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Evaluation des collections et plan de conservation

1999
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    Evaluation des collections et plan de conservation

    Par Philippe Hoch, Conservateur en chef bibliothèque municipale de Metz

    La journée d'étude que proposent aujourd'hui nos collègues alsaciens, dans une ville qui, sous les auspices de Gutenberg, fut - et reste, en dépit des destructions imputables aux faits de guerre - détentrice de richesses exceptionnelles, apparaît comme un signe parmi tant d'autres de l'intérêt de plus en plus soutenu que beaucoup de bibliothécaires et certains de leurs partenaires portent au patrimoine écrit. Longtemps ignorées en dehors du cercle étroit des spécialistes, les collections anciennes, rares et précieuses pour utiliser l'expression consacrée, font désormais l'objet de colloques, d'expositions dont l'importance et le nombre ne cessent d'augmenter, de savantes publications, quand elles ne sont pas présentées par l'image, le texte et le son à l'aide de cédéroms ou sur Internet. Le souci de leur « valorisation " paraît omniprésent - un séminaire a d'ailleurs été organisé sur ce thème à Orléans en 1997 - et l'on parle même des retombées économiques que, contre toute attente, pourrait avoir la médiatisation du patrimoine écrite (1) à l'instar des oeuvres d'art accrochées dans les musées ou des monuments historiques que visitent des foules compactes.

    Malheureusement, l'accent si volontiers placé aujourd'hui sur la mise en valeur des fonds précieux semble avoir pour fâcheuses conséquences une moindre attention portée à la conservation de ces mêmes collections et un relâchement des efforts qui devraient être consentis en permanence afin d'assurer leur transmission aux générations futures, comme l'exige du reste la notion même de patrimoine, arborée comme un emblème. Non seulement exposer - et la preuve en est administrée quotidiennement ou presque - détériore les pièces exhibées, quelles que soient les précautions prises, mais, de surcroît, l'intérêt témoigné à l'égard du patrimoine des bibliothèques sous la forme de manifestations plus ou moins spectaculaires semble parfois exclusif de tout autre engagement, notamment financier, en faveur de sa préservation.

    Il est clair que, en termes d'"image », procéder au dépoussiérage de quelques milliers de volumes, à la mise sous pochettes de documents en feuilles ou à la désinfection de locaux contaminés par des champignons ne permet pas d'espérer les mêmes effets médiatiques (quand ils existent) que la réunion temporaire de manuscrits à peintures, de dessins uniques ou encore de rares eaux-fortes. Dans bien des cas, il semblera plus aisé de convaincre les autorités politiques et administratives du prestige attaché à la révélation au public de pièces d'une haute valeur littéraire, historique ou artistique que d'entraîner leur adhésion à un plan pluriannuel de conservation, engageant pour plusieurs exercices budgétaires une ou des collectivités ou encore l'État, confrontés, le dernier comme les premières, au règlement de dossiers jugés plus importants.

    Un récent rapport invitait les bibliothécaires à se « recentrer sur « ce qui constitue l'essence même de leur métier (2) ». À la constitution des collections, visée par le Conseil supérieur des bibliothèques (3) , on pourrait ajouter le souci de leur conservation, à titre aussi bien préventif que curatif. Dans ce domaine, pourtant fondamental, tout reste très souvent à faire. D'où l'intérêt de porter au cas par cas un diagnostic sur l'état des collections et de leur environnement, et d'établir, afin de remédier aux carences qu'on aura constatées, un plan de conservation.

    Une telle démarche, dans son double aspect, demeure assez peu fréquente encore, du moins en France. On trouvera d'ailleurs un signe de son insuffisant développement dans la faiblesse quantitative de la littérature que consacrent à ce sujet précis (le bilan de conservation) les publications spécialisées hexagonales. On ne dispose guère, en effet, que de quelques pages - excellentes au reste - dispersées ici et là, entre bulletins et manuels.

