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    Un patchwork royal

    Les bibliothèques du Collège de France

    Par Marie-Renée Cazabon, Conservateur, chef du Service bibliothèques du Collège de France
    Patchwork Définition: n. m. (angl. patchwork, de patch, morceau, etwork, travail). 1. Ouvrage constitué par l'assemblage de morceaux de tissu de couleurs et de textures diverses, dans un but décoratif... 2. Ensemble quelconque, formé d'éléments hétérogènes, disparates. (Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse.)

    L'image quim'est venue à lapensée lorsque je suis arrivée à la bibliothèque générale du Collège de France fut celle d'un patchwork, dans sa définition première, tout du moins en ce qui concerne l'idée d'un assemblage de couleurs et de textures diverses, mais certainement pas dans l'acception péjorative des mots «quelconque» et "éléments... disparates comme désignant la nature de son fonds. La bibliothèque générale loge sur trois étages, fort bien installée dans une partie des anciens locaux de l'École polytechnique, au pied du Panthéon, près de ses trois grandes soeurs de la montagne Sainte-Geneviève. Au premier regard, on pourrait s'interroger sur la politique suivie depuis l'origine pour l'accroissement des fonds tant s'en dégagent des ensembles monolithiques, des pans du savoir très riches, alternant avec des disciplines sous-représentées, voire absentes. À la nature hétérogène du fonds correspond la diversité même des lecteurs, les professeurs, et de leurs enseignements, car cette bibliothèque est avant tout la leur, celle qu'ils ont faite soit par leurs demandes d'achats soit par leurs dons.

    Le Collège de France est une institution tout à fait unique en son genre fondée par François 1er vers l'an 1530, à partir des enseignements professés par ses premiers «Lecteurs royaux" et au travers des six premières chaires consacrées à trois disciplines (hébreu, grec, mathématiques). Le roi de France y voyait la possibilité d'un enseignement se démarquant de celui de la Sorbonne, donné en latin, figé dans une tradition médiévale qui s'essoufflait. Encore de nos jours la vie du Collège de France, le choix des professeurs, élus par l'assemblée des professeurs, la création des enseignements nouveaux se fondent sur des principes de libre recherche dans un esprit novateur.

    Sans doute exista-t-il très vite un fonds d'ouvrages qui circulaient au Collège car les écrits des premiers lecteurs » et « professeurs royaux sont connus : Paradis, Guidacerio, Vatable, Danès, Jacques Toussaint, Ramus (Pierre de la Ramée), Fine, Pavie... Mais, de la première bibliothèque, nulle trace, pas même dans les archives du Collège, ni dans les trois volumes de Mémoire historique et littéraire sur le Collège royal de France par M. l'Abbé Cl. P. Goujet, et encore moins dans Histoire du Collège de France depuis ses origines jusqu'à la fin du Premier Empire, par Abel Lefranc. L'absence de bibliothécaire jusqu'aux années trente explique certainement cela. La date la plus ancienne à laquelle nous pouvons remonter est celle du 1er janvier 1859, pour un registre du premier inventaire signé de l'administrateur. Tout au plus ai-je pu relever la date du 16 décembre 1936 pour le premier volume inscrit à notre inventaire actuel et la date du 8 janvier 1937 pour l'entrée des premiers ouvrages du don de la fondation Carnegie : The Physiology ofthe Elephant, The Composition of Glass, Environment and Life in the Great Plains, etc. Pour juger de l'opportunité de ce don, il est à noter que les achats effectués à la même date et reflétant les enseignements dispensés au Collège concernaient des oeuvres de Victor Hugo, Virgile, Bossuet, ou encore Saint Augustin, Lamartine, Rousseau, pour ne citer qu'eux...

    La lecture des registres d'entrées est passionnante pour analyser l'histoire de la constitution du fonds et la part des dons ainsi que leur origine. Sur environ 80 000 titres entrés dans les collections, on peut estimer à 13 000 le nombre de dons reçus par la bibliothèque centrale (devenue générale en février 1996). Mais à regarder de plus près leur provenance, force est de constater que ces 13 000 ouvrages inscrits à l'inventaire comportent aussi bien des monographies que des tirages à part en très grande quantité dont nos professeurs sont les prolifiques auteurs. En effet, dans le règlement intérieur il est demandé à chaque professeur dont les travaux sont publiés, d'en déposer un exemplaire à la bibliothèque (1) . Ils s'en acquittent du reste de fort bonne grâce quand ils y pensent. Ils nous font également don des tirages à part qu'ils reçoivent de leurs collègues dans la même discipline. C'est ainsi que nous avons une quantité impressionnante de ce type de documents qui devraient faire à terme l'objet d'un traitement particulier dans une base spécifique, en cours d'étude.

