Si je prends le titre choisi pour ce congrès, De la plus grande à la plus petite, je suis on ne peut plus conscient de la place qui m'est attribuée à cette table, aux côtés de la British Library et de la Bibliothèque nationale de France. Il est évident que dans le concert européen des bibliothèques nationales, la Bibliothèque nationale suisse joue un rôle bien particulier et ne saurait se comparer aux autres bibliothèques avec lesquelles elle entretient d'ailleurs de très bonnes relations.
J'étais hier avec l'un de nos diplomates, qui a séjourné notamment aux États-Unis et en France, et je lui disais que j'allais venir vous parler aujourd'hui d'une bibliothèque nationale dans un État fédéral. Voici ce qu'il m'a répondu (je cite de mémoire) : Il est vrai que quand il s'agit de parler d'État fédéral, par exemple aux États-Unis, on se fait naturellement très bien comprendre, mais lorsque c'est en France, la notion, tout à coup, passe beaucoup moins bien. *
Je m'en vais consacrer quelques minutes à essayer de vous expliquer comment nous comprenons le fédéralisme en Suisse. Si je dis essayer », c'est qu'il s'agit effectivement d'un concept relativement complexe.
Pour asseoir mon propos, pour le rendre aussi fiable que possible, j'ai pris tout bêtement un dictionnaire, Le Robert. J'y ai cherché la définition du fédéralisme pour voir comment on la comprenait. Je commencerai par la fin de la notice, qui traite de ses aspects historiques : il y est essentiellement question du projet de décentralisation de la France en 1789 soutenue par les Girondins. L'exemple remontant à plus de deux cents ans, j'imagine donc que l'on parle relativement peu de fédéralisme en France. Toujours dans cette définition, on trouve l'énoncé suivant: « Il s'agit d'un système politique dans lequel le gouvernement central d'un État partage avec les gouvernements des collectivités qui forment cet État, les différentes compétences constitutionnelles, législation, juridiction et administration ». En fait, il est assez difficile, en dépit de cette définition incontestable, d'expliquer ce qu'est le fédéralisme et en particulier le fédéralisme suisse. Si je disposais d'un projecteur, je pourrais vous montrer une carte de la Suisse qui présente le fédéralisme notamment sous ses aspects religieux, linguistiques (j'y reviendrai car la diversité des langues joue un rôle extrêmement important dans notre pays) et enfin politiques, puisque, vous le savez, le pays est formé de vingt-six États, vingt-six cantons.
Toujours dans l'article du Robert sur le fédéralisme, je lis que le gouvernement central se réserve l'exercice exclusif des compétences d'ordre international. Ouf ! je respire ! sinon, nous aurions dû être vingt-six assis à cette table pour vous présenter la situation de la Bibliothèque nationale ! Je ne vais pas m'avancer plus avant dans cette évocation du fédéralisme, puisque vous en saisirez les nuances lorsque je vous dépeindrai la situation de la Bibliothèque nationale suisse. Je dirais simplement qu'on peut aussi le considérer comme l'art de faire croire aux autres que ce sont eux qui décident"...
Permettez-moi quelques petits rappels historiques, puisque très peu de personnes ici, j'imagine, connaissent la Bibliothèque nationale suisse. Elle se trouve à Berne. Ni à Genève, ni à Bâle, ni à Zurich. Créée en 1895, cette bibliothèque a donc fêté son centième anniversaire l'année passée, et nous avons eu le plaisir d'accueillir de nombreux collègues à l'occasion de cette commémoration. Il y a cent ans, la création de la Bibliothèque nationale a représenté un événement très contesté ; contesté essentiellement par le fait qu'il existait bon nombre d'autres bibliothèques, dont certaines, comme celle de Lucerne, étaient déjà dotées d'un rôle patrimonial. Et, bien sûr, les cantons n'étaient guère satisfaits de constater que l'on souhaitait créer une bibliothèque nationale qui les eût privés de quelques-unes de leurs prérogatives.
