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Multiculturalisme dans les bibliothèques américaines

1997
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    Multiculturalisme dans les bibliothèques américaines

    L'exemple de New York

    Par Antoine Carro-Réhault, Conservateur Direction du livre et de la lecture

    Les bibliothèques sont des institutions citoyennes, ou tentent de l'être dans bien d'autres nations que la France. Un récent voyage aux Etats-Unis, organisé par la FFCB avec le soutien de la Direction du livre et de la lecture, a donné l'occasion à une douzaine de bibliothécaires de découvrir les trois réseaux des bibliothèques publiques de la ville de New York et de deux de ses « boroughs,,, le Queens et Brooklyn.

    Le thème de ce voyage d'étude, «les services de bibliothèques aux populations multiculturelles", porte le plus souvent en lui-même, au regard des bibliothécaires français, les défauts et les préjugés que l'on associe habituellement à la vision d'une société américaine, dont on souligne à la fois les dérives communautaires, "communautaristes"même, et en même temps l'individualisme et l'indifférence sociale.

    Mon intention n'est pas de venir à bout de toutes les critiques dont on assaille le système américain. J'en partage un certain nombre ; il demeure que le modèle des bibliothèques américaines, et particulièrement ce qui dans ce modèle fonde l'égalité d'accès de tous les citoyens à la bibliothèque, le respect de leurs croyances et la fourniture la plus large et pertinente possible d'informations me semble devoir être souligné. La notion de multiculturalisme n'en est pas absente. Plus important encore, les notions de nation et de citoyen sont au coeur de l'action des bibliothèques américaines. En relever les preuves, en souligner les contradictions ou les limites peut nous aider, nous bibliothécaires français, à améliorer la connaissance des besoins de publics spécifiques souvent laissés-pour-compte de nos services, et nous pousser également à mieux faire entendre les principes de notre action vis-à-vis des populations immigrées qui vivent en France, mais bien sûr également à contribuer à la construction d'une société pluri-culturelle et multi-raciale davantage respectueuse des principes qui fondent notre République.

    Ce sont les tâches que je me suis assigné en participant aux activités de la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques, IFLA, au sein de la section des services de bibliothèques aux populations multiculturelles que je préside actuellement. Je souhaite que mon exposé vous encourage à y participer plus nombreux à l'avenir.

    Multiculturalisme

    A - Définition et principes directeurs

    L'émergence du multiculturalisme, dans le secteur des bibliothèques, est lié historiquement à la vie politique, sociale et culturelle américaine et australienne,, comme en atteste l'histoire de la section au sein de l'IFLA. Il s'est créé et développé à l'instigation d'une majorité de bibliothécaires nord-américains et australiens. De manière générale il se définit comme la prise en compte de « la diversité ethnique, linguistique et culturelle,, (1) .

    Il se décline pour servir les catégories suivantes de public :

    • * Minorités formées d'immigrants : personnes établies en permanence qui possèdent leurs propres langues et cultures, différentes de celles de la société d'accueil. La catégorie englobe aussi les descendants d'immigrants qui continuent à s'identifier à leur culture ancestrale.
    • * Travailleurs migrants. Cette catégorie comprend les travailleurs qui sont des immigrants temporaires et leurs personnes à charge. Ce sont des immigrants qui n'ont pas l'intention de s'établir en permanence et qui ont un statut légal de résidents temporaires. Ils pourront éventuellement devenir des résidents permanents, selon les politiques de leurs pays de résidence et leurs propres désirs.
    • * Minorités nationales. Ce sont des groupes indigènes ou établis depuis longtemps, avec une identité ethnique, linguistique ou culturelle qui existe de longue date et diffère de celle de la majorité. Ils peuvent utiliser la langue principale du pays ou être surtout bilingues, ou encore avoir adopté en majeure partie la langue principale du pays. Les minorités nationales peuvent partager leur langue ou leur culture avec les majorités de pays voisins, ou être confinées au pays où elles représentent une minorité.
    • * Le dialecte est aussi un facteur pertinent ; dans de nombreux pays considérés comme relativement homogènes sur le plan linguistique, il existe une grande diversité de dialectes en usage, et certaines cultures régionales et certains dialectes peuvent être vigoureux. Lorsqu'il y a des documents dans ces dialectes ou des documents relatifs aux cultures régionales, les bibliothèques devraient s'en porter acquéreurs.

