Index des revues

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    Un phénomène historique le reprint

    Par Jean-Michel Place

    La naissance et la vie d'un livre dépendent de plusieurs désirs. Désir d'un auteur de créer un texte, désir d'un éditeur de transformer ce texte en livre, désir d'un lecteur de lire ce livre.

    Si le désir de l'auteur s'achève avec la réalisation de son texte, le désir de l'éditeur peut prendre plusieurs aspects, aboutir à plusieurs livres, plusieurs types de livres. Quant au désir du lecteur, il est multiple, indéfinissable. La conjonction de ces désirs engendre le livre.

    Quand, plus tard, un livre est épuisé, que le désir du lecteur se manifeste à nouveau, ainsi que celui d'un éditeur, la recréation du livre peut prendre différents aspects.

    Un retirage consiste pour l'éditeur de la première édition à imprimer avec les matrices originelles (plomb imposé ou plaques) le livre dans sa présentation d'origine. Les seules modifications qu'il apporte sont alors la suppression des coquilles.

    Cette édition, généralement proche dans le temps du premier tirage ou "édition originale", est identifiée par la mention "deuxième édition" ou "deuxième tirage".

    Une réimposition consiste à réutiliser les "pages plomb" ou "films originaux" et à en changer l'imposition, c'est-à-dire, changer les hauteurs de pages, changer les marges... Cette opération permet de réaliser des éditions spéciales ou de luxe.

    Une réimpression consiste à retirer l'ouvrage dans sa conception originale avec, le cas échéant, quelques mises à jour, une introduction ou une préface, une postface, des index, éléments qui permettent d'actualiser le livre. Cette opération intervient bien après l'édition première et les retirages.

    Une réédition consiste à donner une nouvelle présentation au texte qui est alors recomposé, remis en page.

    Ces opérations, édition, retirage, réimposition, réimpression, réédition, sont l'oeuvre de l'éditeur qui tient à faire connaître au plus grand nombre l'ouvrage qu'il a choisi et créé matériellement.

    D'autre part, un livre peut revoir le jour par une technique qui s'est fort développée ces vingt dernières années : le reprint.

    C'est la technique qui permet, par reproduction photographique, de rendre disponible, à un nombre limité d'exemplaires, un ouvrage recherché pour la valeur de son édition. Le procédé s'appelle "procédé photo-mécanique", "réimpression anasta-tique", "réimpression anastaltique", ou "réimpression en fac similé".

    Pour bien comprendre ce qu'est le reprint, il faut l'aborder non pas du point de vue technique, mais du point de vue historique. Aux Etats-Unis, à la fin des années cinquante, on voit apparaître sur le marché du travail une jeunesse dont l'éducation, technique ou intellectuelle, a été brusquement interrompue par la guerre.

    De plus, cette jeunesse, ainsi que l'Amérique, vient de découvrir l'Europe. Pour la former, et ne pas la voir envahir subitement le marché du travail, l'administration américaine encourage le développement de centres de formation dotés de puissantes bibliothèques, dont l'administration Kennedy, dans les années soixante, renforce encore les budgets.

    Cette volonté de constituer un grand nombre de bibliothèques publiques aux U.S.A. crée un marché doté de moyens considérables. On imagine ce que représenterait, en France ou en Europe, la création de plusieurs centaines de bibliothèques publiques d'information, ayant le budget d'établissement du Centre Pompidou ! C'est pourtant ce qui ce passe aux Etats-Unis pendant une quinzaine d'années.

    Quelques libraires américains, ou liés au marché américain, disposant d'importants moyens, se chargent de constituer le fonds de ces bibliothèques nouvelles à partir de stocks qu'ils acquièrent sur le marché européen. Mais comme dans la chanson, "les livres vinrent, vinrent, vinrent à manquer" ! C'est alors que ces libraires ont l'idée du reprint. Il s'agit de reproduire les livres qui leur sont demandés en adaptant strictement l'offre à la demande, importante quant au nombre de titres, faible quant à la quantité de chacun de ces titres. C'est ainsi qu'est créé un type d'édition très particulier, réalisé par des libraires: le reprint. Les livres sont tirés en petit nombre, entre 150 et 300 exemplaires, et leur prix est élevé.

    Ces importantes librairies constituent des fonds considérables. Leur vocation est de fournir les bibliothèques de documentation en revues, car on y trouve les mille et une communications qui font la vie des sciences, de la littérature, du droit...

    Par ailleurs, pour les libraires, vendre des séries de revues permet, non pas de vendre un livre, mais des séries de dix, vingt, cinquante volumes, ce qui représente une manne incroyable. C'est ainsi que de grandes entreprises de vente de périodiques anciens complètent et alimentent leur fonds par le reprint.

    Le phénomène reprint a donc une localisation géographique définie, liée au marché américain et à des conditions de politiques culturelle très précises devant théoriquement permette à chaque Américain de remettre sans cesse en cause sa propre culture.

    De la librairie ancienne à la vente des périodiques anciens, de la vente des périodiques anciens au reprint, quelques librairies ont constitué des entreprises gigantesques pour ce type d'activité. Le processus est simple. Constituer un choix, le plus vaste possible, de titres de périodiques et de séries de livres, éditer un catalogue et attendre le nombre suffisant de commandes pour rentabiliser le réimpression du titre qu'ils commercialisent eux-mêmes puisqu'ils sont libraires.

