Index des revues

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    La critique des livres pour les jeunes

    Par Bernard Epin

    Permettez-moi donc de me présenter, ou du moins de présenter ce qui peut éclairer le sens de mon travail, ses aspects spécifiques et ses limites.

    Je suis instituteur depuis bientôt 25 ans, dans une ville très ouvrière de la banlieue nord de Paris. En dehors de collaborations occasionnelles diverses je publie une chronique mensuelle de présentation, critique de livres pour les jeunes dans L'Ecole et la Nation, revue publiée par le PCF et traitant de tous les problèmes d'éducation & d'enseignement. Ma participation à cette revue, de caractère militant, date de 1958, mais pour ce qui concerne plus directement les livres pour jeunes, j'ai commencé en 1967, avec pour une lourde tâche de succéder à Natha Caputo qui a été le véritable pionnier de la critique du livre pour enfants dans notre pays. Si mon métier me conduisait assez naturellement vers la connaissance d'un certain nombre de livres, c'est sans aucun doute par l'intermédiaire de Natha Caputo, grâce à son enthousiasme, à la passion avec laquelle elle savait parler d'un petit album de quelques pages, que j'ai découvert ce que nous sommes quelques uns à défendre avec acharnement c'est-à-dire la possibilité pour un livre dit pour enfants d'appartenir à la création artistique à part entière. Et c'est cela qu'il me semble essentiel d'affirmer d'entrée: la production française pour la jeunesse ne regorge pas de chefs-d'oeuvre: elle est encombrée de centaines et de milliers d'oeuvres minables, conformistes, racoleuses et j'en passe. Mais enfin, on peut en trouver une proportion égale dans la production dite pour adultes et je prétends, avec beaucoup de personnes présentes ici, que la littérature pour la jeunesse n'est pas du genre irrémédiablement mineur, qu'elle produit aussi beaucoup d'oeuvres susceptibles de procurer le plaisir majeur d'une véritable oeuvre d'art. Il me semble difficile, même dans une assemblée de bibliothécaires de ne pas le redire, car la non reconnaissance de l'enfant comme être à part entière et la non reconnaissance de la littérature enfantine comme littérature à part entière font que la critique qui s'en occupe est contrainte à s'exprimer dans des revues spécialisées, à fonctionner en vase clos. Elle apparaît comme un groupe d'initiés que l'on traite avec une certaine condescendance car il ne semble pas très sérieux ni très intellectuel de s'occuper de ce genre de littérature. Je pense qu'il faut dissiper tout de suite un malentendu: les grands moyens d'expression ignorent quasi totalement la critique de livres pour enfants et certains beaux esprits ont beau jeu d'ironiser sur les insuffisances de cette critique, sur son caractère impressioniste, sur ses émerveillements faciles. C'est oublier une de ses dimensions les plus unanimement partagées par tous ceux qui la pratiquent: je veux dire son caractère militant.

    La situation du livre pour enfants dans ce pays, le fait que tous les critiques actuels sont plus ou moins des éducateurs professionnels à des niveaux divers, fait que leur travail vise souvent à l'efficacité éducative immédiate avec le souci de promouvoir des livres qui sortent d'une manière ou d'une autre des stéréotypes dominants, qui enrichissent réellement l'imaginaire enfantin aussi bien que la connaissance (imaginer et savoir n'était pas pour moi irrémédiablement antinomiques). La critique de livres pour enfants, c'est du moins mon sentiment, ne peut faire semblant d'ignorer la dimension éducative de son travail.

    A travers son point de vue sur les livres transparait son point de vue sur l'enfance, sur l'éducation, sur les conflits et les questions fondamentales qui se posent à l'école aujoud'hui. Si je peux me permettre de donner une indication personnelle, j'ai conscience de ne pas séparer mon travail sur des livres pour les jeunes de la question fondamentale de l'action pour la démocratisation de la vie culturelle dans ce pays.

    Défendre ce qu'on appelle les bons livres favorise leur rencontre avec le plus grand nombre d'enfants en informant toutes les catégories d'éducateurs qui sont des relais essentiels entre le livre et l'enfant. C'est aussi et surtout pour moi, agir pour briser les ségrégations socioculturelles si fortes dans notre société, c'est faire quelque chose pour lutter contre la mise en condition scandaleuse des enfants par tous les matraquages publicitaires et par tous les vecteurs idéologique les plus sclérosants que multiplie la loi du profit.

    Pour résumer, le premier axe de mon travail sera donc celui d'une critique engagée dans l'action au sens le plus large du terme ce qui signifie dans la pratique quotidienne :

    • - la lecture réelle des livres avec le souci d'informer sur le maximum d'ouvrages environ 6 à 800 par an (il faut bien le rappeler face à toutes les malhonnêtetés auxquelles se livrent certaines publications dont l'indépendance vis à vis des milieux de l'édition des attachés de presse n'est pas la qualité première),
    • - le contact permanent avec le plus large public à travers des multiples débats dans les APE, les comités d'entreprises,
    • - une remise en question régulière des modes d'appréciation incontestablement liés à des situations conjoncturelles dont le temps estompe parfois l'impact.

