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    Quelles convergences interprofessionnelles?

    Par François Gèze, Directeur général des éditions La Découverte & Svros

    C'EST ÉVIDEMMENT UN POINT DE VUE PERSONNEL que j'exprimerai ici : même si je suis impliqué de longue date dans l'activité du Syndicat national de l'édition (SNE), je ne saurais engager ce dernier, tant il est vrai que les avis des éditeurs sur le thème de votre congrès, « Droits de l'usager et service public peuvent être divers. En revanche, je crois pouvoir dire que l'immense majorité de mes confrères est très attachée au développement de la lecture publique - laquelle joue, avec l'école, un rôle majeur dans la formation de nouveaux lecteurs - et à son caractère de service public.

    Mais il est vrai que, pendant longtemps, les éditeurs, en général, sont restés très ignorants du monde des bibliothèques, la réciproque étant d'ailleurs souvent vraie. Cette situation a heureusement beaucoup évolué depuis quelques années, paradoxalement grâce aux débats - souvent houleux - que nous avons noués sur la délicate question du droit de prêt. Même si des divergences subsistent sur les modalités d'application, il est extrêmement positif qu'un accord soit intervenu entre le SNE et l'ABF sur la reconnaissance de deux principes de base : accès le plus large à la lecture, juste rémunération du droit d'auteur.

    À mon sens, les différends qui perdurent aujourd'hui s'expliquent encore largement par la méconnaissance mutuelle de nos professions. C'est pourquoi il me semble essentiel que des collaborations plus structurées et plus durables puissent s'établir entre auteurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires, et cela dans une perspective positive, celle d'améliorer la qualité des services (et des plaisirs !) offerts par les uns et les autres à tous les lecteurs (et parmi eux, bien sûr, les usagers des bibliothèques).

    Dans cet esprit, le compromis proposé par la ministre de la Culture, Mme Tasca, pour résoudre la question du droit de prêt, même s'il est assez éloigné de ce que nous, éditeurs, avions proposé, me paraît avoir une vertu certaine : celle d'établir des liens - à la fois techniques et financiers - entre nos professions, grâce à la combinaison de la rémunération du prêt (sans pénaliser les usagers) et du plafonnement des remises consenties par les libraires aux bibliothèques. (J'espère que les objections récemment formulées sur ce point par mes confrères de l'édition scolaire pourront rapidement trouver une issue convenable pour tous, car il serait désastreux que l'ensemble du dispositif soit de ce fait mis en cause.)

    Mais il faut évidemment aller plus loin dans la collaboration entre nos professions. Les bouleversements liés à la révolution numérique dans le monde de l'écrit constituent de ce point de vue une formidable opportunité. Ceux-ci comportent certes des risques pour les causes culturelles que nous défendons tous, mais c'est justement ce qui devrait pousser à la collaboration et non aux conflits. D'autant plus, j'en suis convaincu, qu'au-delà de ces intérêts communs, chacun pourra tirer profit de cette collaboration pour les intérêts spécifiques de sa profession. C'est ce que je voudrais montrer en évoquant trois exemples concrets.

    les bases de données bibliographiques

    Aujourd'hui, comme vous le savez, il existe trois bases principales décrivant les livres français disponibles (de 300 000 à 450 000 selon les sources : une incertitude hautement significative...) et épuisés. Celle de Dilicom, réunissant les données des éditeurs et des distributeurs, est la plus fiable sur le plan des caractéristiques techniques et commerciales (disponibilité...) des ouvrages disponibles, mais elle est très faible s'agissant des données de catalogage et de la description des contenus et elle ne recense pas les livres épuisés (ce n'est d'ailleurs pas son rôle). En revanche, celle de la BnF est très bonne sur ce dernier plan, mais elle n'est actualisée qu'avec un délai de quatre à six mois pour les nouveautés et ne renseigne pas sur la disponibilité des ouvrages (ce n'est pas non plus son rôle). Celle d'Électre, enfin, tente de pallier les faiblesses respectives de ces deux bases : elle fournit à parution des données bibliographiques fiables et de qualité (mais qui font ensuite largement double emploi avec celles de la BnF) tout en donnant des indications sur la disponibilité des ouvrages (moins fiables toutefois que celles de Dilicom). Et à ces trois bases, se sont ajoutées ces dernières années celles constituées par les différentes librairies en ligne (FNAC-Alapage, Decitre-Bol, Ama-zon...), dont certaines cumulent plutôt les faiblesses que les qualités des trois précédentes.

