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Georges Bataille au cabinet des Médailles de la Bibliothèque national

1998
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    Georges Bataille au cabinet des Médailles de la Bibliothèque national

    Par Laurent Henrichs, Bibliothèque universitaire de Grenoble

    Georges Bataille fut nommé à la Bibliothèque nationale peu de temps après la fin de ses études à l'Ecole des chartes. Il fit un bref séjour au département des imprimés, puis intégra le cabinet des Médailles le 15 avril 1924. Il y exerça jusqu'en février 1930, soit cinq ans et demi, et les circonstances de son départ ne sont pas élucidées. De cette période, des textes au statut fort différent témoignent. La lecture de pièces d'archives permet d'avancer qu'il s'agit d'une étape déterminante dans sa formation. Ce qui frappe immédiatement dans les documents mentionnés, c'est le prodigieux savoir historique qu'avait très vite acquis Bataille, son aptitude à faire revivre les civilisations les plus diverses, en marquant, ce qui le distingait déjà, la ruine attachée aux plus hautes réalisations de l'esprit ; et cela, avant même que la lecture des philosophes, en particulier de Hegel, lui en eut pour ainsi dire donné la confirmation théorique.

    Il est certain que son séjour en ce lieu l'a vivement impressionné. A feuilleter Les Larmes d'Eros, son dernier ouvrage, on constate qu'il avait gardé une exacte mémoire des documents de l'Antiquité qu'il avait eus sous les yeux, manipulés et commentés presque 40 ans auparavant. Ces témoignages de l'histoire humaine l'occupent d'une manière particulière : non pas en tant qu'éléments d'une série illustrative plus ou moins continue, mais plutôt pour leur nature énigmatique, mixte d'image et de texte, dont la signification n'apparaît qu'au terme d'une patiente recherche. Précisons donc à cet égard l'originalité du cabinet des Médailles et la fonction du conservateur qui y exerce.

    De l'originalité du cabinet

    On peut débattre à l'infini pour savoir si ce département relève de la bibliothèque ou du musée, ou s'il participe des deux. Des éléments de réponse sont à chercher du côté du devenir historique des collections privées et publiques, de la fonction des musées d'amateurs à la Renaissance et bien évidemment dans le destin des collections réunies par les rois de France. Retenons pourtant que, dans les rassemblements hétéroclites de ceux qui entendent faire revivre l'Antiquité, le livre n'est pas en position absolument éminente. Il est, au même titre que les pierres gravées et les monnaies, un moyen destiné à faire surgir quelque chose des vestiges. D'un autre côté, les objets muséaux sont aussi des textes. Parvenir à les lire et à les interpréter requiert des compétences historiques et linguistiques diverses et étendues. Or si Bataille est assurément un «homme du livre il se révéla d'emblée un antiquaire averti, spécialiste d'une discipline ardue : la numismatique orientale.

    A quoi est-il confronté à son arrivée en 1924? Celle-ci coïncide à quelques mois près avec la disparition d'Ernest Babelon, conservateur du cabinet durant trente deux années. C'est la fin d'un règne et celle d'une époque. Bataille en participe encore à maints égards, dans la mesure où ce temps est encore marqué par l'universalité du savoir portant sur tous les lieux et tous les types d'objets. On le découvre à la lecture d'un mémoire destiné à l'administrateur général, établissant un projet de repliement des collections les plus précieuses en cas de conflit armé. Un tel rapport ne pouvait être établi que par une personne disposant d'une vue d'ensemble sur la totalité de celles-ci. La division du travail et l'extrême spécialisation qui est de règle aujourd'hui n'avaient pas cours.

    De nouvelles dispositions réglementaires sont pourtant prises qui distribuent rigoureusement les tâches. Ainsi Bataille se voit-il confier la révision des inventaires des monnaies étrangères avec récolement général. Par déduction, on entrevoit la hiérarchie des valeurs conférées aux différentes séries et la nature de son travail. Il eut très vraisemblablement en charge l'ensemble des monnaies modernes des pays autres que la France et les collections du domaine oriental. Avec cette charge, il héritait pour ainsi dire de la «part maudite du moins du parent pauvre de la numismatique. Et s'il n'accomplit pas cette tâche dans une complète solitude, il dut néanmoins s'aventurer en terre inconnue.

    Peut-on présenter clairement la numismatique orientale ? Bataille s'y efforça dans un exposé rédigé pour le Guide du visiteur, paru en 1929.

    Première distinction: les monnaies orientales doivent être divisées en deux grandes catégories. Il faut placer dans la première tout le monnayage qui continue celui des Grecs dans les pays soumis aux musulmans et dans l'Inde. Dans la seconde, celui de la Chine et des pays voisins dont l'origine est indépendante.

