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Manuel théorique et pratique d'évaluation des bibliothèques et centres documentaires

2001
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    Par Jean-François Jacques
    Thierry Giappiconi
    Jacques Bourdon, Préf

    Manuel théorique et pratique d'évaluation des bibliothèques et centres documentaires

    Paris, Electre-Cercle de la librairie, 2001. - (Bibliothèques). - ISBN 2-7654-0795-9.

    La production de statistiques annuelles par les bibliothécaires ne saurait tenir lieu d'évaluation. Trop succinctes, centrées sur la seule quantification et uniquement soucieuses de la production d'un « plus petit commun dénominateur» permettant une évaluation a posteriori, par comparaison de résultats locaux avec des moyennes nationales plus ou moins transformées en ratio, ces statistiques ont des limites que nous connaissons tous - mais beaucoup de mérites aussi, puisqu'elles obligent l'ensemble des bibliothèques à adopter une démarche commune, source d'une future normalisation.

    Thierry Giappiconi se situe délibérément dans cette nouvelle perspective : celle du travail de l'ISO (Organisation internationale de normalisation) et plus précisément du travail, auquel il a participé, de mise au point d'une norme ISO 2789 « Statistiques internationales de bibliothèques Tous ceux qui se sont confrontés à une informatisation ou à une réinformatisation, et qui ont essayé de comparer les prestations des différents fournisseurs dans ce domaine, apprécieront. Mais plus encore tous ceux qui ont à construire un projet et à le gérer au quotidien.

    L'ouvrage de Thierry Giappiconi Manuel théorique et pratique d'évaluation des bibliothèques et centres documentaires entend répondre à une double attente. La première est politique, la seconde est technique : les deux lui paraissent indissociables, et il les combine tout au long de son ouvrage.

    La première partie du Manuel est consacrée aux dimensions politiques et stratégiques de l'évaluation des performances des bibliothèques. Au premier abord, on pourrait être étonné de voir employer ce terme de performance - auquel nous sommes plus habitués s'agissant des résultats attendus d'un sportif ou d'un placement financier. Pourtant, c'est bien d'aide à la décision politique qu'il est ici question, ainsi que de prévention des dérives bureaucratiques, de contrôle de gestion, d'identification des orientations.

    Au fond, ce que Thierry Giappiconi se risque à nous proposer, c'est en quelque sorte une inversion des schémas traditionnels : plutôt que de tenter de soumettre des procédures de contrôle et de rationalisation à des projets politiques et culturels, tentons d'introduire dans ceux-ci une rationalité qui les rendra incontestables : « La performance devrait même se référer non à des formules ou à des pratiques traditionnelles, mais à des objectifs d'intérêt public explicites, et satisfaire aux exigences d'une gestion rationnelle des collections et des services. »

    Il se demande, à juste titre, dans quelle mesure « les résultats les plus apparents (prêts, nombre d'usagers, etc.) sont réellement significatifs de la portée culturelle et sociale du service rendu ». Il propose une démarche globale et cohérente à partir de cette idée simple qu'il est nécessaire, dès la définition par les politiques des enjeux publics et des problèmes sociaux à résoudre, de définir de manière quantitative objectifs, moyens et résultats attendus, et donc dans un troisième niveau les instruments de l'évaluation de la pertinence, de la cohérence, de l'efficacité, de l'efficience et des impacts - escomptés ou non prévus.

    Cette méthode globale mise en place, Thierry Giappiconi décrit de manière très précise un cadre méthodologique et instrumental, proposant en quelque sorte une arborescence très complète situant les missions des bibliothèques dans le cadre global de «visées de changement social » ici conçues comme « situation à atteindre grâce à des plans d'actions et à des moyens adaptés

    La partie la plus convaincante de l'ouvrage concerne l'évaluation des services. Un ensemble très complet de grilles d'évaluation est ici proposé, sous le triple rapport objectif/indicateur/type de méthode (enquête, test sur échantillon, observation, etc.). Il y a là, incontestablement, un excellent outil au service du bibliothécaire. Dépassant très largement les rares et pauvres outils traditionnels (résultats de la fréquentation des services mesurée par le nombre d'usagers actifs et le nombre d'entrées rapportés au nombre d'habitants), l'évaluation de l'usage proposée ici « permet d'en faire une dimension régulière de l'évaluation des bibliothèques».