    On voit bien que la définition des populations multiculturelles embrasse ici un vaste ensemble qui témoigne de la prise en compte d'histoires et de statuts politiques variés. Le souci de n'oublier personne dans ce découpage en catégories de public selon des critères ethniques, linguistiques et ethno-culturels ne laisse pas de choquer le bibliothécaire français, plus souvent habitué à considérer l'usager de sa bibliothèque à travers le prisme d'une typologie moins diversifiée, qui ne pratique aucune distinction fondée sur l'origine ethnique ou nationale du lecteur, insistant davantage sur des critères de catégories socio-professionnelles, de niveaux d'études et d'âge.

    Il existe une grande difficulté, dans la notion de multiculturalisme, à trouver une base mutuelle de compréhension entre, disons de façon simplificatrice, les Anglo-saxons et les Européens continentaux. Cette incompréhension est liée pour une bonne part à des réflexes purement nationaux et idéologiques ; tandis que Nord-américains et Européens partagent les mêmes convictions démocratiques et respectent les droits de l'homme et du citoyen, au nom de l'égalité et de la liberté, deux types d'organisation sociale semblent s'affronter de manière inconciliable : un modèle communautaire et intégrateur, dans lequel le lecteur se définit par son appartenance raciale, ethnique, sociale, linguistique, géographique, son orientation sexuelle, bref, tout ce qui forge sa personnalité, et exige respect et reconnaissance sociale de tous ses traits distinctifs ; un modèle qui cultive la différence. De l'autre côté de l'océan, le modèle qui lui fait face est un modèle collectif, assimilateur, où le ciment principal est constitué de la langue nationale, et dans lequel la reconnaissance sociale utilise presque uniquement le vecteur de la langue, ne reconnaissant l'individu que dans la mesure où il abandonne volontairement ce qui le distingue au profit du renforcement des traits nationaux ; un modèle qui cultive la ressemblance.

    Affirmons tout de suite que ces modèles sont purement théoriques, largement caricaturaux, et que les bibliothèques et les pratiques culturelles dans les bibliothèques publiques américaines et françaises, si elles s'enrichissent de quelques différences, présentent bien quelques ressemblances fondamentales.

    B - La question de la langue

    Dans chacun des systèmes de bibliothèques que nous avons pu visiter, que ce soit la New York Public Library, la Queens Library, ou à Brooklyn, le service prioritaire offert aux lecteurs d'origine étrangère ou issus de l'immigration est précisément le service d'apprentissage de la langue anglaise. Chaque réseau de bibliothèques offre, dans la centrale ou dans les nombreuses annexes qui la composent, de très nombreux centres d'apprentissage de la langue. Il s'agit de services intégrés parfois, qui sont de l'entière responsabilité de la bibliothèque. Le plus souvent, cependant, ce sont des associations privées ou des fondations qui proposent à la bibliothèque de s'implanter dans ses locaux, et d'y mener, en concertation avec l'équipe de professionnels une activité gratuite d'enseignement des langues ; dans tous les cas, c'est un spécialiste de l'enseignement qui prend en charge ces activités, qu'il soit membre du personnel de la bibliothèque ou totalement indépendant de cette dernière.

    Ainsi, tandis que Queens offre dans huit annexes des cours d'anglais pour étrangers, ce sont onze structures qui offrent ces activités dans le réseau de New York. Il me semble important de souligner que toutes ces activités sont proposées gratuitement aux lecteurs.

