peut oser avancer l'affirmation que le travail du bibliothécaire est de dissuader l'érudit, du moins de faire disparaître les motifs qu'il aurait de donner ce titre à son article.

    Ces recherches d'"inexistants sont en tout cas souvent l'occasion de découvrir des « inattendus » ; ou du moins, en rusant avec l'infini de la matière imprimée, de trouver de nouvelles voies d'accès à l'information. Pour dire un dernier mot de ces «éditions inconnues de... », je rappellerai qu'il n'est pas de meilleur moyen, pour faire remonter à la surface de précieux exemplaires d'un texte (ou d'une édition), que de publier une bibliographie localisant les exemplaires connus.

    Je veux clore ces quelques considérations disparates et provisoires sur le bibliothécaire, la bibliographie et l'érudit en prononçant - enfin - un mot qui n'est pas tout à fait synonyme, ni administrativement, ni étymologiquement, mais qui qualifie une large partie de la corporation des bibliothécaires : je veux parler du « conservateur ».

    Il est courant d'associer à ce titre la fonction de conservation des objets, des livres, du patrimoine ; c'est une tâche difficile, et utile. Mais on peut rêver aussi d'une acception qui investirait le conservateur de la responsabilité de conserver un savoir, des savoirs.

    Il y a les savoirs bien spécifiques des spécialistes, et ceux qui, à force d'être quotidiens, ordinaires, risquent de se perdre, ou qui, du moins, cessent, avec le temps, d'être partagés. Ceux-là, les conservateurs, et les bibliothèques comme collectivités d'individus, doivent en être un peu les « mainteneurs ».

    Sans entreprendre une litanie un peu fastidieuse de questions auxquelles le bibliothécaire est appelé à répondre régulièrement, on citera quelques exemples tirés de l'expérience quotidienne :

    • on peut, de nos jours, être un chercheur reconnu, et même un honnête homme, tout en ignorant que l'Ecclésiastique ou le Livre de Tobit sont des livres apocryphes, et les Épîtres de Paul une partie du Nouveau Testament;
    • il faut régulièrement expliquer ce qu'est un factum, genre éditorial aujourd'hui quasiment disparu ;
    • même un livre dans sa fabrication, sa matérialité, son format, son imposition, sa typographie a cessé d'être une évidence.

    J'ai bien conscience que ce plaidoyer pour un bibliothécaire généraliste a quelque chose d'un peu désuet et désespéré. Au moins la bibliothèque, avec le secours de la pratique bibliographique, peut-elle espérer assumer une partie de cette fonction.

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