    Acteurs privés, acteurs publics, chacun à sa logique, légitime, et ses méthodes, différentes. Mais du point de vue de l'usager (client de la librairie ou abonné de la bibliothèque), il y a là un gaspillage d'énergie et de moyens qui se traduit par le fait qu'il est aujourd'hui difficile d'être renseigné de façon certaine sur les caractéristiques techniques, les données bibliographiques et la disponibilité d'un ouvrage que l'on recherche.

    Je n'ignore pas, m'intéressant de longue date à la question, qu'il n'est pas facile de concilier, dans ce domaine, les approches des différents acteurs. Mais si l'on veut privilégier le lecteur (celui auquel s'adresse l'auteur, qui est aussi un client pour l'éditeur et le libraire et un usager pour le bibliothécaire), l'utopie d'une base unique et universelle qui serait un outil fiable (et adaptable aux spécificités des médiateurs indispensables que sont les libraires et les bibliothécaires) apparaît comme une évidence. Or, aujourd'hui, ce n'est plus une utopie : les technologies modernes (logiciels de gestion de bases de données, Internet) rendent ce rêve possible.

    Elles permettent de combiner les compétences des uns et des autres (caractéristiques techniques des ouvrages, données bibliographiques et de disponibilité, outils d'indexation et de catalogage) pour offrir le meilleur service au lecteur curieux. Voilà un beau chantier interprofessionnel pour les années 2000, qui sera peut-être aiguillonné par les initiatives venues d'Outre-Atlantique (comme le projet Onix de norme universelle de bases bibliographiques). Mon souhait, en la matière, est que nos énergies et nos compétences spécifiques soient mobilisées conjointement pour résoudre les problèmes techniques - qui ne sont pas minces - plutôt que pour nourrir les querelles de boutiques.

    La politique documentaire des bibliothèques

    Ce deuxième exemple est évidemment lié à l'objectif précédent, lequel en est une condition nécessaire. Si je peux me permettre, mon sentiment est qu'il s'agit là - avec, certes, d'importantes exceptions - d'un point faible du monde des bibliothécaires. Mes échanges, ces dernières années, avec plusieurs d'entre vous, m'ont fait comprendre que votre tradition et votre formation mettent d'abord l'accent sur la conservation, impliquant la maîtrise de tout un ensemble de techniques complexes dont nous, éditeurs, ignorons à peu près tout (catalogage, classement, désherbage...). Bien entendu, je respecte ce savoir, dont l'utilité est évidente, mais qui me semble insuffisant à l'heure où les missions de lecture publique et de contacts avec les lecteurs occupent, depuis une vingtaine d'années, une place prépondérante (grâce à l'augmentation, dont je me réjouis, des budgets de fonctionnement et d'acquisition des BM et des BDP).

    Soyons clairs : je suis très admiratif de la qualité du travail engagé, depuis de longues années, par les bibliothécaires pour faire connaître aux jeunes lecteurs la production des auteurs et des éditeurs jeunesse (expositions et animations, invitations d'auteurs et d'éditeurs, etc.). Mais ce militantisme largement généralisé, devenu très professionnel, ne doit pas cacher que beaucoup reste à faire dans les autres secteurs de l'édition, surtout dans les domaines plus ciblés.

    Dans ces domaines, la mise en place plus systématique d'une politique documentaire d'adaptation des fonds acquis aux attentes des usagers en fonction des moyens disponibles (pour les bibliothèques grand public et universitaires), comme le propose le réseau Poldoc, me semble à la fois nécessaire et prometteuse.

    Une telle politique, je l'ai dit, implique une meilleure collaboration entre nos professions sur la constitution des bases de données bibliographiques. Mais au-delà, elle appelle à une concertation beaucoup plus étroite entre éditeurs, libraires, bibliothécaires et autres médiateurs du livre (enseignants en particulier). Un meilleur échange d'informations entre ces acteurs - grâce notamment aux outils d'EDI - aiderait, par exemple, les éditeurs de non-fiction (essais, documents, ouvrages universitaires) à mieux adapter leur offre à la demande, qu'il s'agisse de la conception même des ouvrages, négociée avec les auteurs, ou de la gestion, toujours délicate, de la réimpression des ouvrages épuisés. (Ce qui n'implique nullement pour nous, éditeurs, je tiens à vous rassurer sur ce point, de soumettre notre travail éditorial aux seuls impératifs à court terme du marché (1) .)