    Cette volonté des autorités locales de promouvoir l'apprentissage de l'anglais dans le cadre de la bibliothèque est soutenue par le gouvernement fédéral, même si des coupes budgétaires ont affecté les bibliothèques, ces dernières années. Les financements sont liés le plus souvent à une deuxième activité confiée de plus en plus aux bibliothèques : la lutte contre l'analphabétisme et l'illettrisme. De très nombreux centres pour l'apprentissage de la lecture et de l'écriture sont installés dans les bibliothèques, cinq dans le Queens, huit dans New York (Manhattan, Bronx et Staten Island). Le budget annuel 1996 réservé au programme de lutte contre l'illettrisme et pour l'apprentissage des langues est de 861 000 dollars dans Queens, soit environ 4 700 000 francs, pour une population totale desservie de 2, 5 millions d'habitants.

    Je ne peux détailler ici toutes les activités mises en place pour ces objectifs. Je veux seulement souligner l'effort assez considérable mené dans le domaine de l'apprentissage de l'anglais ; on peut avoir l'impression, vu de France, que l'intégration par la langue n'est guère un enjeu politique aux Etats-Unis, à l'heure où certains États de la Fédération adoptent des règlements qui favorisent officiellement le bilinguisme : ce serait une erreur de le croire. Le flux ininterrompu, bien que diminué, de nouveaux immigrants aux Etats-Unis demande la poursuite de ces activités linguistiques ; s'il devient même possible de vivre et de travailler là-bas sans parler l'anglais, il reste toujours évident que la promotion sociale et professionnelle passe obligatoirement par la maîtrise de l'anglais.

    Les bibliothèques françaises n'ont pas dans leurs missions les activités d'apprentissage de la langue ; il s'agit d'une prérogative des structures de l'Éducation nationale, assurée le plus souvent en lien avec le secteur associatif. Je retiens de cette expérience d'association entre centres de langue et bibliothèques, dans des locaux communs, mais distincts, la logique d'une implantation qui rapproche le lecteur potentiel des collections et le familiarise avec le monde de l'écrit, tout en lui offrant la pluralité des supports disponibles pour un apprentissage efficace ; je note aussi la richesse de l'interactivité offerte au bibliothécaire par la présence permanente d'un enseignant familier des difficultés de l'accès à la lecture ; je garde enfin, et peut-être surtout, la conviction que la bibliothèque est un lieu où il devient nécessaire d'offrir au citoyen tous les moyens de s'éduquer et de se distraire, de devenir autonome, et de pouvoir choisir sans qu'il lui soit nécessairement prescrit, de manière distincte ou cachée, entre le temps de l'étude et le temps des loisirs.

    C - Les collections

    Si l'importance de la langue, et de l'intégration par celle-ci signale bien une ressemblance entre nos deux modèles de bibliothèques, il faut tout de suite souligner le véritable sous-développement de nos collections, en ce qui concerne celles en langues étrangères. Encore une fois, cette moindre présence de tous types de documents en langues étrangères n'est pas neutre idéologiquement.

    La grande différence apportée par le multiculturalisme dans les bibliothèques américaines réside, en effet, dans la nécessité ressentie par nos collègues américains d'articuler les collections en fonction, certes, d'une forte présence de la langue commune, langue d'intégration qu'est l'anglais, mais en outre, et de manière très massive, en fonction de la langue d'origine du lecteur. Il n'existe pas une seule bibliothèque à New York qui ne propose des livres et des revues dans de très nombreuses langues ; si elle n'offre que très rarement un large éventail de langues étrangères, chaque petite annexe met à la disposition des lecteurs en tous cas un nombre important d'ouvrages dans les langues les plus parlées par la population qu'elle dessert ; la nature des ouvrages et revues varie grandement, fictions, ouvrages de vulgarisation, ou documents techniques : on a pu constater à chacune de nos visites la présence d'une variété de cultures dans les collections. En outre, il y a dans chaque réseau une bibliothèque centrale dont la fonction est d'acquérir les ouvrages en langues étrangères, et de les diffuser de la manière la plus pertinente, en libre accès sur place, ou par le biais de prêts entre bibliothèques, ou bien encore par des systèmes personnalisés de mise à disposition, par courrier par exemple.

