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    Grenoble et le triptyque stendhalien

    Par Yves Jocteur-Montrozier, Directeur Musée Stendhal

    Le titre de mon intervention était à l'origine Grenoble et la trinité stendhalienne dans la mesure où une trinité est définie par « trois éléments formant un tout». J'ai préféré finalement la notion de triptyque plus exacte : trois volets autour de Stendhal : la Bibliothèque Municipale de Grenoble, le Musée Stendhal, la Maison Stendhal.

    La Bibliothèque de Grenoble a grandi en même temps que Stendhal. Le Docteur Gagnon son grand-père fut en effet l'un des douze directeurs de l'établissement après sa fondation en 1772. Un des premiers souvenirs de l'enfant fut d'y écouter un discours de celui-ci : -je m'y vois encore l'écoutant dans la première salle remplie de monde et immense à mes yeux Trente-sept ans plus tard dans la Vie de Henry Brulard, il peut en tracer de mémoire un dessin exact.

    Durant son existence, l'écrivain fera remettre de temps à autres certains de ses ouvrages à la Bibliothèque. Après sa mort, faiblement signalée à Grenoble, Amédée Ducoin le bibliothécaire s'adresse à Louis Crozet, le meilleur ami de Stendhal, afin de compléter la collection des oeuvres de l'auteur dauphinois.

    Le bibliothécaire qui lui succède H. Gariel ne commence à manifester un véritable intérêt pour Stendhal qu'en 1860 lorsque la veuve de Louis Crozet pour obéir aux intentions dernières de son mari lui remet les oeuvres complètes éditées par Michel Lévy (1853-1855). Un autre don allait suivre, essentiel celui-là, celui des 40 volumes de manuscrits de Stendhal offert par la même dame au mois de septembre 1861. Ce premier versement fut suivi d'un autre car en 1889, la totalité du don Crozet représente 60 volumes plus des liasses.

    Les manuscrits vont alors dormir vingt ans : à cause de la masse et du désordre des documents, des difficultés posées par leur lecture, de l'absence totale d'intérêt à leur égard et aussi des absorbants projets d'une construction d'un Musée-Bibliothèque place de Verdun et du transfert des collections.

    En 1882, Edmond Maignien, son adjoint lui succède. Il collectionne les manuscrits et peut indiquer l'existence du fonds à un jeune licencié d'anglais Casimir Stryenski qui va devenir pionnier des publications stendhaliennes : le Journal (1881), Lamiel (1889), la Vie de H. Brulard (1890), les Souvenirs d'égotisme (1892). Il avait été concurrencé par un roumain, Jean de Mitty (Mitty Golfeanu) qui publiera Lucien Leuwen (1894), et des extraits d'oeuvres posthumes. Il dira :

    « La bibliothèque de Grenoble! Ceux-là, seulement qui ont traversé cette distante et silencieuse demeure stendhalienne, en peuvent dire le charme profond, la tranquille et noble beauté. J'y ai vécu des heures inoubliables

    À sa mort, c'est un grenoblois Henri Debraye, Secrétaire Général de la Mairie de Grenoble (1919) qui va entreprendre la publication des oeuvres complètes de Stendhal éditées par Édouard Champion en 1913.

    Enfin c'est sous l'administration de son collaborateur, Louis Royer, Conservateur de la bibliothèque de Grenoble, que le fonds Stendhal va devenir un élément majeur de cette institution.

    Louis Royer va monter en 1920 la première exposition stendhalienne et faire ainsi sortir des collections privées grenobloises souvenirs et autographes, destinés à alimenter un futur musée. Celui-ci verra le jour grâce à son énergie en 1934. Nous y reviendrons. Royer va éditer lui-même les Mémoires d'un touriste (1929) et la Vie de Napoléon et, au sein de la Bibliothèque, lancer une politique d'acquisition que ses successeurs poursuivront et poursuivent. Trois lots importants : (en 1933) 22 lettres à Sutton Sharpe, (1956) 139 lettres à Adolphe de Mareste, (en 83/85) 130 lettres à Lysimaque Tavernier, (en 1992) Histoire d'une partie de ma vie, etc. Si bien que sans compter les autographes et pièces isolées, les manuscrits de Grenoble constituent près des trois quarts des manuscrits conservés.

    Parallèlement, à sa suite, les conservateurs acquièrent une à une toutes les éditions originales, certaines annotées, de Stendhal. Armance (1990) a été la dernière à intégrer les collections.

    Actuellement le fonds, détenu boulevard Maréchal Lyautey, englobé dans les 600 000 volumes de la bibliothèque municipale comprend :

    • un millier d'estampes,
    • 7 000 volumes imprimés,
    • l'ensemble des éditions, des oeuvres de Stendhal en langues étrangères ainsi que les études, thèses et bibliographies sur l'écrivain.

