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    Etre bibliothécaire en prison

    Par Geneviève Guilhem, Responsable Bibliothèques de la Maison d'arrêt de Fleury-Mérogis

    Fleury-Mérogis, 9 octobre 1998

    Murs orange-rose, rayonnages fuschia et violet, des livres, des périodiques, panneaux de signalisation : Poésie, Histoire de l'Europe, Histoire de l'Afrique, Sciences sociales, Peinture, Sports, un rayonnage d'encyclopédies et dictionnaires ; au-dessus des rayonnages de grandes photographies accrochées à des cimaises, des plantes vertes, un chariot de livres préclassés prêts à être rangés, des affichettes « le cercle de lecture reprend lundi 19 avec Bernadette, inscrivez-vous Proposition: littérature antillaise ; l'atelier de lecture à haute voix continue avec Cyrille : textes de Paul Celan. Il y a encore des places pour remplacer les départs, inscrivez-vous ; une bibliothèque, comme les vôtres, plus petite peut-être : plus ou moins 60m2.

    Ce matin-là, les longues tables gris clair ont été assemblées, une quinzaine d'hommes s'y accoudent, quelques-uns sont très jeunes. La différence des traits révèle des origines variées, qu'indiquent les prénoms : Olivier, Michaël, Abdel, Jean-Pierre, Antonio, Mohamed, James, Alexis, François, Rainer, etc. Devant chacun, un gobelet de café et des livres neufs ; les mains manipulent des Deweys ; les regards, concentrés, vont des livres à Édith, la professionnelle, qui, debout devant un tableau, marqueur en main, dirige des exercices d'indexation : 103... 109... 398.2... 306.4, etc.

    • C'est la même logique qu'un plan comptable, remarque Mohamed.
    • Cet album de photos sur un atelier de la Martinique, commentées par Chamoiseau, quelle cote choisissez-vous : photo ? Martinique ?
    • Cet ouvrage dont le titre annonce le Danube, où vos lecteurs le trouveront-ils ?

    Une journée de travail. Banal ! Mais ici, ce sont les détenus classés auxiliaires-bibliothécaires en journée de formation ; ce sont eux qui gèrent la vie quotidienne des 7 bibliothèques créées pour les lecteurs empêchés, les détenus de la Maison d'arrêt des hommes et du Centre des jeunes détenus de Fleury-Mérogis. Ils ont demandé à exercer cette fonction pendant leur temps de détention provisoire; ils ont été retenus, on dit classés, sur l'avis des bibliothécaires professionnelles de l'association « Lire c'est vivre ". Cette association, créée en 1987 par des bibliothécaires du département de l'Esson-ne, a la responsabilité de toutes ces bibliothèques créées aux termes d'une convention signée avec la Direction de la maison d'arrêt.

    Ce matin, Edith fait un cours d'indexation, sur des acquisitions récentes. Déjà, Geneviève a fait le point et dirigé un échange sur les difficultés de fonctionnement : comment faire venir les lecteurs dans la bibliothèque, comment récupérer les livres des libérés.

    On a évoqué le nombre insuffisant des bibliothécaires (ici aussi !). Honorine, responsable des abonnements, a répondu à des questions, à des demandes... L'après-midi sera consacrée à un conteur, Jean-Pierre Radenac, prélude peut-être à de futurs ateliers ou stages de conte.

    1 septembre, un mois auparavant

    Ce matin-là, dans une autre bibliothèque, plus vaste, aux murs roses et aux rayonnages bleu outremer, celle des jeunes détenus, l'intervenante était la directrice de la BDP d'Évry, Jacqueline Benichou-Levy, venue faire un cours sur l'édition.

    La seconde partie de la journée avait été animée par deux photographes, Klavdij Sluban et Michel Serre, qui présentaient les photos réalisées par de jeunes détenus, présents eux aussi dans des ateliers qu'ils ont dirigés : le regard de ces apprentis photographes sur leur environnement, la prison, le travail de labo, etc. Certaines de ces photos ont été, ensuite, exposées, en octobre parmi les professionnels, à la Maison européenne de la photographie, à Paris.

    Mais Jacqueline Benichou-Levy était venue, aussi, pour les interroger, les interviewer, les faire réfléchir sur leur fonction, leur rapport au livre et à la lecture... Une manière de les relier concrètement, eux les empêchés, au réseau de la Lecture publique auquel leur fonction les fait appartenir. Elle leur a proposé un questionnaire pour les stimuler. Et le dialogue s'engage : de l'une aux autres s'échangent les remarques sur leur investissement personnel dans la lecture, leur position de bibliothécaire, mais aussi (surtout peut-être) sur les conditions particulières, les complications liées à la détention en maison d'arrêt et sur cette formation, ses apports, ses limites, ses ouvertures possibles sur un avenir, après....