    A ma connaissance, et hormis quelques bibliothèques, il y en a peu en France qui ne se contentent pas d'acquérir les classiques étrangers à destination des étudiants en langue pour constituer et enrichir des collections de documents variés destinés, aux lecteurs d'origine ou de culture étrangère. Quelques heureux exemples démentent bien sûr ce propos général ; mais nous sommes bien obligés de constater, au vu des collections, le peu de cas, le peu de respect serais-je tenté de dire, que l'on montre vis-à-vis du lecteur non français et de sa culture, qu'il soit immigré, simple visiteur, ou même touriste. Le message humaniste, universaliste trouve ici une de ses limites les plus visibles. Le choix officiel explicite des professionnels américains, conforté par les objectifs de l'American Library Association, est d'offrir tous les moyens au lecteur de s'adapter à la société américaine, mais aussi de lui apporter tout ce qui peut l'aider à maintenir vivace sa propre culture.

    Ainsi, par exemple, le système de la New York Public Library offre dans la bibliothèque centrale et dans ses 82 annexes des collections dans les langues suivantes : chinois, espagnol, italien, français créole, hébreu, coréen, polonais, russe, vietnamien, portugais, arabe, français, allemand, etc. sous forme de livres, cassettes, vidéos, films 16 mm, microformes, et documents électroniques. Les revues sont disponibles en vingt langues, chaque collection varie de quelques livres à 19 000 dans la même langue par exemple dans la Donnell World Languages Collection, du Donnell Library Center, dont le centre de médias comprend de nombreux documents audiovisuels dans toutes ces langues.

    Le souci de mise à disposition de collections étrangères de fictions, de documentaires, de livres techniques et de vulgarisation est une pratique qui est des plus courantes dans les bibliothèques américaines. Plus près de nous, ce sont les Scandinaves qui réalisent le plus gros effort dans le domaine, spécialement les bibliothèques centrales de collections en langues étrangères pour immigrants de Suède et du Danemark. Les pays européens latins n'ont pas développé de telles politiques documentaires. L'accès à la fiction et à la non-fiction étrangère dépend le plus souvent de la Bibliothèque nationale des pays en question, c'est-à-dire que la lecture publique s'en désintéresse.

    LE - L'évolution de la notion de multiculturalisme : La fin de l'« Affirmative Action » - l'intrusion du « politiquement correct » poussée en avant ou retour en arrière ?

    A - L Affirmative Action

    Le développement de la notion multiculturelle est contemporaine des efforts de non-discrimination imposés à la société américaine par le gouvernement fédéral, particulièrement depuis le décret présidentiel de 1961 dit «Executive Order 10925 Le Civil Rights Act de 1964, puis en 1965, l'E. O 11246 dit de l'« Affirmative Action », imposent au monde du travail privé et public la non-discrimination dans le recrutement et l'emploi sur les bases de race, couleur et sexe, mais également origine nationale, discrimination dans le cadre du recrutement, des conditions de travail et de fin d'emploi. Ce décret s'est peu à peu généralisé dans les collectivités publiques américaines et a fini par recouvrir d'autres domaines que l'emploi.

    Dans la société américaine, il a donné lieu à bien des interprétations qui dépassaient le strict constat des inégalités pour tenir lieu de mythe général dans lequel on voyait, selon ses convictions, la condition d'une société égalitaire, ou bien à l'inverse la création d'une société d'assistance. Le principal domaine d'action de ces lois et décrets concernait le travail ; on a vu, dans les bibliothèques, évoluer à la fois le recrutement des personnels et le contenu des collections et des services. La bibliothèque est devenue le lieu important qui détenait l'information propre à développer l'emploi et le droit au travail des minorités, information diffusée et mise en valeur par un personnel issu peu à peu de ces minorités. Les municipalités ont été les promoteurs de ces évolutions positives.

