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Du caritatif au militantisme, du militantisme au service public

1998
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    Du caritatif au militantisme, du militantisme au service public

    Par Gérard Brugière, Direction de l'administration pénitentiaire

    En 1983, Isabelle Jan remettait un rapport sur l'extension de la lecture publique aux hôpitaux, prisons comités d'entreprise.

    Concernant les prisons, elle préconisait la mise en place du libre accès et le soutien aux ateliers d'écriture.

    Il faut noter qu'alors aucun établissement pénitentiaire n'offrait un accès direct aux livres des bibliothèques et que toutes les personnes incarcérées devaient choisir à partir de catalogues circulant de cellule en cellule.

    À partir du moment où le ministère de la Culture, en l'occurence la Direction du livre et de la lecture, conduite par Jean Gattégno, s'est engagé dans l'intervention auprès de personnes à l'écart de toute pratique culturelle, le ministère de la Justice a organisé le développement de programmes culturels dans les établissements.

    Avec l'appui du ministère de la Culture, on est ainsi progressivement passé d'une approche à caractère caritatif, l'écrit envisagé comme support à une pratique religieuse ou à une éducation morale avec en regard une censure plus ou moins forte selon les époques, à une approche militante, fondée sur les notions de droit à la culture et de volonté d'élargissement des publics. Il faut attendre 1975 pour voir apparaître dans le Code de procédure pénale une libéralisation de l'entrée et de la sortie des écrits, et 1985 pour qu'il intègre les normes favorisant le développement des bibliothèques : accès direct (selon les possibilités locales...) et choix le plus diversifié possible.

    Si un premier protocole d'accord définissant les orientations politiques et un cadre de référence est signé avec le ministère de la Culture en 1986, ce n'est qu'en 1992 qu'est rédigée une circulaire traduisant une volonté d'instituer, dans l'ensemble des prisons, un service de lecture le plus proche possible de ce qui existe au dehors. Elle instaure la restructuration des lieux afin de garantir une possibilité de lecture sur place, l'accès direct, l'augmentation des horaires d'ouverture, la diversification des fonds et l'accompagnement de l'offre, enfin la nécessité d'un budget régulier et d'une intervention de bibliothécaires professionnels à partir de conventions avec les Directions régionales des affaires culturelles et les collectivités territoriales Beaucoup de choses ont changé en 15 ans : les 3/4 des bibliothèques sont en accès direct et des crédits apparaissent sur le budget de l'administration et non plus sur celui des « associations socioculturelles » présentes dans chaque établissement.

    Le Code de procédure pénale, dans sa version révisée de 1998, prend acte de cette évolution, institue la généralisation de l'accès direct et régulier des détenus à l'ensemble des documents et préconise la présence d'un bibliothécaire pour assurer les achats, pour former et encadrer les détenus auxiliaires de bibliothèque qui assurent la gestion quotidienne.

    Énoncé de données réglementaires, amélioration des équipements lors de la réhabilitation ou de la construction d'établissements, incitation à la sensibilisation des personnels lors de sessions de formation continue : l'évolution de ce dossier semble positive.

    Pourtant, de grands établissements n'ont jusqu'à présent pas pu mettre en place ce service de base, les bibliothèques des maisons d'arrêt de Loos-les-Lille, Fresnes, Lyon, Villefranche-sur-Saône, Toulouse ou Villeneuve-les-Maguelone ne fonctionnent pas encore en accès direct, et seulement 32 % des établissements bénéficient de l'intervention d'un bibliothécaire.

    Il reste donc à passer d'une phase d'exploration à une phase de généralisation, à intégrer ce service de lecture dans la vie ordinaire de la prison et dans les missions ordinaires des bibliothèques de lecture publique, à sortir d'un budget résiduel et de l'idée répandue que le travail à mener en prison est une mission supplémentaire. Cette charge nouvelle jusqu'à présent assurée, en proportion importante de manière bénévole, fait intégralement partie des missions de lecture publique.

