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    Livres et manuscrits

    Le patrimoine aragonien

    Par Michel Apel-Muller, Directeur Fondation Elsa Triolet-Louis Aragon

    Le double legs d'Aragon au pays

    C'est après la mort d'Elsa Triolet qu'Aragon ressentit le besoin d'assurer le devenir de son patrimoine (1) . Il était complètement sans famille et j'ai souvenir de ce geste de la main qui désignait l'espace de son appartement parisien : qu'est-ce que tout cela va devenir ? Or la singularité de son attitude venait du fait qu'il se refusait catégoriquement à confier ses manuscrits et papiers divers à l'une des deux instances qui, en 1975, paraissaient destinées à les accueillir. Soit la bibliothèque Jacques Doucet dont, après Suarès et avec André Breton il avait été l'un des premiers conseillers, soit la Bibliothèque nationale. Des conversations que j'ai eues alors avec lui je retiens que ce qui l'arrêtait n'était pas une défiance à l'égard de la qualité de ces deux établissements, mais une réflexion sur le rapport entre la conservation elle-même et l'exploitation scientifique du manuscrit. Il souhaitait d'évidence une accélération dans la mise à disposition des textes, une accélération du travail intellectuel lui-même telle que sans doute le rapide développement des sciences humaines dans les années 1970 lui en apportait des exemples. L'attention qu'il lui avait accordée dans son journal Les Lettres françaises montrait à l'évidence qu'il connaissait parfaitement l'évolution des recherches en matière de génétique textuelle notamment.

    Voilà qui explique le choix qu'il fit du CNRS pour recevoir un legs considérable de 130 000 documents environ dont 60 000 pièces véritablement manuscrites, saluant la naissance d'un « grand art nouveau, la recherche » dans le remarquable discours qu'il prononça le 4 mai 1977 et dont la publication intégrale fut donnée par le journal L'Humanité du 5. Ce qu'il léguait là, c'était tout particulièrement les manuscrits en sa possession, les siens, ceux d'Elsa Triolet, ceux de ses amis qu'il détenait: Breton, Desnos, Eluard ou Tzara, dix mille correspondances, des dossiers divers.

    Le travail commença véritablement après sa mort et le règlement de sa succession, soit à partir de 1985, avec la création d'un groupe de recherche CNRS particulièrement actif. À l'heure qu'il est la constitution du catalogue raisonné du fonds est en phase d'achèvement, on trouvera, en attendant, un inventaire du legs dans le numéro 260, novembre-décembre 1987 de la revue La Pensée, de même qu'une réflexion sur Aragon et la recherche littéraire dans la même revue, n° 293, mai-juin 1993, sous la plume de Suzanne Ravis, directrice du groupe de recherche. Le groupe tient un séminaire régulier, il édite une revue Recherches croisées Ara-gon-Triolet, et regroupe sur le plan national deux équipes locales des universités de Provence et de Franche-Comté, un groupe de russisants coordonné par Léon Robel, professeur émérite à l'INALCO et de nombreux chercheurs isolés de Paris et de province.

    Pour dire très rapidement les choses, en une dizaine d'années, les chercheurs ont produit six numéros de leur revue, quatre colloques Histoire-roman; La Semaine Sainte (Aix-en-Provence, 1987) ; Aragon 1956 (Aix, 1991); Colloque de Glasgow (1992) sur la place des langues et littératures étrangères dans l'oeuvre d'Aragon (à paraître) et le colloque de Grenade (1994) sur le Fou d'Elsa (à paraître) ; des éditions diverses dont celle d'un inédit ; des correspondances avec Jean Paulhan et - ce qui mérite d'être souligné - quelques vingt-cinq thèses... Toutes réalisations qui leur permettent de penser, avec quelque immodestie peut-être, que le voeu d'Aragon a été pour l'essentiel accompli.

    Le second geste d'Aragon est, lui, de caractère testamentaire. L'écrivain léguait en effet au pays sa propriété de Saint-Arnoult-en-Yvelines, là même où se trouve le tombeau des deux écrivains, à charge pour l'État d'y établir une Fondation destinée à perpétuer certes leurs deux mémoires, mais plus encore, à apporter un soutien à la jeune création. Le moulin de Villeneuve devint propriété d'État en 1985. Après une importante campagne de restauration et d'aménagements entreprise par le ministère de la Culture il fut ouvert au public à l'automne 1994, et il vient d'inaugurer sa seconde saison au début de ce mois. Depuis 1994, il appartient à l'association de «La route historique des maisons d'écrivains ».

    Administrativement le statut de la maison n'est pas encore pleinement défini. Pour l'heure sa gestion est confiée à une association pour la Fondation régie par la loi de 1901 et présidée par Madame Edmonde Charles-Roux. Son établissement en Fondation associée à la Fondation de France est en ce moment à l'étude et devrait déboucher en juin 1996 - c'est en tout cas la recommandation qui est faite à toutes les parties intéressées par la présidence de la République elle-même.

    Le moulin apporte ainsi au patrimoine aragonien un bel ensemble de bibliothèques, trente mille volumes à peu près en cours d'inventaire, et dont l'une des caractéristiques majeures est de contenir un remarquable ensemble de dédicaces que nous nous proposons du reste de publier.

    Nous nous trouvons ainsi en ce printemps 1996 à un moment particulièrement significatif de notre entreprise. C'est là-dessus que je voudrais désormais insister.