    Premier commentaire : dans un cas, on s'occupe d'objets présentant une parenté avec un type archi-connu, à savoir un objet métallique de forme ronde, portant sur une de ses faces au moins une représentation et une légende. Dans l'autre, les formes sont extravagantes : on trouve ainsi des couteaux et des bêches.

    Insistons un peu : pour un sujet de culture européenne, la circulation des biens est liée de façon quasi-naturelle à des objets métalliques, produits de l'activité artistique et instruments de propagande, qui vont quotidiennement de main en main et de poche en poche. Le monnayage d'Extrême-Orient révèle une fracture dans la prétention de ce système à l'universalité. Quant au monnayage dérivé des formes symboliques classiques, on soulèvera à son sujet deux questions.

    • D'abord, l'imitation systématique des formes existantes par les nouveaux souverains pendant une période souvent fort longue. Ainsi, le début des séries orientales peut-il être pensé à partir de l'abandon du grec, rupture bien postérieure à la défaite militaire des Héllènes. Ceci alimente la réflexion du numismate et plus généralement celle de l'historien de l'art.
    • Ensuite, il faut affronter une sorte d'ambiguïté. Dans l'introduction au Guide, Bataille précise que les monnaies sassanides de la Perse n'ont pas été comprises parmi les orientales. Puis, lorsqu'il traite des monnaies musulmanes, il indique que l'on trouve dans cet ensemble, des monnaies sassanides avec de courtes inscriptions en arabe. L'explication relèverait aussi de la théorie de l'imitation. Les monnaies sassanides - je cite Bataille - ont, du point de vue de la numismatique orientale, une importance de premier plan, du fait que les khalifes arabes, après en avoir servilement imité le type, en ont gardé les caractères généraux dans leurs dirhems d'argent. Il Il faudra y revenir ultérieurement pour tenter de saisir la signification qui entraîna Bataille à s'attacher un moment à cette problématique. A cette fin, un détour par des conditions plus matérielles s'impose.

    Il n'est pas excessif d'avancer que les collections orientales de la Bibliothèque nationale ont longtemps été délaissées, voire dédaignées. Dans cet ensemble hétérogène, la numismatique musulmane a pourtant acquis un statut privilégié, qu'on peut rapporter au développement des études orientalistes en France au XTXesiècle. Les monnaies arabes sont essentiellement épigraphiques, ce qui en fait des auxiliaires extrêmement précieux pour la connaissance de cette culture.

    Le fait avait été souligné par Henri Lavoix, seul orientaliste conservateur du Cabinet de 1890 à 1892, et auteur du Catalogue des monnaies musulmanes de la BN. A cette relative prédominance du monnayage musulman s'ajoutent d'autres difficultés. Nous en signalons deux évoquées par un autre spécialiste, Jacques de Mor-gan: la dépréciation générale des séries orientales lorsqu'elles ne se relient pas à l'histoire dite classique et la difficulté de trouver des collections dignes de ce nom ; la question linguistique : le grec continue à circuler sous forme écrite alors que les langues indigènes qui n'ont jamais cessé d'être parlées, ont retrouvé leur place officielle.

    La compétence de Bataille

    Quel travail Bataille a-t-il effectué sur ces collections ? Signalons d'abord que nous avons la chance de disposer, au moins pour les années 1927 à 1929, de rapports mensuels d'activité où il recense ses travaux. Il faut aussi reconnaître que les années 1925 à 1930 ont été fastes pour les orientalistes. Les inventaires enregistrent l'arrivée de nombreux dons, au premier rang desquels on doit mentionner les monnaies découvertes par la Mission archéologique de Perse. Le don Hackin, directeur du musée Guimet, de monnaies de la Bactriane en 1926 est également notable. De cette découverte, Bataille tire en effet ses Notes sur la numismatique des Koushans et des Koushans shahs sassanides, publiées dans la revue Aréthuse.

    Il faut ici introduire quelques considérations techniques et décrire sommairement l'ensemble des opérations réalisées par un conservateur qui, à partir d'un lot hétéroclite, constitue un ensemble ordonné et rend ainsi possible l'accès public à chaque objet individualisé :

    • D'abord l'inventaire. C'est l'inscription dans un registre, qui suppose un premier dénombrement accompagné d'une lecture assez précise, pour que soit consignée la mention du type et de la légende au droit comme au revers.
    • Le catalogage délivre ensuite une fiche d'identité complète du document. Le degré de difficulté varie selon les objets. Dans le cas des monnaies orientales, la confection d'une fiche peut représenter trois fois le temps d'une fiche ordinaire.
    • Enfin, le classement, qui peut être dissocié en deux parties. On intègre les pièces aux séries existantes, on procède à leur rangement matériel. Tâche non négligeable. En 1928, Bataille signale qu'il travaille à un plan prévoyant des changements d'emplacement pour les collections des monnaies étrangères, musulmanes et d'Extrême-Orient et des jetons français et étrangers.