    De manière plus générale, l'ouvrage de Claudie Tabet, La bibliothèque hors les murs, traduit parfaitement ce caractère encore marginal de la prise en compte de ces notions fondamentales de la lecture publique qui constituent les politiques de développement de la lecture. On n'est pas encore sorti de l'expérimental et du militantisme de quelques élus locaux, bibliothécaires ou écrivains.

    Ici, le véritable problème n'est évidemment pas administratif mais culturel. Le manque de définition administrative et claire des compétences relatives à la prise en charge du développement des pratiques de lecture en prison, sur le terrain de chaque établissement et de chaque bibliothèque, n'est que le reflet d'un évitement, résurgence d'une idéologie expiatoire qui ne s'avoue pas comme telle.

    Proclamer le droit à la culture pour tous ne suffit pas. Faire passer une culture de la culture au ministère de la Justice et une culture de la justice dans les institutions culturelles ne se décrète pas. Il faut susciter un travail de réflexion sur la création artistique avec les établissements pénitentiaires, et sur le sens de la peine avec la société toute entière.

    Si cette réflexion n'a pas lieu, c'est que, les enjeux sociaux de la création artistique et de la culture sont envisagés de manière réductrice, utilitariste et à court terme, et que, d'autre part, la prison dispose encore, malgré l'apparition de peines alternatives, d'un monopole imaginaire de la peine qui freine son évolution. Les actions culturelles et artistiques peuvent faire évoluer cet état de chose côté prison, puisque sans l'aborder de façon frontale elles mettent au travail sa représentation (la presse rend visible la prison mais ne fait souvent que l'enfermer dans son image, les actions culturelles la rendent lisible et permettent un travail pour le lecteur). À l'intérieur même de la prison, ces actions permettent toutes un travail sur des langages » et par là même une réflexion sur le rapport à l'autre et à la loi.

    Elles peuvent aussi faire évoluer le côté culture, puisque se rencontrent ici toutes les contradictions inhérentes aux politiques culturelles menées depuis plusieurs décennies : cloisonnement entre enseignement et culture, faux débat entre socioculturel et culturel (c'est la force de proposition artistique de l'intervenant qui fait la différence), et non-définition des compétences des partenaires.

    La responsabilité sociale des institutions culturelles, mais aussi sociales, éducatives ou autres, doit d'autant plus les inciter à investir la prison que là sont rassemblés tous les maux. Réfléchir sur les enjeux, c'est, bien entendu, aborder les questions relatives aux lecteurs réels ou potentiels.

    Même si certaines ont déjà des habitudes culturelles qu'il s'agit de prendre en compte, les personnes incarcérées sont en grande majorité dans un état psychologique, physique, social de plus en plus précaire. 80 % d'entre elles sont d'un niveau scolaire inférieur à la 5e, 39 % des entrants se situent en dessous du seuil de lecture fonctionnelle défini par un test similaire à celui proposé depuis 1991 à tous les conscrits et 20 % des détenus lisent très difficilement les mots ou la phrase.

    Moins de 30 % des entrants ont un emploi et non seulement les pauvres entrent plus souvent que les riches en prison, mais en outre ils en sortent plus difficilement après une période de détention plus rigoureuse (Pauvretés en prison, rapport au Garde des Sceaux, A.M. Marchetti, 1995). Dans le domaine de la lecture, les chiffres indiqués plus haut font apparaître immédiatement que la politique à mettre en oeuvre a deux composantes : l'apprentissage et le développement des pratiques. La frontière entre les deux n'est cependant pas évidente. Lorsqu'il s'agit d'adultes ou de jeunes adultes, le problème n'est pas l'apprentissage mais le réapprentissage. Il faut donc réfléchir aux moyens de susciter un nouveau rapport à la culture, à l'art, à la formation.

    Ceux qui ne lisent pas, est-ce parce qu'ils n'ont pas pu apprendre ? Pour certains, oui.