    Fondation et perspectives

    Le projet 1985

    L'association pour la Fondation s'était dès 1985 proposé un programme ambitieux : contribuer à définir la maison d'écrivain du XXIe siècle en lui proposant des activités autres que celles qui relèvent du seul entretien d'une mémoire. Ce qui ne signifie pas que cet aspect soit négligé. Le moulin de Villeneuve est effectivement un musée, le lieu de souvenir fort, avec son parc de 5 ha, la tombe, l'appartement où vécurent Elsa et Aragon.

    Mais il se veut aussi un lieu de recherche scientifique national et international. Et c'est cela que nous sommes en train d'établir. Dès que notre appartenance à la Fondation de France sera chose faite, sera ratifiée une convention entre la Fondation elle-même, le ministère de la Culture et le CNRS. Cette convention permettra de rapporter à Saint-Arnoult les manuscrits provisoirement installés 61, rue de Richelieu, dans la chambre forte construite à leur intention et dotée évidemment des protections thermo-hygrométriques nécessaires, et des sécurités diverses (incendie, alarmes) indispensables. Le bureau prévu pour les personnels recevra les équipements informatiques déjà constitués par le CNRS et sera établi en relation avec la Direction du livre et de la lecture un programme d'information précis.

    Nous poursuivrons ainsi une campagne commencée il y a dix ans, en accordant à la conservation et singulièrement à la restauration toute leur place, mais dans des conditions nouvelles, puisque nous disposerons dans un même espace du cadre de vie, des bibliothèques avec une vaste salle de consultation, des manuscrits, des archives iconographiques, télé et audiovisuelles en cours de constitution.

    Il arrive qu'on me taquine gentiment au ministère de la Culture en me prêtant l'intention de constituer à Saint-Arnoult-en-Yvelines une « petite villa Médicis » : à quoi je réponds que oui ! Et c'est si vrai que pour permettre aux chercheurs ou aux artistes qui seront nos hôtes de travailler dans de bonnes conditions nous avons aménagé un foyer d'accueil avec quatre chambres, salon, cuisine, lingerie dotée d'équipements qui assurent le confort qu'on peut espérer d'un tel lieu, qui sera celui d'une mémoire totale.

    Et la mémoire d'Aragon et d'Elsa, elle se tourne vers l'avenir. Ils nous ont laissé l'un et l'autre un mandat précis, poursuivre à notre manière - et j'ajouterais volontiers «toute révérence gardée», ce qui fut leur recherche commune, la découverte des créations nouvelles, des talents qui surgissent. D'où l'aménagement d'une grande et belle salle polyvalente destinée à accueillir expositions, colloques, projections, etc., comme base d'initiatives diverses. Cette même salle qui présente en ce moment, avec le concours de la Délégation aux célébrations nationales et du CNRS, une exposition intitulée André Breton, Tristan Tzara, André Masson et leurs amis dans la maison d'Aragon et où vous découvrirez quelques-uns de nos trésors présentés pour la première fois : correspondances de Breton à Aragon en 1918-1919, manuscrits d'Éluard, de Desnos, de Breton et de Tzara, quelques beaux ouvrages illustrés par Masson dont le Pèse-nerfs d'Artaud, édité par Aragon à 65 exemplaires, et, bien entendu l'un des exemplaires du célèbre Con d'Irène.

    Voilà où nous en sommes. Voilà vers quelle définition d'une maison d'écrivain nous nous acheminons, qui soit quelque chose d'autre que le lieu où l'on montre la plume d'oie, le bonnet de coton ou la robe de chambre du vieux maître, et en tout cas un lieu où le livre soit roi. Nous sommes heureux d'avoir, dans notre librairie, vendu 700 et 800 livres d'Elsa et d'Aragon au cours de notre saison 1995. Nous commençons d'ailleurs avec les enseignants du second degré une animation pédagogique dont nous espérons beaucoup.

    Vignette de l'image.Illustration
    Fondation Elsa Triolet-Louis Aragon

    Que cela ne soit pas toujours facile, c'est là une vérité d'évidence. Et bien sûr, nous réclamons des moyens. Là, par exemple, où les personnels CNRS affectés au titre de l'aide individuelle disparaissent, nous réclamons un poste de bibliothécaire et un poste de conservateur. C'est aussi à ce prix que la France se dotera d'un type d'établissement souple et d'intérêt nouveau que l'évolution de notre civilisation appelle de façon de plus en plus forte, la maison d'écrivain conçue comme un espace de recherche et de création vivant, complémentaire de la salle de cours, de l'amphithéâtre, de l'école ou du conservatoire. Nous tous, qui sommes aujourd'hui réunis, nous vivons ces problèmes de façon aiguë : nous disposons, plus ou moins, d'une grande information individualisée, nous attirons plus qu'une curiosité touristique. Il nous faut, du moins je le crois, demander une reconnaissance publique dont les termes sont à examiner minutieusement. La question n'est pas nouvelle et je me permets de renvoyer à l'article de notre collègue et ami Georges Poisson, Conservateur général du patrimoine dans La Lettre d'histoire littéraire générale de France. Il y est fait état d'un rapport présenté à la demande du ministère de la Culture, des propositions à la fois souples et précises, mais malheureusement demeurées jusqu'ici sans réponse. Je crois, pour ma part, que la dimension culturelle et scientifique des maisons d'écrivains telles que tous ensemble et par une pratique semblable, nous essayons de la définir, constitue une part décisive du patrimoine national : du coup la question qui est ici posée est celle de l'intérêt national lui-même. Il ne nous appartient plus dès lors d'être les seuls à lui apporter réponse.

    1. l.J'ai eu tout récemment l'occasion de proposer une description du patrimoine aragonien dans le tome 1 du Patrimoine des bibliothèques de France, édité par le ministère de la Culture et les éditions Payot. Aussi vais-je essayer de me répéter le moins possible. retour au texte