    La plus importante maison de reprint "Kraus Thomson Organization", créée par Frédéric Altmann en 1960, sous la férule de H.P. Kraus, compte aujourd'hui plus de 3.500 titres de livres et de périodiques et possède en stock plus de 5 millions de volumes. Elle publie actuellement 50 titres par an à 100 exemplaires par titres alors que le tirage courant, il y a plus de 5 ans, était de l'ordre de 250 à 300 exemplaires.

    Ces maisons, ayant refusé délibérément de diversifier leur production et s'adapter à de nouveaux marchés, sont aujourd'hui en grande difficulté. De plus, les bibliothèques américaines n'ont plus les budgets considérables des années soixante, les oeuvres les plus accessibles ont été "reprintées" et, tant leur technique de vente par souscription que le prix élevé, ont progressivement tué ce qui était pour eux la poule aux oeufs d'or.

    S'ils ont réussi une oeuvre remarquable en rendant disponible la bibliothèque mondiale la plus impressionnante de tous les temps, ils ont par le simple jeu du reprint tué un certain nombre de livres, qui, au-delà du cercle étroit des bibliothèques ayant une grande puissance d'achat auraient pu avoir une carière.

    Il est significatif, à cet égard, que les grands "fabricants de reprint" se définissent non par le nom de libraire ou d'éditeur, mais par le mot étroit de reprint. Il s'agit, en effet de Kraus Reprint, Swets Reprint, Lafitte Reprint, Slakine Reprint.

    A partir de ce phénomène localisé en Amérique, le reprint s'est répandu dans le monde entier, essentiellement là où il y avait des relations entre un marché à fournir et des librairies dynamiques et, plus particulièrement, dans les pays qui traditionnellement avaient l'habitude de travailler avec les bibliothèques américaines.

    Si le reprint n'existe pratiquement pas en France, c'est que les bibliothèques ont leur fonds déjà constitué et des budgets insuffisants pour les diversifier. La création de nouvelles bibliothèques est un phénomène assez rare. La seule expérience réelle de reprint, dans les années soixante en France, fut faite par le libraire Bernstein, spécialiste des questions sociales et révolutionnaires, qui créa les Editions Historiques "Edhis".

    Toutefois, nombreux sont en France les libraires qui ont réalisé dans leur spécialité des petits catalogues de reprint élaborés la plus part du temps plus par émotion ou pour se faire plaisir qu'à des fins financières.

    Il faut attendre les années soixante-dix, au moment où le reprint amorce son déclin aux U.S.A., pour le voir apparaître en France avec l'installation à Paris de Michel Slatkine et Jeanne Lafitte qui, elle, a su ne pas se laisser enfermer dans le marché étroit des bibliothèques à gros budget, mais a tenté de s'adresser au public des librairies régionalistes.

    Quand j'ai créé en 1973, en même temps que la bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles (qui venait élargir le champ d'investigation de la Bibliographie Talvard-Place créée par mon grand-père), la collection des réimpressions de revues d'avant-garde, mon ambition était :

    • - que les chercheurs aient accès à des documents rarissismes indispensables pour la connaissance de la vie artistique et littéraire du XXe siècle ;
    • et littéraire du XXe siècle; - que la qualité de ces documents, tant pour leur fidélité de reproduction que pour leur fiabilité bibliographique, soit irréprochable ;
    • - que ces documents qui constituent la vie d'une époque, en même temps qu'ils préparent notre proche avenir, respirent cette vie même ;
    • - qu'un plus vaste public puisse accéder grâce aux textes d'introduction actualisant ces ouvrages, aux index permettant une utilisation rationelle directe, à une présentation et des prix attrayants. Car c'est le rêve d'un éditeur que ses livres vivent.

    En 1970, une maison Américaine avait réalisé le reprint de La Révolution Surréaliste à 300 exemplaires, vendus près de 500 francs. En 5 ans, de 1975 à 1980, nous avons vendu 12.000 exemplaires de notre édition de La Révolution Surréaliste à 150 francs.

    Nous avons ainsi permis à de nombreuses bibliothèques et à de nombreux curieux d'accéder à cet ouvrage qui a eu enfin sa vraie vie, cinquante ans après sa publication originale. Mais bien sûr tous nos ouvrages n'ont pas cette destinée. Si nous tenons à maintenir un tirage minimum de nos réimpressions à 2.000 exemplaires, les bibliothèques doivent avoir conscience des risques que nous prenons pour mettre à leur disposition des ouvrages importants, attrayants et bibliographiquement fiables. En effet, elles sont le public privilégié des quelques éditeurs qui travaillent dans le rare et l'érudition de qualité, une autre de leurs fonctions importantes étant de sauvegarder les originaux et d'indiquer aux édi-éditeurs ceux qu'il convient de réimprimer.

    La liaison entre éditeur et bibliothécaire est donc évidente, car à tous les niveaux l'existence de l'un détermine l'existence, la raison d'être et le développement de l'autre.