    V. Del Litto vient de faire don avec usufruit de la totalité de sa bibliothèque, de ses notes et des archives du Stendhal-club» contribuant notablement à l'accroissement de nos collections.

    Le fonds Stendhal n'a eu son véritable catalogue que récemment. En 1987 a paru le premier volume du Catalogue du Fonds Stendhal : « les éditions originales et les ouvrages annotés », sous la direction de V. Del Litto, puis en 1995 celui des « manuscrits».

    Dans le cadre de la saisie des notices pour le fichier de la BNF la plus grande partie des fichiers stendhaliens a été récupérée. L'ensemble est disponible sur cédérom.

    Pour en revenir aux manuscrits : ils représentent un océan documentaire (15 000 feuillets) dans lequel il est difficile de se retrouver. En dehors des grands manuscrits littéraires, les liasses triées en 1844 par R. Colomb ont été défaites et distribuées en 28 recueils factices d'une manière complètement arbitraire : près de 5 000 feuillets où l'on trouve pêle-mêle brouillons, ébauches romanesques et dramatiques, notes de lectures, pensées, essais.

    Au-delà du catalogue imprimé, édité par la bibliothèque en 1995, plusieurs séminaires tenus en partenariat avec l'Institut des textes et des manuscrits modernes, l'École normale supérieure etc., ont montré l'intérêt d'un inventaire informatisé extrêmement complet, accompagné d'une étude analytique du fonds. À partir de ces résultats, le but est de réexaminer, selon des critères rigoureux, la présentation traditionnellement admise de l'oeuvre de Stendhal.

    En effet l'état du fonds a conduit à y plaquer une grille de répartition qui lui est étrangère et qui ne répond qu'à des préoccupations propres à la fin du XIXe siècle (intimisme). Un programme de recherches va être établi avec l'agence Rhône-Alpes des Sciences sociales et humaines (État + Région) pour un travail méthodologique en partenariat avec l'université Stendhal et l'ENSSIB. Une édition diplomatique (la première) de la Vie de Henry Brulard va paraître en trois volumes chez Klincksieck. En s'associant à d'autres partenaires, la bibliothèque entend non seulement valoriser son fonds mais participer à la recherche stendhalienne.

    Le musée Stendhal

    Louis Royer réussit à inaugurer un musée Stendhal en 1934. Cela près de cent ans après la mort de l'écrivain - faisant mentir la prophétie de Stendhal qui pensait être célèbre en 1880. Le chemin avait été difficile tant était solide la rancune contre le « milanais» Stendhal et l'hostilité envers « cette âme désolée et ce coeur desséché».

    Pas un buste, pas une statue, une rue Beyle-Stendhal dans un quartier périphérique comportant 30 numéros.

    À défaut de l'appartement du D' Gagnon, grand-père de Stendhal ou de l'appartement de Chérubin Beyle, on se contenta d'un ancien jeu de paume désaffecté qui offrait de larges cimaises. La muséographie était pauvre présentant des originaux et aussi beaucoup de reproductions. Un bon catalogue existait.

    Le Musée n'était plus guère fréquenté lors-qu'en 1968, au moment des Jeux Olympiques, l'ancien hôtel de ville se trouva disponible puisqu'un nouveau bâtiment ultra moderne venait d'être construit. La bibliothèque, toujours gestionnaire du musée, opta pour une nouvelle muséographie en respectant le caractère historique du lieu et en sélectionnant rigoureusement les documents présentés.

    L'installation s'est faite dans les anciens salons de l'intendant du Dauphiné au XVIIIe siècle. Le premier salon ou antichambre a conservé, chose rare à Grenoble, son décor Louis XV intact. Le salon grec a des lambris sculptés en 1761 par un menuisier grenoblois très en avance pour l'époque, qui utilisa le répertoire décoratif Louis XVI. J.-F. Hache fit en 1784 les panneaux de marqueterie des parquets. L'ensemble est classé monument historique.

    Le musée consiste donc en deux pièces. Il présente dans l'antichambre des expositions sur des thèmes stendhaliens. Dans le salon grec sont exposés les souvenirs de Stendhal. L'auteur du Rouge et le Noir a toujours vécu dans des chambres meublées laissant très peu d'objets après lui. Les rares que l'on connaisse, comme crayon, encrier, sont restés en Italie et sont actuellement conservés à la bibliothèque Sormani de Milan.

    L'accent a donc été mis sur la jeunesse de Stendhal de 1783 à 1799 à Grenoble, ses parents, son entourage et l'évocation de Grenoble avant et pendant la Révolution. Les occasions d'enrichir le musée sont plutôt rares et l'achat se fait sur le budget du fonds ancien de la bibliothèque, selon le hasard des ventes.