    Il n'en demeure pas moins que les toutes dernières années ont vu le déclin de la notion de l'affirmative action; si elle a contribué à éliminer la discrimination, elle a souffert de critiques qui déploraient à la fois la mise en place de quotas, la baisse de qualification supposée de travailleurs recrutés sur critères non strictement professionnels, et elle a surtout révélé la peur d'une discrimination à l'envers de la population dominante économiquement, dans un contexte économique difficile, ou le désengagement de l'Etat a amené au seuil de la pauvreté des membres de plus en plus nombreux de la société blanche des classes modestes. La suppression de l'affirmative action a eu lieu sans qu'un bilan calme et objectif de ses qualités ait pu être réalisé à ce jour.

    Dans les bibliothèques que nous avons pu visiter, et particulièrement dans les annexes, la dimension communautaire nous a marqués très profondément ; ce regroupement ethnique n'est pas seulement celui des lecteurs ; dans la très grande majorité des annexes fréquentées par des afro-américains, le personnel est en majorité de la même origine ; les vigiles, les tuteurs sont également noirs ; tout se passe comme si le sentiment identitaire était en permanence renforcé par la politique de la bibliothèque.

    Déjà marquée par les limites géographiques, la «neighbourhood", l'identité communautaire se fabrique un nouveau miroir social dans lequel l'individu voit en permanence le reflet de sa propre histoire, de ses propres caractéristiques. Il est de moins en moins confronté à l'autre, à l'étranger. Le défi social se limite ainsi, peu ou prou, à la promotion au sein du groupe. L'absence de confrontation entraîne ainsi un développement séparé qui nous a semblé institutionnalisé et intégré très volontairement par les bibliothécaires eux-mêmes dans leur action.

    B - Une tendance vers la radicalisation «politiquement correcte»

    Dans un effort pour sortir de cette "ghettoïsation", on assiste peu à peu à une prise en compte plus large de l'idée de multiculturalisme. La coexistence, de moins en moins pacifique de communautés distinctes, autonomes, en concurrence lorsqu'il s'agit du leadership économique, mais surtout politique et culturel, a amené les promoteurs du multiculturalisme à casser la prééminence du critère ethnique, pourtant malheureusement toujours d'actualité, au profit d'un multiculturalisme plus large, au sein duquel chaque citoyen se voit inclus, au nom de sa spécificité reconnue ou supposée. Les cultures plurielles laissent la place à une culture globale, dont on devine qu'elle seule peut signifier l'émergence d'une culture nationale : culture (culte ?) de la personnalité, de "l'individu culturel", dont la valeur personnelle représente la valeur sociale. En même temps, ce mouvement philosophique qui porte la différence au rang de valeur commune et interdit en quelque sorte tout jugement de valeur, toute tentative de morale sociale, se proclame à son tour champion d'une nouvelle morale.

    C - La Diversité

    Au manque de solidarité sociale, aggravée par la réduction de la présence de l'Etat, de l'autorité politique agissant au nom de principes régulateurs de l'économie et de ses ratés sociaux, répond une idéologie nouvelle, dite de la diversité. Elle procède des principes suivants, exposée dans l'introduction de l'ouvrage Cultural Diversity in Libraries (2) : « Un environnement multiculturel reflète et répond au monde de la réalité en comprenant et en respectant «l'autre par tous les moyens propres à lui signifier le res pect de son individualité. [...] Puis-qu'elles existent pour rechercher et présenter avec impartialité différents points de vue, les bibliothèques servent toutes les personnes. [...] Si l'idéal de la liberté d'expression est que soient entendues toutes les idées et toutes les opinions, la diversité est l'expression de cet idéal [...] Que l'on soit d'accord ou violemment contre le fait qu'il y a une et une seule culture clairement et véritablement américaine, les bibliothécaires sont liés par leur profession à offrir toutes les preuves du contraire, à présenter toutes les facettes du problème [...] Nier que la nécessité demeure d'éradiquer le racisme, l'ho-mophobie, consiste à tolérer l'intolérable. La tolérance est un luxe pour ceux qui n'ont pas souffert d'un manque de respect des droits de l'homme. »

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    Exemple d'un programme de soutien en direction de la communauté du Queens pour les Haïtiens...

