Index des revues

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    Droit d'auteur, économie, tarification

    Où le droit d'auteur, s'il reste prisonnier d'une vision économique, peut porter atteinte aux libertés publiques

    Par Anne Curt, Bibliothèque Sainte-Geneviève

    Tout est bien dans le meilleur des mondes possibles

    Dans un pays à forte tradition juridique, on peut se demander quelle est la législation française qui régit le droit d'auteur mais surtout quelles sont les limites d'une telle législation.

    Le 26 août 1789, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, article 11, affirme que la libre communication des pensées et des opinions est l'un des droits les plus précieux de l'homme ».

    Or, actuellement en France, les établissements documentaires et d'enseignement (bibliothèques, écoles, universités...), bibliothécaires, enseignants et chercheurs se heurtent à la réglementation française sur le droit d'auteur.

    La réglementation actuelle ne contrevient-elle pas aux libertés fondamentales de l'homme dans un pays démocratique?

    Le droit d'auteur est régi par la loi du Il mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique et la loi du 3 juillet 1985 sur les droits d'auteur, droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelles, unifiées et codifiées parlaloi92-597du 1er juillet 1992, Code de la propriété intellectuelle (CPI (1) (2) ).

    Ce droit se décompose en :

    • droits moraux de l'auteur, perpétuels, inaliénables et imprescriptibles qui, après la mort de l'auteur, passent à ses ayants droit (personnes physiques ou morales) :
      • droit de paternité ou de respect du nom,
      • droit au respect de l'oeuvre et à son intégrité,
      • droit de repentir ou de retrait avant publication (droit de divulgation et de publication ou droit au secret) ;
    • * droits patrimoniaux et pécuniaires de l'auteur (exploitation et communication de l'oeuvre 50 à 70 ans après la mort de l'auteur) :
      • droit de reproduction,
      • droit de représentation,
      • droit de suite.

    Les libertés commerciales en France n'empêchent-elles pas les libertés démocratiques de s'exercer ?

    En France, le droit à l'information, à la communication et à la documentation s'oppose aux droits patrimoniaux et pécuniaires de l'auteur.

    Actuellement, les défenseurs les plus virulents du droit d'auteur sont les éditeurs alors même que. paradoxalement, ces derniers en sont les moins bons payeurs. Ce lobby des éditeurs refuse que l'accès à l'information puisse être libre et gratuit dans les établissements ouverts au public, tels que les bibliothèques et établissements documentaires, ou pour l'enseignement et la recherche dans les écoles et les universités et leurs bibliothèques.

    Certains éditeurs scientifiques ne rémunèrent pas les auteurs et leur interdisent, de plus, l'utilisation, même partiellement à des fins pédagogiques, des textes, dessins, photos qu'ils ont produits quelquefois eux-mêmes (3) . Les enseignants et chercheurs sont qualifiés de « photocopilleurs ». Pour les besoins de l'enseignement, ils utilisent des informations, des images, etc., et leurs crédits ne leur permettent pas de racheter les droits» pour leur enseignement. D'autre part, il semble impossible de négocier les droits individuellement auprès de chaque éditeur scientifique, université par université.

    Les bibliothèques, de leur côté, ne sont pas en reste. Les éditeurs les accusent de léser l'auteur de ses droits et exigent un droit de prêt et de reprographie. Nombre d'études sociologiques ont montré pourtant clairement que les personnes qui lisent le plus en bibliothèques sont aussi les plus gros acheteurs de livres et de journaux. L'information, la communication et le prêt en bibliothèque stimulent la consommation documentaire de type commercial plus qu'ils ne la réduisent.

    Internet au secours de l'information démocratique : pour une évolution du droit d'auteur français

    (4) Tous les discours que l'on peut entendre à propos d'Internet essaient de recadrer ce réseau inattendu dans nos schémashabituels de pensée et de société. Inter-net fait peur. Les approches les plus fré-quentes d'Internet sont des approches detype commercial, de censure, deméfiance : il faut payer, il faut contrôler, ilfaut interdire, on vous épie... !

    En 1994, on pouvait lire dans la presse qu'Internet menaçait le Minitel, puis Internet a été le vecteur de la pornographie, ou pire encore, d'informations d'origine douteuse... Le plus étonnant est qu'on ait pu y voir une menace de la démocratie, Internet, le diable probablement...

    Le premier reproche ne peut tenir car l'usage du Minitel ne peut être menacé en ce qu'il n'a rien à voir avec Internet. Le Minitel date d'il y a vingt ans et ne peut se comparer à Internet, ni du point de vue des performances, ni du point de vue de l'organisation, ni du point de vue matériel. C'est une expérience réussie et originale, dépassée aujourd'hui.