    Et puis parfois c'est le grand Don, avec un D majuscule, celui qui vous est offert royalement. Et à la bibliothèque générale, il y en a eu plusieurs, passionnants, d'une richesse étonnante : livres anciens, images, plaques photographiques, fonds spécialisés, fonds orientaux dont celui de Louis Hambis, fonds Celtique de Joseph Vendryes, don Marcel Bataillon, don André Chastel, don Gabriel Millet, don Paul Pelliot...

    Don Bataillon

    Le fonds Bataillon est né du don que fit la famille de Marcel Bataillon (1895-1977) au Collège de France. Titulaire de la Chaire de Langues et littératures de la péninsule ibérique et de l'Amérique latine de 1945 à 1965, M. Bataillon fut aussi administrateur du Collège de France, de 1955 à 1965. Après sa mort, ses enfants firent connaître à l'Administrateur de l'époque, Alain Horeau, leur intention de remettre la bibliothèque et les archives de leur père au Collège de France, proposition assortie d'une demande particulière : celle de réserver une salle consacrée à la mémoire de Marcel Bataillon. Face à des problèmes déjà inextricables de locaux et conscient des difficultés de surveillance liées à l'isolement de ce fonds, l'Administrateur proposa par une lettre du 30 janvier 1978 que les ouvrages soient installés dans les murs de la bibliothèque centrale, avec mention spécifique faisant référence à la mémoire de Marcel Bataillon et au don généreux de ses enfants.

    Que représente ce fonds à la Bibliothèque générale ? C'est une remarquable mine pour les chercheurs, une mine de plus de 12 000 titres qui font l'objet d'un inventaire à part (grâce au concours de messieurs Charles Amiel, alors maître-assistant, et Gérald Duverdier, conservateur), puisqu'ils n'ont pas été intégrés au fonds général. Je cite mes prédécesseurs : ... À part les éditions originales dédicacées d'auteurs de langue espagnole, Pablo Neruda, Octavio Paz entre autres, il reste essentiellement une bibliothèque de travail. Certains domaines sont privilégiés, mais la documentation réunie pour ceux-ci est alors remarquable. Aux livres s'ajoutent les innombrables tirages à part, de revues souvent introuvables, et tous ces documents prennent vie par de nombreuses notes manuscrites reportées dans les marges ou sur des feuillets. Ce fonds hispanique a pour coeur l'Espagne, dans sa littérature, avec le roman picaresque, Cervantès, le théâtre du siècle d'Or, dans son histoire autour de Charles-Quint. Il s'étend à l'Amérique des conquistadores et de Las Casas. Il devient européen pour la pénétration de l'humanisme en Espagne et de ses conséquences religieuses. À eux seuls les ouvrages sur l'érasmisme, la Réforme et la Contre-Réforme constituent une bibliothèque, enrichie de livres rares, éditions anciennes ou impressions protestantes clandestines du XIXe siècle ». Par exemple :

    • Anecdotes américaines ou histoire abrégée des principaux événements arrivés dans le nouveau monde depuis sa découverte jusqu'à l'époque présente. - Paris, 1776 ;
    • Campoamor, Ramon de. - Colon. Poema. - Madrid, 1859;
    • Wimpffen. - Voyage à Saint Domingue pendant les années 1788, 1789 et 1 790. - Paris, 178 ? ;
    • Zârate, Augustin de. - Histoire de la découverte et de la conquête du Pérou. - Paris, 1774.

    Quelques années plus tard, avec le transfert de la bibliothèque centrale dans les anciens locaux de Polytechnique, rue du Cardinal-Lemoine, la disposition de la nouvelle salle de lecture a permis d'installer le fonds dans un espace dédié le mettant en valeur et veillé par le portrait de Marcel Bataillon. Ainsi était respecté le souhait de ses enfants.