    Le nouveau type d'organisation proposé se veut le reflet exact de la participation des individus dans la société selon l'évolution des minorités culturelles et ethniques du pays : « Puisque la prospérité de la nation nécessite de nouvelles priorités, une société équitable doit être créée dans laquelle les femmes, les personnes de couleur, les personnes à capacité diverse, les lesbiennes et les gays pourront connaître la jouissance complète de leur implication dans lapopulation active. [...] Il n'y aura pas de prospérité si nos postes de travail et nos institutions éducatives ne répondent pas de manière agressive aux tendances démographiques. »

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    Et pour les Créoles

    La nouvelle direction de travail consiste donc à repenser l'organisation dans les bibliothèques en particulier : "Les organisations doivent être repensées. Nos organisations ne sont pas neutres ; leur structuration se fait autour du pivot que représente la culture, les valeurs et les règles de la société masculine blanche hétérosexuelle dominante. Dans un tel environnement, traiter les gens de la même façon ne revient pas à les traiter équitablement, pas plus qu'elle n'assure que le talent, et le travail acharné, indifféremment de la couleur du sexe, de l'orientation sexuelle sont les clés ultimes du succès. Concentrer les efforts pour l'équité sur l'indifférenciation et l'absence du caractère de couleur ne rend pas justice de la façon dont l'estime de soi, la confiance et le sentiment de sécurité sont enracinés dans l'identité sexuelle, raciale et culturelle. Ignorer la race, le sexe, l'orientation sexuelle, ou d'autres différences, c'est ignorer les aspects de base de la personnalité. (3)

    La bibliothèque idéale devient ainsi celle qui :

    • * reflète les contributions et les intérêts de groupes culturels et sociaux divers dans ses missions, opérations, produits et services
    • agit en s'impliquant dans l'éradication de toute oppression sociale dans toutes les formes de son organisation. Elle est sensible à la violation éventuelle des intérêts de tout groupe social et culturel qu'il soit ou non représenté dans son organisation
    • * comprend des membres de groupes sociaux et culturels divers qui participent, à tous les niveaux de l'organisation, particulièrement dans les lieux où les décisions qui structurent l'organisation sont prises
    • * assure le suivi de ses responsabilités sociales, qui incluent le soutien aux efforts pour éliminer toutes les formes d'oppression sociale. Cela implique également le soutien aux efforts pour étendre l'idéologie multiculturelle. (4)

    Le multiculturalisme : une citoyenneté active

    Nous n'avons pas vu à l'oeuvre ces nouvelles tendances dans les bibliothèques que nous avons visitées. Ela-borées depuis peu dans le cadre des universités, elles ont commencé à être appliquées dans les bibliothèques universitaires. Les membres du personnel appartenant aux minorités sociales et culturelles décrites plus haut y ont été recrutés en grand nombre.

    Dans les bibliothèques de lecture publique,du moins à New York (ce n'est pas le cas à San-Francisco), il semble que cette idéologie n'a pas encore fait sa niche, et que l'on en reste encore à la vision communautariste de la bibliothèque. Un grand développement de services diversifiés continue d'exister ; il se veut destiné à servir les talents du plus grand nombre.

    Une conclusion ?

    Je ne peux réellement vous offrir de conclusion à cette présentation de quelques traits marquants de ma visite aux bibliothèques au service des populations multiculturelles à New York.

    Je suis à la fois « épaté de la vitalité de ces bibliothèques, de la richesse de leurs collections, du nombre et de la pertinence des services qu'elles offrent au lecteur, au nom du multiculturalisme. Les bâtiments, les budgets alloués, la place éminente que trouve la bibliothèque dans la vie culturelle et sociale des Américains, et qui est considérée par les citoyens, au vu d'un sondage récent, comme la seconde institution socio-politique la plus importante après la mairie, sont des facteurs très encourageants qui prouvent le dynamisme des bibliothèques citoyennes aux Etats-Unis.