    Peu nombreux, les plans de conservation dressés ces dernières années l'ont été, de surcroît, par des structures importantes, quand il ne s'agit pas de la Bibliothèque nationale elle-même, dont on connaît les plans de sauvegarde mis en place à la suite des rapports de l'inspecteur général Maurice Caillet (1979). On peut penser que ces institutions disposent de ressources appropriées, ou du moins sont susceptibles d'obtenir plus aisément que d'autres les moyens humains, techniques et financiers nécessaires à la réalisation de telles opérations. D'où, peut-être, à la lecture des comptes rendus qui en ont été livrés, un certain sentiment diffus d'irréalisme. Exigeants, coûteux, de tels plans ont-ils véritablement quelque chance de pouvoir être approuvés et appliqués dans telle collectivité endettée, dans telle université réclamant davantage d'amphithéâtres et de gymnases ? Beaucoup en doutent, remettant, du coup, à des jours meilleurs des projets destinés par avance à rejoindre le bas d'une pile de dossiers toujours impressionnante. En réalité, c'est parfois une situation d'urgence qui peut permettre de lancer un plan dont la mise en oeuvre a été trop longtemps repoussée.

    Sous la contrainte des situations d'urgence

    Tout se passe, en effet, comme si l'on s'ingéniait à attendre qu'un événement catastrophique se produise pour que des mesures adéquates soient enfin décidées. Ainsi, c'est trop souvent encore lorsque le bibliothécaire découvre, effaré, le tableau des dos de livres anciens recouverts de moisissures que, alertées, les autorités compétentes s'avisent de remédier à une humidité excessive en procédant à la réfection d'un bâtiment vétusté. Un exemple nous en est fourni par les travaux réalisés dans la « grande salle de la bibliothèque municipale de Troyes il y a une quinzaine d'années. La contamination du fonds (quelque 45 000 volumes) fut l'occasion, malheureuse sans doute mais qu'il fallait saisir, de rénover le site. Sa beauté ne fut pas étrangère à « la décision politique de débuter et de mener à bien les travaux », dont le montant s'éleva tout de même à près de 2 millions et demi de francs (4) .

    Non seulement les locaux furent réhabilités et placés aux normes, mais, bien entendu, les collections touchées bénéficièrent également d'un travail de mise en état de conservation, doublé d'une description des pièces envisagées du point de vue aussi bien de l'édition que des particularités d'exemplaire, sans omettre, cela va de soi, l'état matériel de chaque volume. D'autres expériences comparables pourraient être évoquées, vécues à la bibliothèque de l'Arsenal ou encore à la bibliothèque municipale de Metz.

    Chacun en conviendra : à une absence de programme, revenant à se soucier de la conservation « au coup par coup en cherchant à parer aux besoins les plus évidents, aux situations les plus nui-sibles (5) ilil convient de substituer une véritable politique de préservation, menée à l'aide d'un outil, le plan de conservation, lequel seul peut permettre, s'il est appliqué, de maîtriser une situation dont la complexité n'échappe à aucun bibliothécaire chargé de fonds anciens et précieux.

    La difficulté réside à la fois dans l'importance quantitative des collections entreposées et dans l'extrême diversité des supports qui s'y trouvent représentés ; double caractéristique que soulignait déjà, en 1982, le rapport Desgraves sur le patrimoine des bibliothèques. Nombreux sont les établissements où les livres anciens se comptent par milliers de volumes, quand il ne s'agit pas de dizaines, voire dans quelques cas de centaines de milliers. Quant aux dépôts d'archives, chacun sait que les documents y sont mesurés par kilomètres.

    À la masse des objets s'ajoute donc leur hétérogénéité, familière, elle aussi, aux professionnels chargés de leur gestion et sur laquelle Georges Fréchet insiste par ailleurs. Dans le chapitre de l'ouvrage collectif La Conservation qu'il consacre à notre sujet, Philippe Vallas analyse les principaux aspects de cette diversité : taille et forme des documents, supports et matériaux (parchemin, papier chiffon, papier à base de pâte de bois, cuir, métal, etc.), modes de fabrication (manuelle, artisanale, semi-industrielle, industrielle...). D'autres éléments doivent aussi être pris en considération : l'ancienneté plus ou moins grande des pièces (depuis les manuscrits du haut Moyen Âge jusqu'aux livres de la fin du XIXeou du xxesiècle), l'usage qui en est fait dans les bibliothèques (consultation, exposition...).