    Raisons d'un refus

    Dans d'autres occasions, le fait d'accepter un don ou un legs pose bien des problèmes. Pour preuve, le legs Nicolle. Jacques Nicolle (1901-1972), scientifique, ne fut pas professeur mais directeur aux Hautes Études du Collège de France. Il s'était au fil des ans constitué une bibliothèque personnelle très variée. Avec une grande générosité il avait expressément désigné le Collège de France comme légataire particulier de l'ensemble de ses livres qu'il destinait à la bibliothèque « principale À la connaissance de ses dispositions testamentaires, deux inventaires furent dressés, le premier, purement administratif par un notaire parisien, le second, scientifique cette fois, par les deux conservateurs en poste en 1972. Il s'avéra que le fonds de la bibliothèque léguée était assez peu en adéquation avec le fonds de la bibliothèque centrale : très divers et d'inégales valeurs, composé d'ouvrages scientifiques, en faible part, de littérature et de civilisation française, allemande et russe, en plus grand nombre et d'oeuvres de Jacques et Marcel Nicolle. Les ouvrages scientifiques relevaient parfois plus de la vulgarisation scientifique, étaient le plus souvent obsolètes, ou encore figuraient déjà au catalogue de la bibliothèque centrale. Les livres de littérature avaient paru dans des collections bon marché et avaient mal vieilli. Mes prédécesseurs stipulèrent même qu'une bibliothèque de lecture publique aurait mis au pilon une bonne partie de ces livres en raison de leur inactualité et de leur mauvais état. Quant à la nature des oeuvres, un certain nombre de classiques figuraient déjà dans les collections de la bibliothèque centrale dans des collections critiques, sans parler des romans de Delly qui eux semblaient ne pas avoir leur place sur les rayons... Les ouvrages concernant la France, l'URSS et les deux Allemagne ne présentaient pas non plus un grand intérêt, soit parce qu'ils dataient, soit parce qu'il s'agissait de textes de propagande. Les ouvrages, y compris les doubles, qu'on aurait pu intégrer dans le fonds, auraient immobilisé une centaine de mètres de rayonnages, auraient entraîné une dépense considérable de reliure en raison de leur mauvais état. Par exemple, la reliure des 74 volumes des oeuvres de Voltaire, déjà présentes dans le fonds général, prisés 100 F sur l'inventaire du notaire aurait coûté à elle seule 1400 F, en 1972. En fait, l'avis des professionnels qui analysaient ce fonds était négatif, et pourtant, le conseil d'administration du Collège de France prononça l'acceptation du legs en janvier 1973. Une partie des ouvrages fut donc versée dans le fonds de la bibliothèque centrale, d'autres servirent aux échanges et certains durent sans doute finir au pilon.

    Fonds spécialisés

    Parallèlement à la bibliothèque générale il existe au Collège d'autres bibliothèques, spécialisées cette fois et attachées aux chaires ou aux instituts et laboratoires partenaires du Collège de France. Par exemple la bibliothèque des Instituts d'Extrême-Orient est une source remarquable pour les orientalistes de tous les horizons. Ses collections proviennent souvent de dons précieux. Dans la Bibliothèque du laboratoire d'anthropologie sociale on découvre les très nombreux ouvrages que Claude Levi-Strauss a écrits et donnés, ainsi que des tirages à part décidément très nombreux et très présents au Collège. Dans la bibliothèque attachée à la chaire de langue et littératures arabes classiques, plusieurs dons sont venus enrichir les collections déjà acquises auprès de spécialistes du domaine. On connaît le fonds Claude Cahen, historien et orientaliste, constitué du don de toute la partie arabe de sa bibliothèque, la partie byzantine ayant été attribuée au Centre d'études et de recherche d'histoire et de civilisation byzantines et du Proche-Orient chrétien et musulman de la Sorbonne. Citons également les ouvrages offerts par la veuve de Jacques Berque. On peut aussi parler du dépôt pour 99 ans du fonds Régis Bla-chère (est-ce à assimiler aux dons ? Je resterai prudente sur ce point). Et pour compléter la bibliothèque que la chaire avait achetée il y a quelques années à la famille Massignon, son fils Daniel vient d'offrir récemment encore huit caisses d'ouvrages ayant appartenu à son père. C'est ainsi que l'on y a trouvé les quatre volumes d'un splendide Dictionnaire persan-français par le Baron Jean Jacques Pierre Desmaisons. - Rome : Éd. polyglotte, 1908-1914.