    Le musée accueille 10000 personnes par an, en grande majorité des étrangers. Une vidéo de 18 minutes permet au visiteur de retrouver la vie et l'oeuvre de Stendhal. En quelque sorte le musée n'est actuellement qu'une vitrine de la bibliothèque municipale avec sa force (les collections quasi inépuisables de cette institution) et avec ses faiblesses: il n'a pas de vie propre (pas de stockage, pas de bureaux, pas de personnel). Tout émarge sur les moyens de la Bibliothèque. Reproche plus grave, le lieu n'a rien de stendhalien, il n'est chargé ni de souvenir, ni d'émotion.

    Aussi depuis plusieurs années, une réflexion sur un changement de site est menée. Si le Musée Stendhal a été installé en 1934 rue Hauquelin et en 1970 dans l'Hôtel de Ville, c'est qu'aucun lieu stendhalien n'était alors accessible : ni l'appartement natal, ni l'appartement du DrGagnon, ni Furonnières la maison de campagne des Beyle.

    La situation a évolué en 1983 avec la libération de l'appartement du DrGagnon.

    La maison Stendhal

    Il s'agit de l'appartement du DrGagnon, grand-père maternel de Stendhal. Cet excellent docteur habitait une maison située entre la place Grenette et le Jardin de Ville achetée dans sa totalité en 1789. C'était la plus belle maison de la ville, d'une « gaîtê admirable». Sur 400 m2habitaient le médecin, sa soeur Élisabeth, sa fille Séraphie, son fils Romain. Dès le début de la Terreur, la famille Beyle les rejoint. C'est là que l'écrivain passa les meilleurs moments de son enfance, si bien racontés dans La Vie de Henry Brulard.

    En 1983, la Ville de Grenoble a pu récupérer la moitié de cet appartement comportant la terrasse dite « treille» et laissée en état depuis plusieurs années. Le tout a été rénové rapidement pour être inauguré lors des festivités du bicentenaire de Stendhal, et dénommé Maison Stendhal». La gestion en a été confiée à une association : « La Société des Amis du Musée et de la Maison Stendhal qui a présenté pendant 10 ans des expositions stendhaliennes alternant avec des expositions d'histoire ou d'art dauphinois.

    En 1993, la ville désireuse de fédérer toutes les actions stendhaliennes encouragea la création d'une « Fondation Stendhal» sponsorisée par des entreprises grenobloises (en particulier Merlin-Gerin, Schneider-Electric). Une association de préfiguration «pour la création de la fondation Stendhal a vu le jour et elle gère pour le moment cette maison.

    La situation actuelle est paradoxale dans la mesure où cet appartement souvent vide est réellement un lieu de mémoire, il suffit pour cela de feuilleter La Vie de Henry Brulard, mais ne conserve aucun souvenir stendhalien. Le Musée les possède justement.

    Appartement Stendhal

    Depuis l'année dernière, un nouveau lieu de mémoire a modifié le triptyque stendhalien. C'est l'appartement Beyle, où est né Stendhal, situé au deuxième étage du 14 rue J.-J.-Rousseau (ancienne rue des vieux-Jésuites). Ses 250 m2ont été laissés par le Musée de la Résistance qui a été hébergé en un autre lieu. Il est totalement vide et se visite tel quel sur demande.

    La nouvelle municipalité de Grenoble souhaite d'une part mettre en valeur son patrimoine monumental souvent négligé des touristes, et d'autre part valoriser l'image de Stendhal, en particulier sa dimension européenne. Les mois qui viennent vont être décisifs. Le Musée sera-t-il installé dans l'appartement du Dr Gagnon? Avec quel objectif? En faire un lieu de mémoire, redonner son atmosphère à une ou deux pièces ? En affecter une partie à la création littéraire ? Quelle sera la part affectée à la documentation ? Que faire de l'appartement natal ? Un lieu d'exposition, un centre de recherches? Quel statut donner à l'ensemble? Le thème de la maison de l'écrivain est à la mode en Rhône-Alpes, où il y en a pourtant très peu (Grignan, les Charmettes).

    Toutes les pistes vont donc être explorées cette année pour redonner un nouveau souffle à l'image stendhalienne. Rappelons pour conclure que Stendhal luimême aimait les lieux de mémoire. Avec quelle piété ne visite-t-il pas la Brède où règne le souvenir de Montesquieu. Il note la pierre de cheminée usée par la pantoufle du grand homme. j'ai été saisi d'un respect d'enfant. »

    Quelle n'est pas son indignation lorsque passant par Bordeaux il constate que la maison natale de Montaigne a été démolie et remplacée par une caserne de gendarmerie. « Vous n'avez pas pu dépenser 25 F pour faire graver par le tailleur de pierre: ici était la maison de Montaigne. »

    Pour reprendre le titre d'Henry Debraye « Si Stendhal revenait », il devrait bientôt, espérons-le, constater que Grenoble n'est pas ingrat.

    Vignette de l'image.Illustration
    Bibliothèque municipale, Musée et maison Stendhal