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    A la campagne, dans les années trente...

    Par Madeleine Di Meglio, Professeur de français

    La bibliothèque de l'école où j'ai grandi, dans un hameau de la Vendée profonde, ne brillait sans doute ni par sa richesse, ni par son originalité ; mais elle constituait le tabernacle laïc de la classe des grands, où officiait mon père. Les livres, tous recouverts d'un robuste papier beige, dûment répertoriés et rangés par ordre alphabétique (de noms d'auteurs ? ou de titres ? je ne sais plus) remplissaient une armoire à portes vitrées dont la clé inutile rouillait à un clou. Le meuble était lesté - la planche du fond étant la plus solide - par les dix-sept volumes du Grand dictionnaire universel Larousse, réceptacle de tous les savoirs du monde, que le Grand Atlas Vidal de La Blache venait couronner.

    L'étagère du haut était réservée à l'enseignement post-scolaire : ouvrages de puériculture et d'économie domestique, d'agriculture et d'instruction civique, utilisés comme références incontestables par mes parents dans leurs «cours d'adultes» respectifs sur l'art et la manière de langer les bébés, l'utilité des vaccins, ou les vertus de l'assolement triennal et celles de la démocratie.

    Sur la deuxième étagère figuraient les ouvrages documentaires : l'Histoire des grandes découvertes, une Anthologie de l'Art qui présentait, sans commentaire ni indication d'échelle, le Scribe accroupi aussi bien que La Laitière de Vermeer, le tout en noir et blanc ; et puis des albums de format et d'ambitions plus modestes, ornés ceux-là de dessins en couleurs, permettant d'identifier les champignons, les oiseaux, les insectes, ou de comparer les maisons des hommes» sous diverses latitudes.

    Quant aux trois étagères du milieu, elles étaient consacrées à la bibliothèque de prêt à domicile. Et nous, les usagers, élèves de la "grande classe (où l'on entrait entre neuf et onze ans, selon la précocité ou les retards d'apprentissage), nous étions chargés de la gérer. C'est-à-dire qu'à tour de rôle et par équipe de deux, le « jour de bibliothèque », nous remplissions le registre des prêts et des retours, en mettant de côté, pour changer la couverture ou renouveler l'étiquetage, ceux qu'un emprunteur peu soigneux avait rapportés tachés, ou dont le brochage avait souffert. La cérémonie prêtait à de multiples conciliabules sur l'intérêt de tel ou tel «roman pour la jeunesse., et à des tractations diverses sur le souhait de passer son tourd'emprunt, exprimé par ceux que leursparents - comme le père de Julien Sorel - traitaient volontiers de chiens delisards » quand ils n'avaient pas suffisam-ment participé aux tâches domestiques.

    De ce fonds-là, ma mémoire a surtout gardé le souvenir des livres qui m'ont fait pleurer: La petite fille aux allumettes, l'histoire de Cosette aux mains des abominables Thénardier, Croc-Blanc, Maria Chapdelaine, Poil de Carotte et Sans famille, tandis que les romans de Jules Verne - mis à part Le tour du monde en quatre-vingt jours - me tombaient des mains, tant leur technicité paraissait insurmontable à mes yeux de fille.

    Il faut dire que, soumise au régime général des prêts par un père qui veillait scrupuleusement à l'équité, j'avais à ma disposition une deuxième bibliothèque : celle de la maison. Les albums du Père Castor de ma petite enfance, puis les Histoires comme ça, les Contes et légendes de tous les temps et de tous les pays, les récits tirés de l'Illiade et de l'Odyssée avaient constitué peu à peu mon fonds personnel. Mais, à la longue, comment résister à l'exploration clandestine des étagères réservées aux grandes personnes, où figurait - outre un ouvrage illustré d'anatomie féminine, fort peu éclairant d'ailleurs sur les arcanes de la vie sexuelle - la série des Claudine, dans une collection brochée à couverture jaune, ornée de gravures sur bois ?

    A laquelle de ces deux sources ai-je puisé jacquou le croquant, David Copperfield, l'Ile au trésor, et plus tard, Moby Dick ? Je suis incapable de le dire.

    Je sais seulement que, vivant dans un microcosme rural où la fée électricité n'est apparue qu'en 1947, c'est "à la clarté des lampes» que j'ai découvert le monde enchanté des livres.