    Enfin, il va sans dire que les pièces entreposées se différencient également par leur état de conservation plus ou moins satisfaisant. On sait qu'à cet égard la commission présidée par l'inspecteur général Louis Desgraves brossait en 1982 un tableau extrêmement sombre de la situation. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici la conclusion du rapport :«[...] l'état du patrimoine de toutes les bibliothèques françaises est, sans aucune exagération, alarmant. Si des dispositions urgentes ne sont pas prises dans les plus brefs délais, ce n'est plus un plan de sauvegarde qu'il faudra mettre en place [comme à la Bibliothèque nationale], mais un plan de reconstitution des collections nationales, à supposer que les pertes prévisibles ne soient pas irréparables (6) . »

    Dix ans après, si l'on en croit Jean-François Foucaud, « une amélioration sensible du paysage patrimonial français » était perceptible : « L'état des fonds patrimoniaux conservés dans les collectivités locales est peut-être moins alarmant qu'on ne tendrait parfois à le croire (7) . " Philippe Vallas, déjà cité, ne partageait pas ce très relatif optimisme : « Les collections patrimoniales sont globalement dans un état alarmant, tel qu'une politique active de conservation, préventive autant que curative, est toujours nécessaire. " Et l'auteur estimait au quart, dans les bibliothèques françaises, la proportion de documents incommunicables en raison de leur mauvais état (8) .

    Des collections volumineuses, parfois considérables, hétérogènes à divers égards, dans un état matériel souvent déplorable : les motifs de découragement ne manquent pas. Pour surmonter ce sentiment et agir de manière efficace, il est nécessaire de procéder avec méthode, d'autant que « les tâches sont trop lourdes, trop diverses pour en faire l'économie (9) » et que les enjeux financiers apparaissent comme très importants. Les spécialistes le soulignent : le bibliothécaire aurait tort de penser que la connaissance, fût-elle approfondie, qu'il peut avoir de son fonds est suffisante en la circonstance. Cette familiarité ne porte en réalité jamais que sur un pourcentage plus ou moins élevé des volumes confiés à sa garde. Le hasard ne saurait donc présider à l'examen de leur état matériel, préalable à tout programme de conservation.

    L'évaluation globale qu'il convient de mener concerne tant les locaux que les collections qu'ils renferment. Bien des problèmes auxquels les conservateurs se trouvent confrontés trouvent leur origine dans l'insalubrité des bâtiments, parfois dans leur vétusté, ou encore dans les matériaux choisis pour leur construction. Les édifices les plus anciens ne sont d'ailleurs pas toujours ceux qui font courir les plus grands risques aux collections, au contraire ; comme le souligne Jean-François Foucaud, « béton et verre ne sont pas les matériaux les mieux appropriés à la conservation, en l'absence d'un système de climatisation souvent jugé trop coûteux Si dans les structures récentes un effet de serre est fréquemment constaté, en revanche « les bâtiments anciens ont, de par leur construction, une inertie hygrothermique plus favorable à la conservation des documents (10) » ; à condition, toutefois, que ces édifices soient entretenus comme ils devraient l'être, ce qui n'est pas toujours le cas. Des travaux de rénovation lourds peuvent se révéler nécessaires ; ainsi, pour citer un exemple lorrain, à la bibliothèque bénédictine de Saint-Mihiel, qui n'a pas quitté son site d'origine depuis le XVIIIe siècle, il a fallu refaire la toiture, mais l'installation d'un dispositif de chauffage se fait toujours attendre. Pendant ce temps, durant les rigoureux hivers meusiens, les manuscrits carolingiens sont au frais...

