Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Premiers souvenir de livres

    Par Pierre Baurin, Bibliothèque Vivienne, Paris

    Vignette de l'image.Illustration
    Mots d'enfants

    L'ancien siège des Editions Hachette, « que constitue l'énorme pâté de maisons, à l'angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, sera occupé par le ministère de lajeunesse et des Sports... » L'information, anecdotique, lue récemment dans un hebdomadaire, ravive en moi un souvenir effacé.

    Cette année-là, j'avais dix ans, et le garçonnet en culottes courtes était très fier de rentrer en classe de sixième. Un automne précoce nuançait de roux les feuilles de marronniers, lorque Papa, pour la première fois, m'invita à l'accompagner dans ce qu'il appelle « la tournée des éditeurs ».

    Mon père était directeur d'école, et, à l'époque, les responsables d'établissement procédaient eux-mêmes aux choix des ouvrages destinés aux élèves, ainsi qu'à celui des prix de fin d'année. Réservés aux seuls enseignants, on trouvait chez chaque grand éditeur des espaces spécialement aménagés.

    La voiture péniblement garée dans une des rues étroites du Quartier Latin, je trottine derrière la longue silhouette paternelle, conformant mes pas au rythme immuable du balancement de sa serviette. Puis, nous arrivons devant l'énorme portail, pénétrons le sanctuaire, moi derrière lui. Et là, l'éblouissement : dans une salle immense, au parquet encaustiqué, lambrissèe de boiseries, des livres, des livres, et encore des livres ! Aux fragrances du cuir et de la cire s'ajoutent celles de l'encre et du tabac brun. Le bambin que je suis quitte son père, se faufile entre les jambes de messieurs costume-cravate, se glisse entre les pieds de tables surchargées d'ouvrages, fourrage de-ci, de-là, manquant de faire dégringoler au passage des piles pour moi vertigineuses, jusqu'au moment où j'entends « eh bien, le voilà, il a l'air d'aimer les livres ! puis la voix de mon père : "oui, il lit bien ». De chez Hachette, Nathan Delagrave et les autres, le fils du directeur repartait avec des brassées de volumes. De retour à la maison, je m'enfermais dans ma chambre, me jetais sur mon lit, me noyais sous les couvertures rouge-et-or, verte, aventures-jeunesse, contes et légendes... La nuit tombée, j'entendais à peine la voix un peu sèche de ma mère m'annoncer l'heure du dîner.

    Durant plusieurs années, la rentrée fut ainsi pour moi l'occasion d'un rendez-vous magique, d'un instant privilégié avec mon père.

    Aujourd'hui, écoutant distraitement « How my heart sings! » de Bill Evans, je songe aux lignes de la Recherche... « ...le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant, et les maisons, les routes et les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années. »