Les débuts de notre « Nationale » furent donc relativement laborieux. Un détail significatif : la première loi qui la concerne fut acceptée par le Gouvernement et par le Parlement en 1911 ; elle n'a fait l'objet d'aucune modification durant les quatre-vingts années qui ont suivi. Autrement dit, à la fin des années quatrevingt, c'était toujours la même loi qui régissait la Bibliothèque nationale. Toutefois, celle-ci s'est plutôt bien développée durant les six premières décennies de son existence ; elle a même acquis, dans les années trente et quarante, une réputation nationale et internationale presque inespérée compte tenu du mandat restreint qui lui avait été confié. Malheureusement
et je dis malheureusement parce que c'était un bien mauvais moment - de fortes restrictions budgétaires (oui, on connaît cela aussi en Suisse...) dès les années soixante ont conduit l'institution à se replier sur elle-même. Or les années soixante représentent précisément ce virage particulièrement décisif sur le plan de l'automatisation. Virage que la Bibliothèque nationale suisse n'a pas su, ou pu, prendre. Résultat : à la fin des années quatre-vingt, elle était devenue une institution tout à fait désuète en regard des autres grandes bibliothèques du pays (et je ne parle pas des autres bibliothèques nationales...). Un petit exemple : lorsque j'ai pris la direction de la Bibliothèque nationale, je crois bien que l'outil le plus moderne utilisé dans le travail quotidien était une machine à écrire - peut-être même électrique, et encore je n'en suis pas sûr. Et à ce souvenir, je ne puis m'empêcher de rendre hommage au personnel de notre bibliothèque qui, en dépit de conditions de travail parfaitement obsolètes, parvenaient à gérer un catalogue important.
À la fin des années quatre-vingt, le gouvernement a décidé de réorganiser cette bibliothèque et de lui confier un mandat de réorganisation totale. J'y reviendrai. En résumé, aujourd'hui, la Bibliothèque nationale suisse occupe environ cent quarante collaborateurs. Vous voyez que nous sommes loin des chiffres que Jean Favier vient d'articuler : par rapport à la Bibliothèque nationale de France, nous avons presque vingt fois moins de personnel. Il est tout de même intéressant de préciser que, sous le rapport des collections, nous conservons pas moins de trois millions de documents et que nous disposons à présent d'un catalogue informatisé regroupant environ un million de notices. Donc, en termes mathématiques et statistiques, si nous avons environ quatre fois moins de notices informatisées par rapport à la Bibliothèque nationale de France, nous avons vingt fois moins de personnel. Ces comparaisons pour vous aider à prendre la mesure des problèmes auxquels nous nous confrontons.
Pour ce qui concerne le mandat de notre institution, il faut bien reconnaître qu'il est assez différent de celui de ses consoeurs européennes. En un mot, notre mandat unique consiste à nous occuper du patrimoine national, ce que nous appelons les Helvetica. Nous produisons également la bibliographie nationale, baptisée Le Livre suisse, et qui sort deux fois par mois en répertoriant la production littéraire nationale. Depuis 1928, nous sommes également chargés de gérer le Catalogue collectif suisse, un catalogue constitué d'environ six millions de fiches. À cela s'ajoute le catalogue collectif des périodiques qui, pour sa part, est informatisé et recense environ 150 000 notices bibliographiques des périodiques reçus par les bibliothèques suisses. Enfin, le portrait serait très lacunaire si j'omettais de mentionner les Archives littéraires suisses qui furent créées en 1991 et qui disposent maintenant de quelque cent fonds manuscrits d'auteurs suisses, dont ceux de Friedrich Dürrenmatt et de Blaise Cendrars.