    Mais ce n'est pas le seul état sanitaire du bâtiment qui doit être évalué et contrôlé en permanence au moyen d'instruments adaptés, étalonnés de façon correcte et régulière. Notons seulement, sans y insister, que doit être mesurée en outre, avec toute la précision souhaitable, la capacité de stockage qu'offrent les locaux sans que les collections souffrent d'un entassement préjudiciable à leur préservation ou d'une disposition en double rangée, toujours périlleuse, sans parler de la solidité et de la propreté du mobilier.

    Venons-en aux collections elles-mêmes. Leur évaluation sera d'abord quantitative. On ne laisse pas d'être surpris par la diversité des chiffres circulant au sujet des fonds d'un même établissement, tout comme par leur imprécision, liée à celle des méthodes de comptage utilisées. Bien entendu, il ne saurait être question de dénombrer les volumes d'une bibliothèque en les manipulant un à un, sauf lorsque le fonds ancien est peu important (limité à quelques centaines ou quelques milliers de volumes), même si l'on connaît, ici ou là, quelques cas exceptionnels de collections très riches néanmoins comptabilisées pièce par pièce (ainsi à la bibliothèque municipale de Colmar, par exemple). En disposant du métrage linéaire des collections obtenu par le comptage des tablettes occupées, il est possible de parvenir à une estimation du nombre de volumes. Le petit manuel de la Bibliothèque nationale sur La Restauration des livres manuscrits et imprimés indique les ratios suivants : 50 volumes par mètre linéaire pour les ouvrages des XVIIeet XVIIIesiècles, 70 ou 80 volumes pour les collections du XLXe siècle, lesquelles incluent des brochures (11) . On devine sans peine l'avantage que présentent, dans la perspective d'un programme de conservation, des chiffres aussi précis que possible. Car le chiffrage de l'effort financier qui devra être consenti et le choix des techniques à mettre en oeuvre dépendent en partie de ces premières estimations.

    Les méthodes d'évaluation

    D'abord quantitative, l'évaluation des collections devrait être surtout qualitative et revêtir, dès lors, la forme d'un véritable diagnostic. Les experts ont mis au point différentes méthodes susceptibles d'être utilisées à cette fin, mais dont le choix sera fonction, en définitive, de l'ampleur du fonds sur lequel porte l'enquête.

    Méthode exhaustive

    La première, dite exhaustive, vise à faire subir à chaque unité de l'ensemble un examen plus ou moins rapide et à reporter sur une fiche - ou, mieux, à saisir sur un ordinateur portable - toutes les informations utiles, non seulement d'ordre bibliographique, mais aussi et surtout d'ordre matériel : cuir éraflé, coiffe arrachée, plat supérieur détaché, cahiers décousus, mouillures, voire moisissures... Jean-Paul Oddos a pratiqué cette méthode exhaustive lors de l'opération à laquelle on a fait allusion plus haut, produisant des « milliers de fiches-bordereaux accumulées en trois ans », dans lesquelles les bibliothécaires eurent à coeur de « noter aussi bien le nombre de nerfs des coutures, la présence de pièces de titres, l'emplacement des fers [. . .} que les ex-libris, les étiquettes, les cotes anciennes, les notes marginales [...] (12) ».

    Extrêmement riche en renseignements de toutes sortes, irremplaçable par la connaissance des collections qu'elle permet d'acquérir et par la qualité accrue du service rendu aux usagers qui en résulte, une telle démarche ne peut raisonnablement être suivie que dans le cas d'un fonds limité. Elle n'a, du reste, été employée qu'à deux reprises, par le même conservateur, d'abord à Troyes (pour 45 000 volumes), puis à Chambéry (pour 18 000 volumes). Philippe Vallas souligne que la méthode exhaustive, pour séduisante qu'elle apparaisse aux yeux des bibliothécaires français, traditionnellement perfectionnistes, «restera du domaine de l'utopie pour la quasi-totalité des bibliothèques au moins tant que leurs fonds patrimoniaux n'auront pas été informatisés (13) ». Peut-être la conversion rétrospective des fichiers des fonds anciens et locaux dont ont bénéficié une cinquantaine de bibliothèques municipales, ainsi que quelques bibliothèques universitaires et spécialisées, pourrait-elle être l'occasion d'enrichir, de manière très progressive, les notices catalographiques par des informations d'ordre matériel sur les exemplaires et sur leur état de santé.