    Il me semble important d'insister ici sur l'extrême compétence historique et linguistique de Bataille. Dans sa biographie, Michel Surya a évoqué son initiation au chinois et au tibétain, lors de son passage à l'Ecole des langues orientales. Au regard du travail accompli, on doit supposer qu'il possédait une maîtrise plus ou moins grande de langues aussi diverses que l'arabe, le pehlvi, le japonais et le coréen et d'écritures comme le kharosthi. Il est certain que la connaissance bataillienne de l'Orient n'est pas celle d'un dilettante, il s'est réellement immiscé dans ces diverses civilisations.

    Mais à célébrer ainsi la performance individuelle, on oublierait un trait distinctif de l'activité au cabinet des Médailles, à savoir la collaboration entre l'usager du département et le fonctionnaire qui a la garde du patrimoine. Toute consultation impose impérativement la présence de ce dernier. « Un tel régime, notait Babelon, exige de la part des employés à tous les degrés une assiduité et une régularité absolue. » Cela dit, il est évident que des liens se tissent dans le processus de la recherche. On peut même prétendre que le chercheur et l'employé s'instruisent l'un l'autre.

    Bataille noua ainsi des liens avec des personnalités du monde scientifique. Comme Le Hardelay, en compagnie duquel il classa un don important de monnaies italiennes. Mais son principal soutien dans l'exploration du monde oriental est le colonel Maurice Allotte de La Füye. Son nom est cité dans l'article sur la numismatique des Koushans. En dehors de ce texte, Bataille n'en fait jamais mention. Mais leurs rencontresfurent fréquentes, comme en témoigne unregistre conservé parmi les manuscrits dudépartement. C'était un personnage aty-pique, qui consacra l'essentiel de ses loi-sirs à la connaissance de civilisations mépri-sées par des chercheurs dominés parl'esthétisme et le conformisme du bon goût.On lui doit d'importants travaux sur le clas-sement des monnaies de certaines dynas-ties de l'Orient.

    A son contact, Bataille développa certainement des dispositions qui furent reconnues comme exceptionnelles. Ainsi en 1927, Dieudonné pouvait-il écrire de lui : -c'est un excellent travailleur dont le défaut est d'être un peu étourdi et brouillon, mais très précieux pour répondre au public savant au sujet de nombreuses séries qui, sans lui, resteraient muettes

    Qu'en est-il de cette faculté de lire, de décrypter, d'interpréter ? Sans l'intervention de celui qui la détient, nous ne serions confrontés qu'à des choses, dont nous percevons bien sûr la nature de signe, mais demeurant figées dans le mutisme. Il y aurait donc un savoir d'un type particulier qui ouvre ces objets au monde de la parole. Est-ce une habileté prononcée, une aptitude pour la traduction ou un sens intuitif et aigu de l'histoire ? Ceci reste assez mystérieux tant qu'on n'a pas réinterrogé ces notions : histoire, monument et document.

    Il n'est pas aisé au premier abord de distinguer ces deux derniers concepts dans la mesure où chacun semble remplir une fonction identique : inviter à la remémoration. Ils n'opèrent pourtant pas de même façon. Le monument est souvent érigé, il se dresse en tout cas comme un impératif : ici, il faut s'arrêter, marquer une pause en vue de reconstituer ce qui s'est défait. Et cet appel se double aussi d'une incitation : il faut vénérer ou révérer ce dont le monument a gardé l'effigie.

    Si le document est lui aussi trace, il semble que quelque chose ait changé dans le statut de l'objet. Comme s'il avait déchu. Ainsi l'historien qui use de documents doit-il en premier lieu se détourner de l'évocation prestigieuse pour attacher son regard à des pièces apparemment triviales et dépourvues de signification. La liste en serait trop longue à établir, mais on en trouve un inventaire dans l'introduction à l'Archéologie du savoir de Michel Foucault. On aura reconnu au passage que la confrontation monument/document lui était empruntée et il faudrait citer chacune des formules percutantes par lesquelles il affronte le lien entre histoire et archéologie.