    L'une de ces bibliothèques spécialisées, attachée au cabinet d'égyptologie, doit certainement le jour à la donation que fit Seymour de Ricci (1881-1942) au Collège de France de sa fabuleuse bibliothèque d'égyptologie et de copte. Immensément riche et généreux, mais aussi d'une très grande sensibilité, souffrant sans doute de ne pas être reconnu et apprécié par ses pairs, Seymour de Ricci allait même jus-qu'à racheter aux antiquaires indélicats des pièces et des manuscrits dérobés à la Bibliothèque nationale pour les rendre à cette dernière. Il avait réuni au prix de bien des efforts une bibliothèque de plus de 80 000 ouvrages qu'il destinait à l'université de Paris et qu'il avait constituée depuis 1900, pour servir aux générations à venir. Pourtant, en accord avec le recteur de l'université de Paris, Charléty, ce n'est pas la Sorbonne, déjà trop à l'étroit, qui reçut ce don. La partie de ses ouvrages relative à l'Égypte pharaonique, à la langue et à la littérature coptes fut offerte au Collège de France où il existait une chaire d'égyptologie, tenue par Alexandre Moret depuis 1923 et où l'on envisageait de créer un Centre d'études égyptologiques. Seymour de Ricci ne mettait aucune condition à son don, il demandait seulement, dans un courrier échangé avec l'Administrateur Joseph Bédier... que la bibliothèque spéciale dont [ses] livres feraient partie demeurât largement accessible à tous les travailleurs, tant maîtres qu'étudiants, quelle que fût l'institution scientifique à laquelle ils se rattacheraient Il souhaitait également que soient maintenues, conservées et accrues les collections qu'il avait amorcées. Il n'est pas difficile de dire que ses volontés furent pleinement respectées, et encore aujourd'hui.

    Au travers de ces quelques illustrations touchant au Collège de France, on comprend que les dons sont un des atouts de l'accroissement de nos fonds. Ils reflètent l'intérêt que nos professeurs accordent à la bibliothèque générale ou encore à leurs bibliothèques spécialisées. Ils sont constitués et nous sont offerts par des spécialistes du domaine. Ils couvrent des champs différents de la recherche de façon discontinue mais toujours très pointue. Aujourd'hui encore, un professeur honoraire du Collège de France, un astronome de renom, vient de proposer à la bibliothèque générale sa très belle collection d'ouvrages et de périodiques d'astronomie, ainsi qu'un fonds d'ouvrages concernant l'astrologie!... N'allez pas imaginer que cette documentation un peu spéciale servait à nourrir les délires de je ne sais quelle pythie de l'arrondissement sur l'avenir du Collège de France. Quelle sera notre décision après inventaire et analyse de fonds, je ne le sais pas encore. Dans la perspective de l'évolution du fonds de notre bibliothèque qui devient « générale et scientifique cet apport est très séduisant.

    Il ne s'agit pas, bien entendu, de tout accepter, la bibliothèque ne doit pas être un lieu qui permet de vider les armoires trop pleines d'un bureau que l'on libère, ou le grenier d'une maison que l'on vend. Accepter un don implique un travail énorme d'inventaire, de tri, de classement, d'élimination, de restauration, de dédoublonnage, de catalogage. Accueillir un don, c'est surtout avoir la place de le recevoir et le personnel pour le traiter. C'est aussi penser à contrebalancer le poids documentaire de la spécificité du don en comblant les parties lacunaires. Mais recevoir un don, c'est parfois, souvent découvrir des merveilles.

    Vignette de l'image.Illustration
    Bibliographie

    1. " ... C'est pourquoi les professeurs sont instamment invités à déposer, au fur et à mesure de leur parution, les tirages à part de leurs articles parus dans diverses publications françaises et étrangères, s'ils ne veulent pas voir leurs écrits représentés à la bibliothèque par leurs seuls ouvrages. " retour au texte