    Méthode par sondages

    Le réalisme et un pragmatisme sans complexe que cultivent volontiers les bibliothécaires anglo-saxons inviteraient à préférer à la méthode exhaustive la méthode dite « par sondages Cette dernière, comme la première, suppose l'examen attentif des documents et le relevé des maux dont ils se trouveraient affligés, ainsi que l'indication du traitement optimal qu'ils devraient subir pour permettre leur éventuelle consultation et, plus encore, leur transmission aux générations futures. Mais, à la différence de la méthode exhaustive, la méthode par sondages, comme son nom l'indique, ne porte que sur un pourcentage généralement assez faible du total de la collection, et peut être mise en oeuvre par un personnel ne disposant que d'une connaissance réduite du fonds en question, voire par des agents extérieurs à l'établissement (vacataires par exemple).

    Différentes techniques sont proposées pour déterminer quels volumes devront être « auscultés ». On ne mentionnera ici que la plus simple d'entre elles et l'on renverra au manuel dirigé par Jean-Paul Oddos pour la présentation des suivantes. Ainsi, « on peut notamment se baser sur la cote, visible de l'extérieur sur l'étiquette du dos : on choisit de retenir tous les documents dont la cote finit par un chiffre choisi au hasard (exemple, 5), et on obtient un échantillonnage équivalent à 10 % du fonds ; si celui-ci est jugé trop important, on peut prendre en considération les deux derniers chiffres (exemple, 35) pour retenir 1 % de la collection (14)

    Méthode par lots homogènes

    Une troisième méthode peut être employée pour évaluer l'état de santé d'une collection. Elle ne porte pas plus que la précédente sur la totalité des fonds, mais prend pour objets des « lots homogènes » que le conservateur s'emploiera à repérer à l'intérieur de la masse globale des volumes confiés à sa gestion. Il pourra s'agir d'un ensemble dont l'unité tient à la nature intellectuelle ou matérielle des pièces concernées, mais aussi (ce sont des exemples) à leur provenance ou à l'usage qui en est fait par les lecteurs (15) ... Confronté à ce ou à ces « lots homogènes », le bibliothécaire établit un diagnostic portant non sur des pièces isolées, comme dans le cas des méthodes exhaustive et par sondages, mais sur l'ensemble défini considéré dans sa globalité. Les informations collectées seront, ici encore, à la fois quantitatives (métrage linéaire, estimation aussi précise que possible du nombre de volumes, éventuellement cubage, dans la perspective d'une désinfection) et qualitatives (valeur des documents concernés, conditions et état de conservation, urgence du traitement, taux de consultation...), les deux ordres (quantitatif, qualitatif) se trouvant presque toujours mêlés. Répétée lot par lot, cette méthode finit par former un tableau complet du fonds.

    Analyser pour programmer

    Quelle que soit la méthode retenue, les données rassemblées à l'occasion de l'examen des collections devront faire l'objet d'une analyse rigoureuse et d'une synthèse mettant en évidence les principaux problèmes rencontrés, de manière à pouvoir trouver, pour chacun d'eux, la meilleure solution dans le cadre d'un plan de conservation cohérent et raisonné. « De la qualité de ce travail préalable, souligne Jean-Paul Oddos, dépendent le bon choix et le bon usage des techniques existantes ou la bonne définition des techniques à développer ou à expérimenter (16) . »

    Le programme revêtira la forme d'un document clair et complet, proposant, sur une période donnée (trois ou cinq années peuvent être nécessaires), la mise en état de conservation des collections. Élaboré par le bibliothécaire avec l'assistance de personnes qualifiées, notamment pour les chiffrages ou le choix des technologies à utiliser, le plan de conservation sera soumis à l'approbation des autorités de tutelle. Il proposera un objectif à atteindre, une panoplie de moyens à déployer, un calendrier et, last but not least, une estimation des coûts.