Votre ministre de la Culture, M. Douste-Blazy, a parlé tout à l'heure de la notion de service public, et j'aimerais vous donner quelques exemples de la manière dont on conçoit le service public en Suisse. Tout d'abord, j'aimerais préciser que même si notre Bibliothèque nationale se limite aux Helvetica, il s'agit malgré tout d'un nombre considérable de documents, puisque nous entendons par Helvetica tout ce qui est produit en Suisse, et à l'étranger tout ce qui concerne la Suisse ou qui est écrit et illustré par des Suisses. Cependant nous ne disposons pas de dépôt légal au niveau national, et il me faut donc signer quotidiennement un certain nombre de conventions avec les éditeurs pour que ceux-ci déposent systématiquement et gracieusement un exemplaire de chaque document produit. Je précise que notre fichier des éditeurs compte quelque quarante mille adresses. Ce chiffre doit être mis en rapport avec les six millions d'habitants, ce qui, vous en conviendrez, représente une proportion très honnête. Quarante mille éditeurs, donc, à qui je dois écrire pour demander de m'envoyer gentiment une copie de leur production. Comme les Suisses sont d'un naturel généralement poli et peu frondeur, ils le font. Mais il peut arriver que certains éditeurs décident de ne plus m'envoyer gratuitement une partie de leur production. Dans ce cas, vu que je ne dispose d'aucun moyen légal de les contraindre à continuer de le faire, je suis bien obligé d'acheter leur production. J'ignore à vrai dire comment réagissent les autres éditeurs. J'ignore leurs réactions, mais ce que je peux vous dire en revanche, c'est que je leur sais gré du fond du coeur de continuer de jouer le jeu. Car je crois bien que sans eux, la Bibliothèque aurait fermé ses portes depuis longtemps.
Au surplus, comme vous l'aurez compris, la Bibliothèque nationale ne reçoit et ne détient qu'un seul exemplaire de chaque Helveticum. Et cet exemplaire, comme notre notion du service public est assez large et pragmatique, nous le prêtons. Nous le prêtons non seulement dans nos salles de lecture, mais à domicile. En pratique, cela signifie que lorsque n'importe quelle personne majeure habitant la Suisse m'écrit : "j'aimerais bien avoir tel ou tel livre », nous allons extraire ce livre de nos rayons et l'envoyer par la poste ; cette personne pourra alors en disposer librement pendant un mois. Je vous rassure tout de suite : les gens merveilleux ne se recrutent pas uniquement chez les éditeurs ; les lecteurs semblent également former un public d'exception, si soigneux et respectueux (pourvu que ça dure que très peu de documents viennent à manquer...
Pourtant, je dois reconnaître qu'il y a quelques mois, nous avons déclenché une petite révolution chez nos lecteurs. Devant le dilemme que nous impose notre double mission de conserver le patrimoine documentaire et de le mettre à la disposition du plus large public possible, nous avons finalement été gagnés à l'idée qu'il nous fallait restreindre quelque peu nos modalités de prêt, particulièrement pour les ouvrages devenus rares. Aussi avons-nous décidé de ne plus prêter à domicile les ouvrages antérieurs à 1951. Naturellement, nous nous attendions à des réactions. Mais certes pas à cette véritable levée de boucliers de savants, d'étudiants et de retraités en colère. Ce fut un tollé. Visiblement, notre public ne s'était jamais préparé à l'idée qu'on devrait un jour toucher à l'esprit foncièrement démocratique de la Bibliothèque nationale suisse, ne serait-ce que pour garantir la pérennité de cet esprit...
Quand j'ai pris mes fonctions, j'ai reçu un mandat très simple du Conseil fédéral, notre gouvernement confédéral, qui tenait en deux mots : « tout réorganiser ». À ce propos, il me revient en mémoire quelques mots de Denis de Rougemont qui écrivait il y a déjà un certain temps : « Commencer d'abord lorsqu'il est trop tôt pour prévoir quoi que ce soit, et penser ensuite lorsqu'il est trop tard pour changer quoi que ce soit. Tout processus de réorganisation dépend en fait de cet équilibre incertain entre la part dévolue à la réflexion et celle vouée à l'action.
Pour déclencher une réorganisation intégrale, nous nous sommes naturellement dit que la première chose à faire était de réfléchir à la mission de notre Bibliothèque nationale. Nous avons envisagé un certain nombre de variantes et parmi elles, nous en avons retenu trois que nous avons présentées à notre gouvernement.
La première, qui est toujours la plus évidente, consiste à ne rien faire du tout : on continue comme avant ; on dispose d'un budget qui bon an mal an nous permet de poursuivre nos activités et on ne change rien. Comme vous pouvez l'imaginer, il y a toujours d'ardents défenseurs de ce type de variante.