    • Jacqueline Benichou-Lévy : Avant d'être à Fleury, vous fréquentiez les bibliothèques ? Avant ?
    • O. - Je fréquentais la bibliothèque de ma ville, mais pour les CD. Ce qui est intéressant, c'est l'audiovisuel et les images.
    • A. - Moi aussi, j'allais emprunter des disques.
    • D. - Oui, mais il y a des livres pour apprendre. On vient avec l'école. Mais quand je m'ennuie, ce n'est pas le premier lieu auquel je pense.
    • B. - Moi, avant, je ne connaissais pas du tout.
    • S. - Moi j'ai été étudiant, j'allais demander des livres dont j'avais besoin. Ici, je découvre des livres que je n'aurais jamais lus. Je découvre aussi le prêt direct, je ne connaissais que le prêt indirect. Ici, la bibliothèque est un endroit pour réfléchir à d'autres choses qu'à l'extérieur.
    • M. - Moi, je suis tout neuf. Avant, je ne connaissais pas du tout. Je travaillais du lundi au dimanche, 14 heures par jour. Ça ne me laissait pas le temps.
    • Ab. - Moi, j'ai beaucoup fréquenté la bibliothèque. Chez moi, il n'y avait pas de livres ; mes parents ne parlaient pas français, mais ils m'ont inscrit à la bibliothèque ; j'ai appris à aimer les livres. Dans ma cité tout le monde ne va pas à la bibliothèque, mais moi, j'étais tout près : j'allais, et mes parents venaient me chercher. Et puis, c'est gratuit !
    • J. - Moi, quand j'étais môme, la bibliothèque était froide, le sol, c'était du parquet et il ne fallait pas faire de bruit. Après, on en a construit une près de chez moi et j'ai pris plaisir à y aller ; c'était chaud, l'hiver, on pouvait écouter de la musique, il y avait des expos, c'était un lieu de rencontre, mais pour être franc, la lecture c'était pas mon fort. Ici, je m'y suis mis un petit peu...
    • P. - Moi, je ne la connais qu'en prison. Je n'ai jamais lu avant.
    • J B-L - Et, après, vous continuerez à y aller ?
    • P. - Non ! C'est la vérité. Je n'aurai pas l'occasion. Mais ici, je lis énormément, c'est un fait. D'abord je lis pour m'évader. Ici, j'adore lire. Un livre, je le lis d'un trait ; je lis à peu près un livre par jour.
    • J.B-L. - Votre fonction de bibliothécaire, ici, comment la voyez-vous ?
    • J. - Je découvre que c'est un métier, ce n'est pas facile à faire.
    • A. - Ici, ça permet de voir du monde, c'est un lieu d'échange, on parle, de tout. Et aussi, il y a beaucoup de cultures.
    • P. - Je suis content d'être à la bibliothèque. Je vois beaucoup de gens.
    • S. - J'ai connu des bibliothèques où ce n'était pas comme cela ! La bibliothécaire, c'était quel-qu'un que l'on n'approchait pas comme ça ! Ici, en prison, c'est le contraire : la bibliothèque est un endroit très convivial. Comme bibliothécaire, on a aussi un rôle d'écoute, auquel on ne s'attend pas. Les gens viennent pour parler ; il faut prendre le temps de les écouter. C'est un lieu de parole.
    • M. - L'échange se fait aussi beaucoup entre lecteurs : Tiens ! Moi j'ai lu ça, c'est bien!
    • J.-P. - C'est lié à la prison : ici, on parle à des gens auxquels on ne parlerait pas au dehors.
    • B. - Et puis on rencontre beaucoup d'autres cultures.
    • A. - En fait, c'est un métier de communication. On doit accueillir, écouter, conseiller, aider...
    • J.B-L - Quelles tâches préférez-vous ? ou celles que vous n'aimez pas ?
    • M. - Ce que je préfère, c'est le prêt : recevoir les lecteurs.
    • A. - Moi, j'aime bien ranger les livres.
    • O. - Le plus barbant, c'est le ménage ! Il faut le faire chaque semaine !
    • S. - Le pénible, c'est de supporter la Dewey !
    • J.B.L. - Qu'est-ce qui est difficile, en prison ?
    • A. - C'est de faire venir les lecteurs ! Nous devons constituer des listes, en indiquant pour chacun sa cellule, et il faut tenir compte des départs et des changements de cellules qui sont fréquents ici ! C'est comme dans un hôtel : le planning des cellules est comme un planning des chambres dans un hôtel.
    • J. - Et pour les lecteurs, c'est tout un périple, pour venir ! Il faut faire attention à ne pas partir en promenade, attendre que l'on vienne ouvrir la cellule, quand on ne vous oublie pas, descendre en groupe, etc.
    • M. - Ce qui semble difficile, c'est simplement l'information : beaucoup écrivent à la bibliothèque, demandant à être appelé, mais il y en a toujours qui, deux ou trois mois après leur arrivée, ne savent toujours pas qu'il y a une bibliothèque où l'on peut aller...
    • J.P. - Pratiquement, les lecteurs viennent en moyenne tous lesquinze jours. Et les statistiquesvarient selon les bâtiments : entre30 et 40 %, parfois 70 %. Beaucoupviennent d'abord pour sortir deleur cellule ! Aussi, pour rencon-trer les autres et pouvoir parler.Mais il y a de vrais lecteurs, et ceuxqui y prennent goût.