    Le deuxième reproche ne tient pas non plus. Qui a essayé de consulter des revues dites pornographiques sur le réseau a découvert que toutes les adresses de ces revues avaient été supprimées. Il y a donc une certaine surveillance du réseau qui, de ce point de vue, est plus moral que notre Minitel.

    Le troisième reproche pourrait être réel si les documents n'étaient pas signés sur Internet. Or, toute information est très développée sur le réseau et montre son origine. Les documents sont structurés hiérarchiquement et il est simple de retrouver la source, une université, un graphiste connu... Le monde documentaire traditionnel ne donne pas autant d'assurances de toute façon.

    Le quatrième reproche qui fait d'Internet une menace de la démocratie pourrait être grave. En effet, tout le monde peut, en théorie, s'exprimer sur Internet. Les régimes fortement structurés y voient un danger pour leur idéologie. Ils mettent en place une certaine censure. Et cependant, certaines minorités arrivent à s'y exprimer. Ne peut-on voir là une expression de la liberté ?

    Le dernier reproche et non des moindres, reproche rarement exprimé mais au coeur des préoccupations économiques, est qu'Internet pourrait menacer le commerce et le droit d'auteur du point de vue pécuniaire.

    En ce qui concerne la documentation soumise au droit d'auteur, Internet montre une déontologie certaine. Il affiche les restrictions de communication clairement au cas par cas et n'a aucun mal à mettre en place des circuits de paiement des droits, sortes de guichets-péages virtuels. Les droits sont bien gardés sur Internet tandis qu'en bibliothèque, en ce qui concerne la documentation traditionnelle, le bibliothécaire est le seul gardien et juge du droit d'auteur. C'est lui qui informe le lecteur qu'il peut utiliser et reproduire un document traditionnel uniquement pour un usage privé.

    Pierre Lévy, philosophe et professeur au département hypermédias de l'université de Paris-VIII écrit : « Quant à l'exploitation économique des contenus en question, les manières habituelles de valoriser la propriété sur l'information (achat du support physique de l'information ou paiement de droits d'auteurs classiques) sont de moins en moins adaptés au caractère fluide et virtuel des messages... On semble plutôt s'orienter vers une sophistication du droit d'auteur... passage d'un droit territorial à un droit du flux et passage de la valeur d'échange à la valeur d'usage... Le cybermarché a besoin de moyens inédits pour traiter de la dialectique du virtuel et de l'actuel (5) »

    Internet, droit d'auteur et droit de l'information

    Nombre de bibliothèques en France se demandent encore si elles vont permettre au public d'interroger Internet, s'il faut permettre de décharger les documents (sur disquette ou sur imprimante). Quelques-unes expérimentent l'interrogation d'Internet pour l'information des lecteurs. Rares sont celles qui mettent ce nouveau moyen d'information au service du lecteur. Elles se demandent toutes si elles ne contreviennent pas au droit d'auteur.

    Elles considèrent, le plus souvent, Internet comme une énorme banque de données, gardant les réflexes d'interrogation d'antan. Or Internet révolutionne l'information au-delà des réglementations. Beaucoup d'auteurs y offrent des documents hypermédias libres de droits, créant ainsi véritablement la bibliothèque virtuelle (6) . Si les documents sont soumis au droit d'auteur, ce dernier précise que pour toute réutilisation commerciale de son oeuvre, on doit lui demander une autorisation. Il laisse, cependant, la consultation, libre et gratuite à des fins privées. Internet est un réseau de liberté et de confiance et le bibliothécaire se doit de défendre les intérêts du public en lui offrant la consultation d'Internet s'il le peut matériellement.

    Certains documents ne se trouvent plus que sous la forme virtuelle. Par exemple, un lecteur, dans le cadre d'un diplôme supérieur d'architecture, veut tout ce qui existe sur Jeffrey Shaw. Le bibliothécaire trouvera fort peu de choses par les voies traditionnelles, même en consultant, par le biais d'Internet, les bibliothèques du monde entier. Par contre, s'il utilise un moteur de recherche tel qu'Altavista, il trouvera un nombre incroyable de documents en textes avec des images et quelquefois aussi du son. Le nombre de ces documents et leur importance en interdisent la consultation par la lecture seule car le lecteur monopoliserait le terminaldes jours entiers. Ces documents étantlibres de droits, le bibliothécaire va-t-ilinterdire au lecteur de les consulter, c'est-à-dire de les décharger sur disquettes afinde libérer l'appareil de consultation plusvite et permettre au lecteur de les lirechez lui ? S'il refuse ce déchargement toutà fait légal, n'entrave-t-il pas le droit à l'in-formation ? La bibliothèque ayant le rôled'assurer l'accès démocratique à l'infor-mation ne doit-elle pas prévoir l'accès àl'information de type virtuel et sondéchargement ?