La deuxième variante que nous avons étudiée est un peu plus audacieuse : si l'on adhère parfaitement au principe fédéraliste, on se rend compte qu'il existe autour de soi vingt-six bibliothèques cantonales (vingt-six «micro-nationales»...) pourvues à l'échelon du canton d'un rôle patrimonial non négligeable ; dans ces conditions, pourquoi ne pas supprimer la Bibliothèque nationale dont la fonction paraît redondante ? On réduirait la charge du budget de la Confédération et l'on pourrait supprimer un certain nombre de postes de fonctionnaires, et notamment celui du directeur ! Curieusement, en dépit des économies évidentes que cette solution aurait permis de réaliser, il ne s'est trouvé personne pour la défendre.
La troisième solution au problème - et, comme vous le savez, la dernière est souvent la bonne - consistait à faire de cette Bibliothèque nationale un outil un peu plus moderne, ouvert au public, ouvert aux réseaux informatiques, ouvert aux nouvelles techniques. Nous avons donc dû passer, après avoir convaincu le Conseil fédéral, par un vote parlementaire. Une nouvelle loi fut votée, remplaçant celle de 1911. Je dois reconnaître que nous n'avons pas touché grand chose à cette loi. Nous avons essentiellement changé un mot : à la place d'« imprimés » on trouve à présent le terme d'« information - - ce qui signifie une information sur tous les types de supports actuels et futurs.
Par voie de conséquence, la Bibliothèque nationale a pour mandat, depuis 1993, de récolter les informations sur tout type de média lorsqu'elles sont distribuées à plusieurs exemplaires. Pour mener ce mandat à bien, nous avons demandé une augmentation des effectifs du personnel de 55 % et un crédit exceptionnel de l'ordre de deux budgets annuels supplémentaires. Une fois encore, je rêve quand j'entends les chiffres articulés par mon confrère Jean Favier...
Nous avons démarré notre projet de réorganisation sur plusieurs axes. Tout d'abord, le bâtiment. En effet, les magasins étaient pleins, ou en passe de l'être. Il fallait donc impérativement en construire de nouveaux. C'est bientôt chose faite, puisque nous allons inaugurer nos nouveaux magasins à la fin de cette année : 70 km de rayonnages souterrains. Ils seront à côté de la bibliothèque, d'une discrétion exemplaire, puisque personne ne les verra.
Parallèlement, nous allons rénover notre bâtiment, qui date de 1928, dès la fin de l'année prochaine et ce pendant deux ans. Le problème principal réside dans le fait que nous devrons fermer l'institution pendant trois ans. J'ignore encore où je pourrai caser le personnel de la Bibliothèque nationale, et ce souci me tarabuste d'autant plus que nous avons décidé de maintenir les services de prêt. Visiblement, cela n'ira pas sans poser un certain nombre de problèmes... Nous planifions déjà la construction des magasins suivants, puisque l'excavation réalisée - et qui a été mentionnée comme le trou le plus profond jamais creusé dans la ville de Berne - devra peut-être s'assortir d'un second trou encore plus profond.
L'autre projet que nous avons mené concerne l'automatisation. Je viens du domaine scientifique, de l'informatique. Imaginez mon désarroi lorsque je suis arrivé dans mon bureau et que je n'y ai trouvé aucun ordinateur. J'en ai demandé un sur le champ et ce fut l'un des premiers installés à la Bibliothèque nationale suisse. À présent, il y en a un peu plus, puisque pratiquement tous les postes de travail en sont équipés. En outre, nous avons bien sûr automatisé notre gestion en choisissant et en installant un système informatique. Je passerai sur les conditions de l'évaluation de ce système, même s'il s'agit d'un excellent exemple à considérer dans le cadre d'un État fédéral. Imaginez la situation : comment choisit-on un système informatique, lorsqu'on est la dernière grande bibliothèque à s'informatiser et que toutes les autres bibliothèques ont déjà leur propre système informatique (mais différents de l'une à l'autre), qu'elles l'ont développé et qu'elles essaient de vous prouver qu'il est bien sûr le meilleur sur le marché ?
Pour dire les choses pudiquement, le choix ne s'est pas opéré sans heurt. Mais à présent les choses vont bien et l'automatisation se poursuit. Nos catalogues ont été reconvertis et nous disposons ainsi d'un million de notices on line. Si nous avons entrepris une conversion complète de nos catalogues, c'est parce qu'il nous paraissait important que la Bibliothèque nationale soit rapidement accessible au plus grand nombre de personnes désireuses de recourir à ses services. Dans cette mesure, il nous paraissait primordial que tous les documents soient répertoriés sur un même site informatique. Nous avons donc engagé un processus de conversion en recourant à une aide externe assez importante qui nous a permis de convertir environ un million de données en un peu plus d'une année et demie.