    Le chapitre consacré à l'évaluation des ressources documentaires fait une large place à un outil américain, le Conspectus. Il s'agit là de dépasser l'évaluation du niveau d'un document au cas par cas, avec comme outil principal le jugement critique du bibliothécaire, pour évaluer par « ensemble documentaire » à l'aide d'un outil approprié. Le Conspectus repose sur des « indicateurs de niveau qualitatif et quantitatif figurant, pour chaque segment, l'état de la collection existante, son rythme de développement en cours et l'objectif à atteindre ». Il définit un certain nombre de niveaux (la, 2a, 2b, etc., jusqu'à 4), un pourcentage à atteindre de la collection étant déterminé par niveau et cette analyse s'appliquant aussi bien à la production éditoriale.

    L'évaluation des compétences et des coûts fait encore une large place à ces mêmes méthodes, décrivant de manière très convaincante et particulièrement intéressante l'ensemble des éléments à prendre en compte. Au passage, Thierry Giappiconi propose une interprétation fort utile du contrôle de gestion tellement à la mode dans nos collectivités, montrant qu'il n'est pas économique de faire payer les usagers, puisque cela a un effet négatif, par la diminution du nombre d'inscrits, sur le «coût par usager

    Thierry Giappiconi propose alors la décomposition étape par étape de ce que peut être un processus de planification et d'évaluation. À partir de la formulation précise des politiques publiques (Pourquoi ?) et des objectifs généraux (Pour qui et sous quelle forme ?), peuvent être établis des « buts au programme d'action », des missions, puis des objectifs opérationnels et des indicateurs. Il insiste de nouveau sur la « cohérence du dispositif». On pourra apprécier le chapitre consacré au diagnostic et au changement. L'auteur nous propose, ici encore, une grille particulièrement dense des questions que nous devrions tous nous poser, les questions qui dérangent : les forces et les faiblesses (Quel est le public acquis ou non acquis ? Dans quelle mesure les collections, les équipements, les effectifs sont-ils adaptés aux missions ?...), les menaces (Service essentiel ou utile ? Quels sont les concurrents ?), les opportunités. On a presque le plan d'une étude de faisabilité pour un nouvel équipement, ou pour une évolution lourde... Tous ces indicateurs ne seraient rien s'ils ne servaient deux objectifs, piloter et rendre compte. Thierry Giappiconi propose ici une méthode très rigoureuse de présentation des résultats : tableaux de bord, rapports et communication externe, rapport au politique.

    On l'aura compris, l'ouvrage de Thierry Giappiconi est à la fois une somme considérable d'outils, et une vision très personnelle et très volontariste de la place de ces outils dans la démarche globale du bibliothécaire. On peut lui reprocher une vision assez mécaniste de l'action culturelle. Sa démarche ne contourne-t-elle pas sans l'analyser clairement une donnée constante : l'action politique, l'action sociale, l'action culturelle sont aussi faites de tensions, d'enjeux, de contradictions sans lesquels elles ne sont pas, et qui en sont souvent l'énergie créatrice ? Le « changement social », à la réalisation duquel Thierry Giappiconi résume nos missions, est nourri de ces tensions, de ces contradictions, de ces mises en concurrence, de ces jeux dialectiques qui ne se laissent pas nécessairement quantifier.

    Tout acteur culturel sait bien que, si fortement qu'il réclame au départ de son action une adéquation claire des moyens aux objectifs, et la mise en place d'une procédure d'évaluation qui lui garantisse à la fois évolution des moyens en fonction de l'évolution des résultats et reconnaissance de la part du politique, il doit savoir que c'est en avançant que l'on obtient les moyens, que l'on convainc une partie des interlocuteurs - y compris une partie des élus contre l'autre, du corps social contre un autre. Il n'en reste pas moins que l'évaluation est une nécessité absolue, tant au stade du projet qu'au niveau de la gestion quotidienne d'un équipement, et que nous manquons terriblement d'outils.

    Cet ouvrage nous en donne de formidables. Sa très grande cohérence globale ne doit pas nous arrêter sous prétexte que la culture s'accommoderait mal de chiffres : chacun au contraire pourra y puiser matière à forger sa propre cohérence, et des arguments pour la faire accepter par ses tutelles et ses collègues. Il n'est pas exclu que nous puissions un jour disposer sur cette base, au niveau national, d'un outil d'évaluation beaucoup plus complet que nos statistiques actuelles, qu'une norme imposerait à nos fournisseurs de logiciels de respecter et qui constituerait alors un excellent outil de prospective et de gestion.