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    Déontologie et actualité

    Par Jean Goasguen

    LA déontologie des bibliothécaires: voilà un sujet de préoccupation qui n'est arrivé que tout récemment dans le champ de notre actualité. Mais c'est très rapidement qu'il est venu occuper au sein de celle-ci une place majeure. Il y a deux ou trois ans à peine, la grande majorité d'entre nous auraient estimé à coup sûr qu'il y avait des thèmes plus urgents, et aussi que le concept même de déontologie, appliqué aux bibliothèques, ne pouvait avoir été produit que par des esprits torturés, en inadéquation complète avec nos soucis et labeurs quotidiens. Et quel mot prétentieux et pédant de surcroit... Excusez-moi, Mme Reboul et M. Albaric, mais j'essaie de traduire fidèlement, et rétrospectivement, une mentalité collective, comme l'on dit. Je n'oublie pas pour autant le rôle pionnier de l'A.D.B.S., qui dès 1976 étudiait une « Esquisse pour une déontologie des bibliothécaires-documentalistes», présentée par Michel Albaric (1) . Mais cela ne change rien à mon propos, qui se limite au petit nombre des bibliothèques publiques.

    Or voici que notre décor familier a été brusquement dérangé par des faits nouveaux. Chacun a pu lire, dans Le Monde du 6 janvier ce titre : « Le pornographe de la R.A.T.P. », et découvrir avec surprise qu'il s'agissait d'un bibliothécaire accusé par son employeur d'avoir acheté quatre B.D. de Tardi et Pichard et d'avoir ce faisant cherché «à nuire à la culture... (et) à la démocratie ». Quelques mois auparavant, plusieurs articles dans la presse nationale, des colonnes entières dans la presse régionale avaient porté sur la place publique « l'affaire d'Aix-en-Provence ». Je note comme un fait nouveau, et comme un fait significatif, l'utilisation par la presse du vocabulaire scandaleux (« pornographe », « affaire ») à propos de bibliothécaires ; pour une profession réputée discrète et effacée, quel bouleversement spectaculaire ! Voici maintenant les bibliothécaires à la une, les voici sous les feux de l'actualité. Et encore si cela avait été pour célébrer leur réussite dans la mise en valeur du patrimoine, ou la progression du nombre de leurs lecteurs ! La réalité est à la fois plus désagréable et plus intéressante : les incidents que je viens d'évoquer n'ont tous deux qu'un seul point commun, leur arrière-plan déontologique.

    A travers le plus récent de ces incidents, c'est la question de la censure qui est posée, mais plus généralement celle de l'indépendance du bibliothécaire, celle de sa compétence en matière d'acquisitions. Ce qui est nouveau, c'est que devant des incidents si exemplaires, nous percevons ces problèmes de manière un peu plus brutale et un peu moins théorique.

    En réalité, la réflexion sur la censure existait déjà ; en 1975, la revue Médiathèques publiques avait essayé de lancer le débat, mais avait obtenu bien peu de réponses (2) . En organisant tout récemment (novembre 1981) une journée sur « les livres qui choquent », le groupe Ile-de-France de l'ABF a enfin abordé de front ce qui était resté tout de même un peu tabou jusqu'à présent. L'enquête préparatoire à cette journée, auprès de toutes les bibliothèques appartenant à notre section (soit des milliers) a suscité près d'une centaine de réponses (3) . Il est apparu que les bibliothécaires même s'ils s'en défendent, pratiquent la censure, qui est le plus souvent de l'auto-censure. La participation de J.J. Pauvert à cette rencontre a été un moment fort qui a permis aux participants d'aller au fond des choses (4) . Mme Granjon, qui a été l'animatrice de la journée, a été précisément chargée d'orchestrer le carrefour de cet après-midi sur « Censure et auto-censure ». Les réflexions du G.I.F. lui fourniront une bonne base de départ.

    L'affaire d'Aix-en-Provence a posé de manière vraiment spectaculaire le problème des rapports entre bibliothécaires et pouvoirs. Ce problème sera l'objet d'un autre carrefour, animé par M.M. Marrey et Grunberg ; carrefour où, on peut le supposer, le cas particulier des bibliothécaires sera mis en relation avec le cas plus général des professionnels de la culture. Quelques-uns parmi nous n'ont pas oublié que l'actuelle municipalité d'Aix-en-Provence avait fait figurer dans son programme électoral une certaine «remise en ordre» dans le secteur culturel, ce que tout le monde avait traduit par « mise au pas ». Dans la période qui suivit les élections municipales de 1977, on s'aperçut peu à peu que les mises au pas allaient précisément se multiplier. Dans notre Sud-Ouest, une ville assez proche de Toulouse se sépara ainsi de tous les chefs de service qui avaient servi sous la précédente municipalité, notamment le bibliothécaire et le conservateur du Musée.

    De toute la France, nous parvenaient des échos de conflits où des bibliothécaires étaient impliqués (et, il importe de le préciser, avec des municipalités de droite comme de gauche). Situation sans précédent qui amena notre organisation professionnelle interrégionale, le CEBRAL (5) à choisir ce thème : « les bibliothécaires et les pouvoirs» pour ses journées d'études 1981.