Un autre problème concerne la préservation et la conservation des documents. Je dois sans doute revenir ici sur un aspect du fédéralisme de notre pays. La Constitution suisse actuelle date de 1848 - nous nous préparons du reste à célébrer le cent cinquantième anniversaire de la Confédération. Quant à la loi sur la Bibliothèque nationale suisse de 1911, elle prévoyait que notre mission devait se limiter à conserver les documents à partir de la Constitution. Autant dire que nous avons des collections essentiellement modernes. Le problème, et vous le savez tout aussi bien que moi, est que vers 1850 on assiste à un changement dans la technique de production du papier ; c'est à cette époque précisément qu'on a commencé à imprimer sur du papier acide. Cela signifie que les trois millions de documents que nous avons dans nos collections sont quasiment à 100 % acides. Autrement dit, la variante que je proposais au Parlement de supprimer la Bibliothèque nationale et dont le Parlement n'a pas voulu, risque peut-être, si l'on ne fait rien, de prendre forme un peu plus tôt que prévu, d'ici ces vingt ou trente prochaines années... Bien sûr, c'est là que joue fondamentalement la coopération internationale et c'est avec beaucoup de plaisir et de reconnaissance que nous pouvons réfléchir avec nos collègues de la Deutsche Bibliothek, de la British Library et de la Library of Congress à Washington aux problèmes de désacidification en masse. Nous allons donc vraisemblablement, en collaboration avec les Archives fédérales, installer un système de désacidification en masse.
Toujours en terme de nouveauté, nous sommes en train de créer ce que nous appelons le Centre d'information Helvetica qui a pour but de servir de point de référence et de compétence pour les documents relatifs à la Suisse. Nous concevons notre rôle comme celui d'une plaque tournante capable d'aiguiller les personnes intéressées vers les différentes institutions. Quant à notre approche, elle s'avère de plus en plus thématique et de plus en plus indépendante des supports. L'idée est que, si quelqu'un recherche une information par exemple sur la musique, il doit avoir accès non seulement aux partitions du compositeur qu'il est en train d'étudier, aux références bibliographiques le concernant, mais aussi aux fonds sonores, aux retransmissions et aux reportages audiovisuels, etc., et ce à l'aide des mêmes outils. Chez nous, il est patent que ces documents ne peuvent pas être tous conservés au même endroit, ne serait-ce que parce qu'ils requièrent des techniques de conservation et de diffusion totalement différentes. Aussi envisageons-nous ce Centre d'information Helvetica essentiellement sous la forme d'un réseau totalement décentralisé, doté de multiples points d'accès permettant à l'usager d'obtenir en tout temps et de manière parfaitement transparente l'information dont il a besoin, où qu'elle se trouve et sur quelque support qu'elle se trouve.
Pour en terminer avec ces aspects relatifs à la réorganisation de la Bibliothèque nationale, j'évoquerai encore un mandat de la Bibliothèque nationale suisse. Depuis la dernière loi votée sur notre bibliothèque, celle-ci est dotée d'un rôle de coordination au niveau national, notamment en matière informatique. Mon collègue et compatriote Jacques Cordo-nier vous brossera une esquisse du paysage bibliothéconomique suisse. Permettez-moi tout de même d'en dire quelques mots. Tout d'abord, il faut comprendre que la Confédération suisse n'a pas d'autorité en matière culturelle. Il y a quelques mois, une votation populaire a eu lieu dans le but, notamment, d'introduire dans notre Constitution un article sur la culture afin de donner dans ce domaine des compétences à la Confédération. Cet article a été refusé par les cantons. En conséquence, aujourd'hui, les seules « compétences de la Confédération suisse en matière de culture se limitent à la possibilité de distribuer des subventions et à l'existence d'un musée national et d'une bibliothèque nationale. Les cantons restent donc seuls maîtres de leur avenir culturel. Dans ce contexte, confier un mandat de coordination nationale à notre institution qui ne dispose d'aucun moyen financier ni d'aucune base constitutionnelle tient, je ne vous le cacherai pas, de la gageure. Je rappellerais que nous avons en Suisse environ six mille bibliothèques pour six millions d'habitants, ce qui représente, je crois, un assez bonne proportion. Bien sûr, toutes ces bibliothèques n'ont pas la même ampleur ni les mêmes missions. Mais à elles toutes, elles totalisent tout de même quelque 70 millions de documents, avec un accroissement annuel d'environ 2,5 millions. Dans cette mesure, il est évident que nous devons à tout prix tirer parti de cet important potentiel. La solution consiste donc à mettre ces bibliothèques en réseau. La Bibliothèque nationale suisse est là pour soutenir les travaux qui s'effectuent dans les cantons en tenant compte particulièrement des besoins des bibliothèques universitaires. Nous avons donc imaginé et présenté un projet de réseau national d'information qui a pour buts essentiels l'amélioration de l'accès à l'information et la rationalisation du travail dans toutes les bibliothèques de notre pays.