    En même temps, la vie de la société américaine qui se reflète dans ces établissements, les entretiens nombreux et fructueux que nous avons eus avec nos collègues américains ne m'ont guère rassuré sur le devenir d'une société qui éclate en autant de cultures qu'il y a d'individus. La citoyenneté se bâtit dans l'échange, dans la confrontation ; la construction de valeurs communes, de principes communs politiques et sociaux me paraît le seul socle suffisamment solide pour porter une société de citoyens vers un avenir qui cesse d'exclure pour rassembler. Ce rassemblement, selon les nouveaux idéologues du multiculturalisme, passe exclusivement par la satisfaction individuelle d'une démarche de reconnaissance qui tient plus selon moi du marketing que de la culture. Le lecteur citoyen se transforme peu à peu en lecteur consommateur : consommateur d'une image de lui-même, consommateur de services de plus en plus ciblés. Un consommateur d'une image sociale de lui-même que lui renvoie un bibliothécaire-miroir, choisi pour renvoyer l'image la plus exacte possible de son lecteur. Je crains que le bibliothécaire soit peu à peu placé dans la condition du dealer, marchand d'illusion, qui fournit à son client, et c'est d'ailleurs le terme communément adopté par la profession outre-atlantique pour nommer le lecteur, le produit qui permet à ce dernier d'échapper à l'effort, parfois violent de la confrontation, d'échapper à l'effort de se construire une histoire singulière dans l'Histoire. Le multiculturalisme avait pour but d'offrir au lecteur les moyens d'une compétition culturelle, intellectuelle et technique avec ses semblables ; on peut craindre que l'évolution de cette démarche, pensée comme citoyenneté active, entraîne le lecteur vers un repli individualiste, démissionnaire de la société.

    Si les bibliothécaires français participaient davantage dans leur établissement, et dans les forums internationaux, au développement de cette notion de multiculturalisme, et affirmaient ainsi le refus de l'exclusion sociale, raciale et culturelle, ils pourraient peut-être contribuer à conjurer ce spectre destructeur.

    BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE :

    • * Multicultural communities : guide-linesfor library service. Compiled by Anne Holmes and Derek Whitehead, London : IFLA, Section on Library Services to Multicultural Populations, 1987.
    • * Multiculturalism and libraries : issues and trends : proceedings of a pre-conference seminar held at the Commonwealth Institute (London), 13-15 August 1987. Edited by Radha Rasmussen and Maria-Teresa Herrera-Keightle, London, IFLA SLSMP, 1989. ISBN 1-870-66701-8.
    • New methods and new media in library services to multicultural populations proceedings of the seminar, Eskilstuna, Sweden, August 1990.
    • Multicultural librarianship : an international handbook. Edited by Maria F. Zielinska, with Francis T. Kirkwood under the auspices of the IFLA SLSMP. München, K. G. Saur, 1992. - ISBN 3-598-21787-0.
    • * Automated systems for access to multilingual and multiscript library materials : proceedings of the second IFLA satellite meeting, Madrid, August 1993. Edited by Sally Mac Callum and Monica Ertel for the Section on Information Technology, the section LSMP, and the section on Cataloguing. München : K. G. Saur, 1994. - ISBN 3-598-21797-8.

    1. Communautés multiculturelles : lignes directives relatives au service de bibliothèques, compilé par Anne Holmes et Derek Whitehead, Londres, IFLA, Section des services de bibliothèques aux populations multiculturelles, 1987. Traduit de l'anglais par le service bibliographique multilingue de la Bibliothèque nationale du Canada. retour au texte

    2. Cultural Diversity in Libraries. par Donald E. Riggs et Patricia A. Tarin, Neal-Schuman Publishers Inc., New-York, 1994. retour au texte

    3. Id, pp. 13-17. retour au texte

    4. Ibid. retour au texte