    Un exemple:

    J'ai comme la plupart des critiques défendu un certain nombre de romans publiés voici une dizaine d'année au début des collections pour adolescents. Pour la permière fois un certain nombre de thèmes n'étaient plus tabous dans l'édition pour la jeunesse et il me semblait essentiel d'encourager cette initiative en faisant plus ou moins les réserves qu'appelaient certaines faiblesses d'écriture. Si je ne regrette pas cette orientation de mon travail, il est bien certain que les récupérations idéologiques et la sclérose qui s'est emparée d'une partie importante de cette production m'ont conduit à des réserves très sérieuses sur des romans récents que j'aurais peut-être soutenus avec force il y a dix ans. Je crois que le moment est venu d'avoir une démarche similaire à propos du livre d'images où semble se dessiner de plus en plus fortement un certain conformisme de la modernisation qui va de pair avec une mode rétro exhumant n'importe quoi. Cela dit comment décide-t-on qu'un livre est bon pour les enfants ?

    Les rapports avec l'enfance reste une des questions clés de notre travail, souvent entaché de bien des incompréhensions. Comme je suis instituteur, on me dit souvent que j'ai la chance de pouvoir tester les livres auprès de mes élèves. Heureusement non! heureusement pour mes élèves et heureusement pour mon travail! s'il est un argument que je refuse d'utiliser pour affirmer la valeur d'un livre c'est: "ça plait aux enfants". Je m'explique: ce qui fait aux enfants c'est trop souvent ce qu'ils connaissent déjà et ce qu'ils connaissent déjà c'est trop souvent ce que le commerce a décidé qu'ils devaient connaître pour vendre vite et bien (voir les jeux d'enfants). Me contenter d'enregistrer les réactions d'un groupe d'enfants, serait nier le rôle et la responsabilité de l'éducateur. Certains le font; je ne le ferait certainement jamais car je n'ai pas honte de mon statut d'adulte quand je suis en présence d'enfants et s'ils ont beaucoup de choses à m'apprendre, je prétends pouvoir et devoir avec bien des incertitudes et des échecs, les aider à ouvrir un certain nombre de portes que le monde dans lequel nous vivons à tendance à marquer d'un signal d'interdiction. En un mot, je revendique en toute lucidité, en toute responsabilité mon jugement d'adulte sur des oeuvres d'adultes destinées aux enfants. Bien entendu, la connaissance que j'ai de l'enfant intervient inévitablement dans ma manière d'appréhender un ouvrage, mais pas plus que l'idée que je me fais de la création artistique, de l'écriture romanesque. Je n'ai pas, comme on dit, de critères objectifs et scientifiques indiscutable si ce n'est ce qui est lié à la technique de la lecture: longueur, structure de phrases, typographie, dimension de l'image etc... qui ne sont pas des minces choses. Il n'en est pas moins vrai que les réactions des enfants ne sauraient être ignorées. Connaître ces réactions fait partie de la culture générale des critiques, l'aide à ne pas s'enfermer dans des modèles préfabriqués cela permet d'aider les enfants à découvrir un livre qu'ils semblaient rejeter au départ. Il reste que ce qui est premier c'est le dialogue qui s'instaure entre moi et chaque livre. Ce que j'ai appris au cours de 12 années de pratique me semble ses traduire par une disponibilité d'esprit de plus en plus grande, une sensibilisation à des formes de langage de plus en plus grande, une sensibilisation à des formes de langage de plus en plus diversifiées qui me fait éprouver, je n'en ai pas honte, des moments de plaisirs artistiques aussi intenses devant certains livres d'images, certains romans de 100 pages que devant des oeuvres d'art sacralisées. Et c'est cela que j'essaie de faire passer en priorité dans les courtes notes publiées chaque mois. Avec tout l'avantage que procure la certitude d'écrire pour un public comportant une majorité d'habitués, de lecteurs avec lesquels un dialogue s'est établi au fil des mois, qui connait implicitement les références. Avec aussi la certitude de refuser systématiquement de servir de maître à penser, de directeur de conscience, de juge imperturbable qui décernerait des labels de qualité pour consommateurs en détresse.

    J'espère que ce discours ne paraîtra pas trop vaniteux. J'ai essayé de faire part de quelques réflexions qui me tiennent particulièrement à coeur. On m'accole l'étiquette "critique; elle ne me satisfait pas entièrement. Il est tout un aspect de la critique moderne, de la recherche scientifique contemporaine qui a beaucoup à nous apprendre sur les rapports entre l'enfant et le livre. Il est regretable que les moyens ne soient pas donnés pour le développement de ces études pluridisciplinaires dont Soriano revendique si justement la nécessité, recherches qui feraient accéder la critique de livres pour la jeunesse à un niveau supérieur à celui qui est le sien à l'heure actuelle. Néanmoins, telle qu'elle est, cette critique existe pour l'information, pour la formation aussi. Il convient d'être conscient de ses limites, de ses insuffisances, de ses étroitesses quelquefois, mais aussi du rôle non négligeable qu'elle a joué et continue à jouer dans la prise en compte, par l'école, les bibliothèques, les familles de la place de la lecture dans la formation de la personnalité de l'enfant, comme elle a aidé à la popularité de livres importants de la production contemporaine.