Parmi les problèmes qui nous préoccupent en Suisse - et je reviens à l'aspect du fédéralisme - j'aimerais en signaler quelques-uns. Tout d'abord le multilinguisme. Vous connaissez cette fameuse boutade : « Les Suisses s'entendent bien parce qu'ils ne se comprennent pas. Il est vrai que nous avons quatre langues nationales (sans compter l'anglais qui devient plus important de jour en jour) et que le multilinguisme pour les bibliothèques suisses constitue un problème extrêmement important. Imaginez simplement l'imbroglio d'une thèse de doctorat acquise par exemple par la Bibliothèque universitaire de Zurich - ouvrage écrit en anglais - qui est cataloguée en allemand et qu'un chercheur francophone aimerait se procurer ; pour obtenir ce document, est-il raisonnable de penser qu'il doit connaître les mots clés allemands attachés à cette notice bibliographique ? Évidemment non. C'est pourtant un problème courant chez nous. Nous sommes donc en train de réfléchir à une solution globale et cohérente qui permettrait de résoudre cette question pour l'allemand, le français, l'italien et l'anglais - pour ne pas parler du romanche que l'on ne pourra vraisemblablement jamais intégrer dans l'identification des documents, puisque cette langue n'est maîtrisée que par trente mille personnes. Le multilinguisme représente donc l'un des nombreux obstacles sur le chemin de la rationalisation et de l'homogénéisation du travail dans les bibliothèques suisses.
De même, difficiles et lents sont les processus de décision et de coordination. Quand vous devez mettre dix, vingt, trente, ou cinquante bibliothèques ensemble pour décider d'une solution commune, quand personne n'a l'autorité ou les moyens financiers de décider pour les autres, il est inespéré d'arriver rapidement à une solution basée sur le consensus. Quant à l'hétérogénéité des systèmes et des techniques de catalogage, elle représente aussi un problème grave tout comme le sauvetage de notre patrimoine audiovisuel.
J'aimerais conclure de la manière suivante : un État fédéral présente bien sûr un certain nombre d'avantages, même pour une Bibliothèque nationale. L'essentiel de ces avantages réside dans le fait qu'un État fédéral pousse à des solutions totalement décentralisées. C'est un avantage indéniable dans la mesure où tout le monde est conscient - et cela a déjà été dit ce matin - que la mise en réseau représente une solution d'avenir.
Quant au principal risque qu'encourt un État fédéral, je crois sans nul doute qu'il s'agit de la lenteur des processus de décision. À ce propos, je me contenterai de répéter l'adage que j'ai entendu hier et dont nous devrions plus souvent nous inspirer en Suisse : « Speed is God, time is the Devil. »
Enfin, pour ce qui concerne strictement la Bibliothèque nationale suisse, sa position au sein d'un État fédéral exige essentiellement du doigté, dans la mesure où on lui demande d'un côté de faire preuve d'un certain leadership, et que d'un autre côté ce même leadership lui est souvent contesté. À charge pour nous, pour moi, d'approfondir, de découvrir, les charmes de la diplomatie.
NDLR : les intertitres sont de la rédaction.