    But

    Par l'application du plan de conservation, il s'agit, pour la bibliothèque, de placer ses collections (en particulier de caractère patrimonial) en « état de conservation », c'est-à-dire de permettre leur survie à long terme et, si possible, leur utilisation raisonnable dans des conditions satisfaisantes. L'ambition du programme sera aussi bien d'agir sur les causes de détérioration des oeuvres (mauvaises conditions climatiques, excès de lumière, mobilier peu ou non adapté, système de sécurité insuffisant), de panser les plaies, que de prévenir de nouvelles dégradations. Les dimensions curative et préventive, dans le domaine du patrimoine comme dans celui de la santé publique, ne peuvent être dissociées.

    Moyens

    S'agissant des moyens techniques et des modes d'intervention, il importe de mettre l'accent sur leur diversité et sur leur complémentarité. Il ne saurait y avoir de recette unique, applicable uniformément, pas même sans doute dans le cas des « lots homogènes évoqués plus haut. Sur nos ordonnances, point de panacée. Une même pièce ou un ensemble cohérent de documents peuvent d'ailleurs bénéficier de plusieurs traitements, non exclusifs les uns des autres. Appliquer à chaque objet le ou les traitements convenables apparaîtra comme d'autant plus important que leur nombre sera plus élevé, et donc la réalisation de l'opération plus onéreuse. Il est par ailleurs bien entendu que « les traitements de conservation doivent concerner tous les documents, et non quelques-uns d'entre eux (par exemple les plus anciens, les plus précieux, les livres plutôt que les périodiques...), quel que soit le type de dégradation rencontré (17) ».

    Évoquons quelques-unes des interventions possibles. Le " degré zéro », dans ce domaine, consistera, après un nettoyage des locaux (ne parlons pas de leur désinfection en cas de contamination par des champignons), à dépoussiérer les volumes à l'aide d'un aspirateur et à traiter le cuir des reliures au moyen d'un savon et d'une cire spécialement fabriqués à cette fin. Ce traitement minimal peut consister aussi, tout simplement, à stocker à plat des documents de grand format.

    L'état matériel de nombreuses pièces, qui aura été constaté à l'occasion du bilan, ne rend certes pas nécessaires, ni même parfois souhaitables, des interventions lourdes et donc coûteuses. Sans se contenter du dépoussiérage et sans envisager, à l'autre extrême, la restauration, une bonne solution peut consister à conditionner les documents abîmés ou fragilisés, tantôt dans des pochettes, tantôt dans des boîtes réalisées au moyen de matériaux neutres. Un livre relativement courant du XVIIe ou du xvme siècle dont un plat de reliure se serait détaché pourrait bénéficier de ce mode de conservation assez peu onéreux, évitant la perte toujours possible des éléments séparés ou une éventuelle détérioration du corps du volume.

    D'autres pièces, dont l'intégrité ne se trouve pas menacée, appellent quant à elles non point une restauration, mais des réparations légères, qui pourront être prises en charge par des relieurs expérimentés que l'on aura sensibilisés, voire formés, à la spécificité du travail sur les documents anciens. Insistons-y : il ne peut s'agir que de recoller une coiffe, de remédier à une éraflure ou, éventuellement, de combler une lacune du papier. La modestie de ces actions de conservation n'enlève d'ailleurs rien à leur utilité, bien au contraire. Les auteurs du manuel sur La Restauration des livres manuscrits et imprimés estiment même que ce « minimalisme » est « nécessaire à la réussite d'un programme d'ensemble, le perfectionnisme, si décrié et si pratiqué, conduisant à des retards, à des échecs et à des découragements (18) ».

    Les interventions exigeant un savoir et des savoir-faire plus affirmés devront être obligatoirement confiées à un personnel hautement qualifié, habilité à procéder à la restauration de manuscrits, d'imprimés anciens, de gravures ou de cartes. Le caractère très spécialisé du travail réalisé, la faiblesse numérique des restaurateurs compétents, la durée habituellement très longue de l'intervention (plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d'heures de travail), sans oublier le coût élevé qui en résulte de façon arithmétique, font de la restauration un traitement presque luxueux, réservé à un nombre fort réduit d'objets dont la valeur historique, artistique, voire vénale, a été reconnue de longue date. Les exposés de Georges Fréchet et d'Hubert Dupuy nous dispensent d'insister davantage sur le sujet.