    Nombre de bibliothèques dans le monde offrent un nombre impressionnant de documents virtuels de grande qualité et libres de droits.

    Patrimoine libre de droit

    Les bibliothèques françaises et les archives ont le pouvoir et le devoir de numériser leurs collections originales, libres de droits et tombées dans le domaine public et d'offrir cette collection patrimoniale librement et gratuitement au public comme le font les autres grandes bibliothèques dans le monde. C'est un réservoir immense qui demanderait la mise en place d'un plan de numérisation national au service de la communauté des bibliothèques par une juxtaposition de plans pluriannuels. Cette numérisation concertée et organisée des documents patrimoniaux permettrait de mieux les conserver, et de les communiquer plus largement. La numérisation des collections patrimoniales représenterait une véritable démocratisation de l'accès aux documents patrimoniaux.

    Une priorité parmi ces documents patrimoniaux est la numérisation concertée et organisée des périodiques anciens et modernes, à défaut d'éditeur existant ou en accord avec celui-ci, à des fins de préservation, de conservation et de communication, pour une meilleure gestion des périodiques au plan national. Cela permettrait une véritable préservation des périodiques et leur communication immédiate, les problèmes de stockage de l'information passant d'une gestion de l'espace à une gestion de la mémoire. La reconnaissance optique de caractères permettrait d'utiliser des logiciels de recherche performants sur le texte intégral numérisé sans autre besoin d'indexation des articles.

    Enfin, la répartition nationale des responsabilités de conservation serait clairement affichée. Les bibliothèques y gagneraient la libération de grands espaces de stockage, question de survie pour certains établissements anciens, une meilleure affectation des personnels (gains en entretien des collections, en manutention, en refoulements, communications, rangements...) qui pourraient se consacrer à l'accueil des lecteurs et à leur service.

    Il ne suffit pas, cependant, que les bibliothèques se contentent de numériser leurs fonds patrimoniaux. Dans le monde, les bibliothèques s'appuient sur le fair use de leur législation sur le droit d'auteur pour numériser des documents actuels, bon usage autorisé et démocratique qui manque cruellement en France (Italie, Allemagne, Royaume-Uni, Amérique du Nord).

    Fair use, bibliothèques et enseignement

    Les bibliothèques, organismes documentaires et établissements d'enseignement français se heurtent donc à un problème crucial par rapport aux bibliothèques et établissements d'enseignement du monde entier, c'est l'absence de fair use en France. Ce fair use permet, ailleurs, à tout organisme qui offre un accès libre et gratuit à l'information, de reproduire et donc de numériser des documents encore soumis au droit d'auteur pour un accès démocratique, libre et gratuit à cette information ou pour des raisons d'usage privé, de culture, d'enseignement ou de conservation. La Bibliothèque nationale de France et l'INIST (Institut national de l'information scientifique et technique) ont mené nombre de batailles perdues auprès des éditeurs français ou européens pour résoudre le problème. Maître Jean Martin, avocat à la cour et chargé d'enseignement à l'université Paris-Dauphine, apostrophe ainsi le public de bibliothécaires et de documentalistes, lors de la journée d'étude de l'ABF sur les Droits liés à la fourniture de documents électroniques : "Il Il vous faut, dans ce nouvel espace, conquérir et légitimer de nouveaux droits. Cessez donc de maintenir de modestes ateliers de reproduction pour devenir des agents intelligents des réseaux d'accès à la connaissance et à la culture (7) ». Le renseignement bibliographique en bibliothèque ne peut plus se passer de cet outil extraordinaire que représente Internet pour l'information du lecteur.

    On construit toujours quelque chose à partir de la connaissance de ce qui existe. Cela est d'autant plus vrai en pédagogie où l'on peut illustrer un cours avec un extrait de document, des photos, des dessins que l'on n'a pas forcément écrit ou publié soi-même. Le droit d'auteur ne fait pas de quartier en France et les enseignants tombent sous ses coups en transgressant constamment la législation. Les enseignants des universités qui récupèrent des documents pour soutenir leurs enseignements (sur Internet ou ailleurs) contreviennent au droit d'auteur alors qu'ils ne peuvent faire autrement pour des raisons pédagogiques. En effet, autant les pays anglo-saxons ont veillé à l'accès libre et gratuit à l'information à titre privé mais aussi pour des motifs d'enseignement et de recherche, autant notre droit ignore complètement la réalité du problème. Qu'adviendra-t-il lorsque les formations dureront toute la vie? Seule une législation uniforme du droit d'auteur pour tous les pays, répondant aux recommandations de l'UNESCO et de l'IFLA, permettra de résoudre ce problème de première importance dont dépend, peut-être, la survie de la langue française. Il faut, pour cela, que les bibliothécaires du monde entier se liguent ensemble pour créer un groupe de pression puissant, dynamique et démocratique.