    Vignette de l'image.Illustration
    Liralombre

    • Ab. - Ce qui est difficile, c'est de ne pouvoir répondre à des demandes qui paraissent essentielles : par exemple, les dictionnaires ! Il en faudrait beaucoup. pour ceux qui ne connaissent pas bien le français. ou ceux qui ont besoin de comprendre les mots qu'ils ne connaissent pas, ou pour faire leur courrier.
    • An. - Du fait du grand nombre de cultures, il faudrait beaucoup plus de livres en langues étrangères, en beaucoup de langues ! Du russe, du chinois, du turc. etc.
    • O. - Conseiller les lecteurs, c'est parfois bien difficile, nous ne connaissons pas assez les livres.
    • P. - Ce que nous devons faire, c'est essayer que personne ne soit tout à fait déçu. Notre but, c'est qu'à celui qui n'a pas du tout l'expérience de la lecture, nous arrivions à lui donner envie.
    • J. B-L. - Et cette formation qui vous réunit une fois par mois, qu'en pensez-vous ?
    • A. - Ce qui est important, c'est le fait de nous rencontrer, de pouvoir discuter de nos conditions de fonctionnement, de nos difficultés. Le côté convivial de ces journées correspond bien au côté convivial de nos bibliothèques.
    • M. - Ce qui est le plus intéressant, ce sont les personnes qui interviennent, qui sont pour nous un lien avec l'extérieur.
    • B. - Ce que nous voudrions, c'est que ce soit validé, reconnu. Nous nous investissons beaucoup dans notre travail. Il faudrait que cela nous serve, après. Pour certains, ils auraient besoin que cela puisse déboucher sur quelque chose, à la sortie...

    Ainsi parlent ces bibliothécaires : ils accomplissent une tâche souvent complexe, en raison des contraintes de la maison d'arrêt ; leur rapport personnel à la lecture est certainement changé par leur fonction. Leur souci du non-lecteur et leur efficace ingéniosité sur ce plan justifient largement la responsabilité qui leur est donnée, reconnue par l'administration pénitentiaire qui accepte cette responsabilité : leur attention à l'accueil de leurs lecteurs fait de leurs bibliothèques ces lieux de convivialité que soulignent leurs propos. Le guide du lecteur réalisé avec eux comporte cette phrase, dont ils sont les auteurs : « La bibliothèque est un lieu d'amitié, de respect mutuel et de tolérance. »

    Il nous faut toutefois ajouter que maintenir un tel fonctionnement, dans les contraintes rigides d'une maison d'arrêt (les conditions sont tout à fait différentes dans les prisons où les condamnés accomplissent leur temps de détention) est une charge assez lourde pour les bibliothécaires professionnels dont la fonction est indispensable. Leur action d'organisation, de soutien et de formation de ces détenus classés auxiliaires bibliothécaires traduit dans la réalité l'extension du service public de la lecture à ces lecteurs empêchés. Quel que soit leur statut, mis à disposition par les BM, les médiathèques, les BDP, ou oeuvrant (comme c'est le cas à Fleury) dans le cadre d'une association mandatée, leur présence en prison est nécessaire. Il faut dire, aussi, avec force, que pour qui aime la rencontre des lecteurs, c'est un mode de travail original, particulièrement enrichissant, qui revigore singulièrement le sens du mot service public. À bon entendeur... +