    Une restauration est généralement précédée ou accompagnée d'un transfert de support. Les bibliothèques établissent depuis de nombreuses années déjà des microfilms de leurs manuscrits (parfois dans le cadre de programmes nationaux ou régionaux) ou, dans un domaine différent, de leurs périodiques anciens ou locaux, ce qui ne les empêche pas toujours, il est vrai, de continuer à communiquer les originaux. La numérisation des documents offre depuis peu des perspectives nouvelles qui ont le mérite de concilier les exigences de la préservation et celles, de plus en plus vivement ressenties, de la « valorisation ». Il faudrait encore, pour compléter la panoplie des interventions possibles, et sans prétendre à l'exhaustivité, évoquer la désacidification et le comblage, voire le doublage des périodiques et livres de la seconde moitié du XIXeet d'une bonne partie du xxe siècle.

    Calendrier

    Rome ne s'est pas bâtie en un jour. La mise en oeuvre de toutes ces actions suppose l'élaboration d'un calendrier, réaliste, qui nous projettera d'autant plus loin dans le futur que les ressources humaines disponibles seront faibles. Soumis à l'approbation des autorités, le calendrier, comme les autres éléments du programme, a valeur d'engagement de la part des parties en présence, et d'abord en l'occurrence du conservateur, lequel s'engage moralement à le respecter autant que faire se peut. Le programme revêt en quelque sorte une valeur de contrat ; le bibliothécaire doit se sentir lié à sa réalisation (19)

    Résumons-nous. Le plan dressé par le gestionnaire des fonds patrimoniaux a pour but de permettre la mise en état de conservation de collections plus ou moins importantes, mais dont l'ampleur aura été estimée ou, mieux, mesurée. Son application suppose l'emploi souple et diversifié de techniques et d'interventions programmées dans le temps. L'investissement que représente une telle opération ne manquera pas de paraître particulièrement lourd aux yeux de tous les partenaires concernés, depuis le bibliothécaire jusqu'au maire de la commune.

    Moyens financiers

    L'adoption d'un plan de conservation implique la constitution d'une équipe, si elle n'existe pas déjà, et son renforcement par le recrutement temporaire d'agents qu'il conviendra de former à l'exécution de tâches avec lesquelles ils ont peu de chances d'être d'emblée familiarisés. Il s'agira aussi d'acquérir un matériel spécifique, depuis les aspirateurs, les boîtes de savon, les tubes de cire fongicide, les masques et les gants, jus-qu'aux tables de numérisation, aux équipements de reliure, ou encore, le cas échéant, au matériel informatique de saisie, en passant par les pochettes, les cartons, les emboîtages... Il pourra encore être nécessaire de solliciter les services de sociétés ou d'institutions extérieures pour le traitement en masse de documents menacés (en particulier pour leur désacidification). N'insistons pas : le coût de pareille opération ne saurait être que très élevé, et suppose un effort financier conséquent.

    L'une des difficultés auxquelles le bibliothécaire ne manquera pas de se heurter réside dans l'estimation aussi fine que possible des montants prévisibles pour chacun des postes. On peut recommander, avec les spécialistes du sujet, le recours à des experts capables de chiffrer de manière fiable les interventions prévisibles. On notera de ce point de vue l'importance, que nous avons déjà soulignée, des quantifications rigoureuses : tant de volumes recevront un emboîtage, tant de documents seront restaurés, telle série de tant de fascicules devra subir une désacidification gazeuse, etc. Disons-le, une fois encore, avec les mots de Philippe Vallas : « Les moyens et le temps étant comptés, il est indispensable de tout chiffrer avec précision (20) . » Cette rigueur dans l'aspect financier du programme apparaîtra d'ailleurs aux yeux des autorités comme le gage du sérieux de l'opération et facilitera à coup sûr son adoption.