    Une loi viendra-t-elle au secours de la démocratie?

    Les droits à l'information, à la documentation, à l'enseignement et à l'éducation sont reconnus au niveau international. La plupart des pays admettent que ces droits doivent trouver un « juste équilibre avec le droit d'auteur. Ces droits démocratiques sont niés en France pour une approche du droit d'auteur uniquement de type commercial.

    En France, d'autre part, aucune loi sur les bibliothèques n'affirme l'accès à l'information et à la documentation égal, libre et gratuit pour tous, dans les bibliothèques publiques, municipales, d'enseignement, universitaires et spécialisées. Le Conseil supérieur des bibliothèques a publié une charte des bibliothèques, le 7 novembre 1991, dans laquelle sont posés les principes du fonctionnement démocratique des bibliothèques, le droit d'accès à la culture et à l'éducation dans les bibliothèques publiques et le partage des responsabilités entre l'État et les collectivités.

    Les Associations de professionnels de l'information et de la documentation, comme l'ADBS (Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés), défendent la libre circulation de l'information" (manifeste du 15 juin 1996). L'ABF, de son côté, oeuvre pour qu'il y ait une loi sur les bibliothèques en France afin de protéger les droits et libertés du public. Il semble, enfin, que le ministre de la Culture actuel soit favorable à une loi sur les bibliothèques (8) .

    De Charybde en Scylla : les bibliothèques d'enseignement seront-elles exclues d'une loi sur les bibliothèques ?

    Les bibliothèques doivent inévitablement fonctionner en réseau afin d'être plus efficaces et plus rationnelles, non seulement au plan régional mais aussi au plan national et international (exemples de Besançon, de Lille-Valenciennes...). Il existe malheureusement en France trop souvent une coupure entre les bibliothèques municipales, les bibliothèques universitaires et spécialisées et les archives. Bibliothécaires, archivistes et documentalistes ne semblent pas oeuvrer pour la même cause, « le droit d'accès à l'information et à la documentation ", alors que ces professionnels forment une profession cohérente dans les autres pays. Le risque est grand de voir l'Éducation nationale, l'Enseignement supérieur et la Recherche, particulièrement la Direction de l'information scientifique et des nouvelles technologies, exclus de la rédaction de la future loi sur les bibliothèques alors que les bibliothèques universitaires sont, par définition, des bibliothèques publiques. (Peut-être l'oublient-elles trop souvent elles-mêmes !) Il serait peu rationnel que les bibliothèques universitaires soient écartées des missions d'entretien et de mise en valeur des fonds patrimoniaux dont elles possèdent une partie non négligeable. Leurs missions pédagogiques et scientifiques ne sont plus à démontrer et elles doivent tisser des liens étroits avec les bibliothèques publiques municipales dans ce sens. Enfin, il serait grave que les bibliothèques universitaires et spécialisées n'offrent pas un accès égal à l'information ainsi qu'à la documentation quel qu'en soit le support, librement et gratuitement pour tous les citoyens et de façon complémentaire aux bibliothèques municipales.

    1. Code de la propriété intellectuelle . code annoté sous la dir. d'Yves Marcellin et coll. Paris. Cedat, 1995. retour au texte

    2. Les droits d'auteur: le statut de l'audiovisuel scientifique de A à Z, CNRS audiovisuel ; MIST, CNRS (1, place A.-Briand, 92195 Meudon cedex), 1995. retour au texte

    3. Anne Dujol. RenIes scientifiques médicales et droit d'auteur-, in BBF. t. 41. n° 1. 1996. p. 75-82. retour au texte

    4. BBF. t. 41, n° 1. 1996. retour au texte

    5. Pierre Levy, Qu'est-ce que le virtuel Paris, Éd. La Découverte, 1996 (Sciences et société). retour au texte

    6. L'auteur de cet article non rémunéré a autorisé l'accès aux articles professionnels qu'il a écrit libres de droit sur Internet. retour au texte

    7. Les droits liés à la fourniture électronique de documents -, Journée d'étude organisée par l'ABF. 24 février 1995. BNF, par Dominique Lahary in Bulletin d'information de l'ABF. n° 168, 3" trimestre 1995, p. 76-84. retour au texte

    8. Livres de France, n° 192, janvier 1997. retour au texte