    Est-ce parce qu'ils n'ont pas trouvé de sens au fait d'apprendre ? Sans doute. N'est-ce pas parce qu'ils n'ont jamais rencontré quelqu'un dans un livre, pas même eux ?

    Les personnels de l'Éducation nationale intervenant dans chaque établissement pénitentiaire ont besoin de travailler dans le cadre d'un projet culturel large, avec les services socio-éducatifs et les institutions culturelles extérieures, beaucoup d'entre eux attendent un fonctionnement professionnalisé des bibiolthèques et un accompagnement « culturel » de l'offre de lecture.

    Le travail avec un écrivain dans un atelier d'écriture, avec un comédien dans un atelier de lecture à haute voix, avec un bibliothécaire dans un cercle de lecture, a l'intérêt d'être hors référence scolaire. Ce ne sont ni des éducateurs, ni des professeurs, ni des thérapeutes ; mais, en particulier pour les deux premiers, leur relation singulière à la langue leur permet de travailler à la frontière de l'intime et de l'environnement social. C'est ce lien entre la construction personnelle et le développement d'une relation sociale qui donne toute sa place au livre dans une politique de réinsertion.

    La pratique de l'écriture ou de la lecture à haute voix peut être l'occasion d'un intérêt nouveau pour la lecture. Ce sont ces occasions qu'il faut multiplier. Dans ces ateliers, l'écrit devient sensible, l'écrivant est concerné puisqu'il pratique.

    Quant au développement des pratiques, le problème réside dans la faiblesse de l'offre quantitative et qualitative, due au manque d'accompagnement : simples dépôts, suivi non régulier et non professionnel, difficultés de formation des détenus auxiliaires de bibliothèque...

    » Voilà pourquoi l'intégration de la lecture en prison dans la sphère normale de la lecture publique est essentielle. D'abord pour des raisons pragmatiques : seules les collections locales peuvent constituer une offre variée et renouvelée pour les détenus lecteurs, seules les bibliothèques locales ont du personnel qualifié capable d'assurer la formation des détenus bibliothécaires. Ensuite pour des raisons de principe qui visent, au-delà des effets immédiats, à imposer une conception profonde et complète de l'égalité devant l'accès à la lecture. Les premières sont de nature technique, les secondes sont de nature politique et morale. Les unes et les autres engagent les décideurs et l'ensemble des acteurs... » Michel Melot, alors président du Conseil supérieur des bibliothèques, discours de clôture des rencontres sur la lecture en prison, 1995.

    Une loi sur la lecture publique est en préparation : il faut espérer qu'elle permettra une clarification des compétences entre l'État et les collectivités territoriales en matière de développement de la lecture.

    En quinze ans, on n'a pas pas été capable de dire qui payait les bibliothécaires intervenant en pri-son ? L'État ? Le ministère de la Cul-ture dans le cadre de ses missions ?Le ministère de la Justice qui a encharge les personnes incarcérées ?Les collectivités locales dans le cadred'une politique de la lecturepublique décentralisée et d'une véri-table politique de réinsertion. Labibliothèque de la prison doit-elledevenir une annexe de la biblio-thèque municipale ou départemen-tale (selon que l'établissement setrouve dans une ville de plus oumoins grande importance) ?

    Je voudrais terminer sur une note plus positive : les conventions se multiplient malgré ce flou administratif, en particulier là où les Agences régionales de coopération entre bibliothèques ont pu garantir un suivi des actions. Dans certaines régions des sessions régulières sont organisées entre les personnels pénitentiaires, les enseignants, les bibliothécaires, les intervenants écrivains et comédiens. Le travail effectué, quand il est de qualité et pratiqué dans la durée, est valorisant pour tout le monde : détenus, intervenants, élus, administrations.

    Dans certaines petites maisons d'arrê, le taux de lecteurs réguliers peut atteindre 70 à 80 % et il n'est pas rare de voir des personnes illettrées assister assidûment à des cercles de lecture ou à des séances de lecture à haute voix et parvenir enfin à la découverte des textes.