    L'établissement d'un bilan, quantitatif et qualitatif, de l'état d'une collection et l'élaboration d'un plan raisonné de préservation constituent deux éléments majeurs d'une véritable politique de conservation. Cette dernière semble encore fréquemment faire défaut, y compris dans des structures de grande taille dépositaires de fonds patrimoniaux renommés. Mettre en oeuvre un pareil programme peut en tout cas offrir aux responsables de ces collections l'occasion de repenser les problèmes de conservation et de les intégrer pleinement dans une démarche bibliothéconomique d'ensemble. Il serait intéressant de pouvoir recueillir sur ce sujet l'avis de bibliothécaires qui se seraient déjà lancés dans une telle opération, afin de mesurer les bénéfices qu'ils auront pu en tirer. 4

    1. J. Rouissi : « La valeur économique du patrimoine des bibliothèques », in : Économie et bibliothèques, sous la dir. de Jean-Marie Salaun. Paris, Cercle de la librairie, 1997, p. 59-69 (Bibliothèques). Voir aussi J.-P. Oddos : « Approche économique de la conservation », in : La Conservation principes et réalités, sous la dir. de J-P, Oddos, Paris, Cercle de la librairie, 1995, p. 98 (Bibliothèques). retour au texte

    2. J. Paquier : « Achat de livres : les bibliothécaires rappelés à l'ordre », in : La Gazette des communes. Paris, 7 septembre 1998, p. 76. retour au texte

    3. Conseil supérieur des bibliothèques (Paris) : Rapport [du président Jean-Claude Groshens] pour les années 1996-1997. Paris, CSB, 1998. retour au texte

    4. J.-P. Oddos : « La rénovation de la "grande salle" de la bibliothèque de Troyes », in : À fonds anciens techniques modernes : les bibliothécaires face à leur patrimoine. Journées d'étude de Toulouse, 7-8 juin 1986, [s. L], CEBRAL, 1986, p. 39 retour au texte

    5. A. Giovannini : « Le bilan de conservation : un outil pour une politique de conservation dans les institutions de taille moyenne », in : La Conservation : une science en évolution, bilan et perspectives. Actes des troisièmes journées internationales d'études de l'ARSAG, Paris, 21-25 avril 1997, numéro spécial des Nouvelles de l'Association pour la recherche scientifique sur les arts graphiques. Paris, ARSAG, 1997, p. 299. retour au texte

    6. Le Patrimoine des bibliothèques : rapport à monsieur le Directeur du livre et de la lecture par une commission de douze membres, Louis Desgraves... président, Jean-Luc Gautier..., rapporteur. [Paris], ministère de la Culture, 1982, p. 129. retour au texte

    7. J.-F. Foucaud : « L'état matériel des fonds et les politiques de conservation des bibliothèques dépendant des collectivités locales », in : Établissement public de la Bibliothèque de France, Politique patrimoniale : annexes. Paris, EPBF, 1992, non paginé. retour au texte

    8. Ph. Vallas : « Maîtrise de l'état des collections et définition des besoins », in : La Conservation principes et réalités, p. 59. retour au texte

    9. La Restauration des livres manuscrits et imprimés principes et méthodologie. [Paris], Direction du livre et de la lecture, Bibliothèque nationale, 1992, p. 24 (Pro libris). retour au texte

    10. J.-F. Foucaud, art, cit. retour au texte

    11. La Restauration des livres manuscrits et imprimés..., p. 25. retour au texte

    12. J-P Oddos : « La rénovation de la "grande salle" de la bibliothèque municipale de Troyes », p. 41. retour au texte

    13. Ph. Vallas, art. cit, p. 62. retour au texte

    14. A. Ibid. retour au texte

    15. Ph. Vallas, art. cit., p. 63. retour au texte

    16. « La conservation comme système diversifié et cohérent », in : La Conservation p. 81. retour au texte

    17. Ibid, p. 84. retour au texte

    18. La Restauration des livres manuscrits et imprimés p. 26. retour au texte

    19. Ibid. retour au texte

    20. Ph. Vallas, art. cit., p. 68. retour au texte