    L'offre de documents numérisés et le développement des bibliothèques virtuelles

    Derrière l'énorme battage médiatique de ces dernières années sur la question, les éditeurs commencent à peine à s'intéresser aux perspectives ouvertes par les nouvelles techniques d'édition électronique. Cela a commencé par les « e-books », qui sont encore dans leur préhistoire, mais, malgré leur intérêt, ils ne doivent pas être l'arbre qui cache la forêt. L'un des chantiers, sans doute parmi les plus prometteurs, concerne l'université : il s'agit des bibliothèques virtuelles ou autres campus numériques, visant à mettre à la disposition d'étudiants, enseignants et chercheurs des corpus structurés de documents numériques (revues, presse, livre, mais aussi documents audiovisuels...).

    Certes, l'existence de ce type d'outils reste aujourd'hui, en France, encore tout à fait virtuelle (sauf en ce qui concerne les revues scientifiques) et il faudra plusieurs années avant qu'elle soit généralisée, ne serait-ce qu'à cause du temps nécessaire aux enseignants et aux étudiants pour se former à leur usage, avec des pratiques pédagogiques renouvelées. Mais les techniques avancent très vite, et des moyens importants commencent à être mobilisés par l'État et les collectivités locales pour qu'elles se développent au sein des universités.

    Or, j'ai pu constater que, dans ce domaine, l'expertise des bibliothécaires est bien meilleure que celle des éditeurs et des libraires. Beaucoup de bibliothécaires universitaires ont compris les potentialités de ces outils documentaires, qui vont nécessairement leur donner un rôle beaucoup plus central qu'aujourd'hui dans la circulation des documents destinés à l'enseignement et la recherche et l'élaboration de politiques documentaires articulées aux spécificités de l'offre éditoriale et de la demande pédagogique.

    Cette avance technologique des BU peut être d'une grande utilité pour aider à résoudre collectivement les nombreux problèmes soulevés par le passage de la filière papier à la filière numérique : normes techniques d'encodage et de catalogage des documents, modèles économiques (licences, abonnements...), gestion des droits d'auteur, outils de sécurisation. etc. Les enjeux sont considérables, et ils ne sont pas seulement techniques ou économiques. Cette évolution va obliger à repenser les relations entre les différents acteurs de la chaîne de l'écrit, de façon à trouver de nouveaux équilibres entre logique du privé et logique du public et à éviter aussi bien le piège de l'étatisation du savoir (qu'induirait le rêve de la gratuité absolue) que celui de sa marchandisation complète (que pourrait provoquer le triomphe de la conception nord-américaine du copyright).

    Les travaux engagés il y a deux ans par le PNER ont permis de commencer à défricher collectivement ces terrains. Les partenariats universités-éditeurs qui se constituent aujourd'hui dans le cadre de l'opération « campus numérique du ministère de l'Éducation nationale vont nous permettre, je l'espère, d'aller plus loin.

    Dans tous ces domaines, on le voit, seule une concertation étroite des différents acteurs permettra de saisir les opportunités et d'éviter les dérives. Elle est d'autant plus nécessaire et urgente que nous sommes confrontés dès aujourd'hui à de lourds dossiers transversaux : transposition en droit français des directives européennes sur le commerce électronique et sur la société de l'information (2) , rôle des sociétés de gestion collective (pour les droits numériques), nécessité d'une augmentation importante des budgets d'acquisition des BU (pour permettre la montée en puissance des bibliothèques virtuelles).

    La constitution d'un lobby du livre (au sens de la défense d'intérêts culturels communs et non d'un repli corporatiste). que j'appelais déjà de mes voeux à votre congrès de 1999, est donc plus que jamais à l'ordre du jour. Réunissant auteurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires, il pourrait devenir un interlocuteur de poids des pouvoirs public (État et collectivités locales) pour éviter des accidents de parcours (3) susceptibles de déstabiliser une filière de l'écrit dont tous les éléments sont indispensables pour assurer sa qualité et sa richesse culturelle. Un pas important dans cette direction pourrait être la réunion d'États généraux du livre, réunissant les représentants de l'ensemble des acteurs, initiative déjà proposée par le président du SNE et par de nombreux bibliothécaires.

    1. Je me permets sur ce point de renvoyer à mon article. La double nature du livre », Bulletin d'informations de l'ABF, n° 184185, i' et 4' trimestres 1999, Actes du congrès national de La Rochelle. 29-31 mai 1999. retour au texte

    2. Je regrette à ce propos que le ministère de la Culture n'ait pas jugé utile d'inviter les bibliothécaires à faire partie du Conseil supérieur de la propriété artistique et intellectuelle, récemment remis en selle et réunissant tous les autres acteurs. retour au texte

    3. Comme, récemment, les modalités de mise en oeuvre du principe de gratuité des manuels scolaires dans les lycées, qui risquent de pénaliser fortement la librairie. retour au texte