    Pour revenir aux capacités interprétatives de Bataille, il paraît judicieux de faire un retour sur deux principaux articles qu'il publia dans Aréthuse. Les deux furent perçus comme ce qu'ils visaient à être : parfaitement sérieux, dignes d'un homme de science. Ils diffèrent pourtant fondamentalement. Celui qui porte sur la numismatique des Koushans m'apparaît quasiment illisible, bien que tout y soit articulé avec soin. On y mesure surtout une aptitude splendide à se tenir au plus près du document et à s'introduire dans le discours de la science,nommément historique. Dans le mêmemoment, on se perçoit exclu. La science sefait pour ainsi dire sans nous, nous ysommes de trop.

    L'article consacré aux monnaies des grands Moghols ne provoque pas cette impression d'étrangeté radicale. Sous l'aridité scientifique affleurent des motifs d'écriture : souveraineté, dérèglement, ivresse, cruauté qui vont faire résurgence plus violemment dans l'oeuvre à venir.

    Quelque chose a donc bougé dans ces années-là et l'on entrevoit ce qui a décidé Bataille à ouvrir un autre espace d'écriture intitulé précisément Documents. La différence de ton y est à l'évidence énorme. Mais que porte-t-il à son accomplissement qui ne pouvait avoir droit de cité dans Aréthuse ? C'est à mon sens une notion assez singulière de l'histoire, si exacte dans son emportement que personne initialement n'en prît ombrage. C'est en tout cas le manifeste de l'impossibilité de réduire l'Orient à un moment de l'odyssée de l'esprit occidental.

    Ceci est particulièrement perceptible chaque fois que Bataille témoigne de sa passion pour les Sassanides, qui mirent au sens propre l'Occident à genoux.

    Tenter de comprendre en effet la singularité orientale, en particulier celle de la Perse, comme un épisode de l'universalité du modèle grec, ne peut conduire qu'à des confusions, voir des aberrations. On en trouve trace tout au long de l'histoire des collections. Ainsi le terme "musulman" employé par Dieudonné s'apparente-t-il à « non-européen ». Comme si l'Orient n'existait en tant que tel qu'après les conquêtes islamiques. Le classement contemporain des monnaies traduit aussi une forme d'embarras : si celle des Sassanides ont réintégré les fonds orientaux, celles de la Bactriane par contre, sont rangées avec celles de la Grèce. Peut-être faut-il lire ici comme l'ultime tentative d'une pensée profondément européocentriste, voir grécocentriste, de contenir ce qui la débordait et l'excédait.

    Bataille s'est attelé à une tâche énorme : reconstituer à partir de détails ténus recueillis dans une lointaine vallée de l'actuel Afghanistan, l'affrontement de multiples mondes. Par-là, il nous rend sensible la dimension agonistique de l'Histoire. Par-là, il nous rend aussi l'Orient présent, non plus comme un vague ailleurs, mais comme une puissance démultipliée, contre laquelle les Grecs viendront finalement échouer. Qui sait si ces victoires militaires n'ont pas aussi éveillé le désir d'en découdre sur un autre terrain avec l'ennemi de principe, l'idéalisme ?

    Toutes sortes de conclusions sont dès lors envisageables. La première qui me vient à l'esprit, d'un point de vue professionnel, est la suivante : il n'est certainement pas inutile à l'heure où le non-savoir (pas celui de Bataille évidemment) fait recette, de méditer cette expérience. Quoi qu'il ait écrit de l'aspect déprimant du labeur, Bataille s'est, dans la pratique, montré à la hauteur d'une exigence encore très actuelle. Conserver un patrimoine, c'est bien sûr prendre le relais dans une chaîne qui permet aux documents de subsister dans leur intégrité. Mais c'est aussi se révéler capable de remettre des objets en circulation qui, sans cette intervention, n'inciteraient qu'à une vague contemplation. De ce point de vue, Bataille excella...

    Bien sûr, au passage, il faut prendre au sérieux une masse de discours qui peuvent sembler stériles, de pure convention. C'est somme toute une expérience assez banale et à vouloir l'éviter à priori, on s'interdit toute issue.

    Il y a une analogie assez forte entre la position de Bataille et celle de Nietzsche se débattant avec la philologie. Bataille a-t-il voulu être ce philosophe de la connaissance tragique, qui ressent tragiquement que le terrain de la métaphysique lui est retiré et ne peut pourtant se satisfaire du tourbillon bariolé des sciences,, ?

    S'il éprouva cette tentation, il semble que son accomplissement exigeait qu'il désertât cette vieille citadelle de l'histoire où l'on avait entassé tous les trésors d'autrefois Souvenons-nous que dans cet entre-temps, il apprit aussi à jouer de ces figures édifiantes, avec lesquelles nous sommes toujours sommés de nous débrouiller.