    Cela dans un premier temps. Car ces journées, prévues en juin 1981, furent reportées en septembre à cause des élections législatives. Ce délai supplémentaire fut mis à profit pour infléchir le thème, en situant cette question des relations avec les pouvoirs dans le cadre plus général de la déontologie du bibliothécaire. Dans l'intervalle, en effet, d'une part, les nouvelles données politiques avaient modifié sensiblement le contexte général, d'autre part, l'ABF avait précisément choisi de consacrer une partie de ses débats de Monaco à un commencement de réflexion collective sur la déontologie.

    Le choix de ce sujet par l'ABF venait dans le droit fil des préoccupations qu'elle avait exprimées l'année précédente à propos d'un autre problème grave : les agressions de plus en plus fréquentes subies par des bibliothécaires dans l'exercice de leur métier, particulièrement dans les banlieux de grandes villes. Un des grands enseignements du carrefour de Monaco fut de constater combien les bibliothécaires de toute obédience et de tout statut étaient passionnés par cette réflexion qui leur était proposée. Quelques jalons importants furent posés, sous forme de motion (6) . Je vous en rappelle l'essentiel. D'abord la définition d'un double objectif : nécessité de la déontologie à la fois pour garantir les services rendus au public et pour garantir des conditions « honorables » à l'exercice de la profession. Ensuite la définition de trois champs de réflexion :

    • 1°) situation et devoirs des bibliothèques par rapport au pluralisme, à la censure, à l'équilibre de leurs différentes fonctions ;
    • 2°) définition de la zone d'indépendance et de compétence des bibliothécaires, à la jonction des droits de leurs employeurs et des obligations du service public;
    • 3°) introduction de la déontologie dans la formation et dans la pratique bibliothéconomique. Après l'affirmation du principe : la déontologie n'est pas d'essence théorique mais pratique («jaillissement des pratiques individuelles et collectives parfois contradictoires »), l'ABF décidait de placer ce thème au premier rang de ses préoccupations, et souhaitait qu'un vaste travail de réflexion s'engage à l'intérieur de l'Association, et notamment dans ses groupes régionaux.

    Je n'ai pas eu connaissance de tous les groupes de travail qui ont pu se réunir ici et là pour répondre à ce souhait, à ces directives. Je me contenterai (pour l'avoir appris trop récemment) de mentionner les travaux du Groupe Alsace et de la sous-section Bibliothèques d'Hôpitaux, et de faire état des travaux des groupes du sud-ouest et de celui de l'Ile-de-France, les seuls sur lesquels j'ai eu des informations suffisantes. Regroupés au sein du CEBRAL, à Dax en septembre 1981, les bibliothécaires du sud-ouest ont consacré la première partie de leur travaux à étudier le compte-rendu du carrefour de Monaco. Ils en ont repris les conclusions et ont soulevé quelques problèmes annexes : - le fait que les élus locaux sont censés représenter les usagers, mais de façon imparfaite et partielle ; - les interférences entre pouvoirs centraux et locaux, entre élus et administration, qui sont vécus difficilement par les bibliothécaires débutants et isolés, (ce qui fait ressortir les lacunes de la formation dans ce domaine) ; - les bibliothécaires du sud-ouest pensent aussi que la démarche déontologique doit s'appliquer non seulement aux rapports avec les employeurs et avec le public, mais aussi aux rapports entre bibliothécaires. Sur le thème des relations avec les pouvoirs (objet de la deuxième partie de la journée), la discussion a dégagé quelques lignes de force :

    • sensibilisation très grande de l'ensemble des participants à la question de leur indépendance professionnelle par rapport aux pressions exercées de toutes parts ;
    • souci de comparaison avec d'autres secteurs professionnels. Par exemple : le propriétaire d'une clinique et le chirurgien.
    • Nécessité de prendre en compte l'existence des conflits, mais pour mieux les dépasser, l'absence de déontologie reconnue étant une porte ouverte à l'accusation commode de « faute professionnelle » ; d'où nécessité d'envisager des instances d'arbitrage ;
    • est-il opportun d'élaborer un code, et quelle autorité serait qualifiée pour le promulguer et le faire appliquer ?
    • Une recommandation générale : tout collègue en difficulté doit pouvoir compter sur une défense vigoureuse par ses pairs, mais la profession doit se garder de camper sur une attitude défensive systématique. Elle a notamment un devoir permanent et public d'information sur ses objectifs et ses activités.

    En effet, le CEBRAL s'est interrogé sur les causes profondes, et cela l'a amené à souligner les mutations de la profession, le changement du rôle des bibliothèques dans la vie sociale : les éventuels conflits entrainés par ces changements valent à tout prendre bien mieux que l'indifférence antérieure. L'exposé de Mme Seibel sur « les mutations en cours dans la profession» devrait nous fournir quelques repères à ce sujet, et nous familiariser avec ce nouvel éclairage.

    Quant au groupe- France, décidément infatigable, c'est lui qui est allé le plus loin jusqu'à présent, en mettant noir sur blanc des propositions et recommandations qu'il compte soumettre à votre verdict dès aujourd'hui. Sa réflexion est la plus moderne de toutes, puisqu'elle s'est manifestée il y a à peine deux semaines. Le groupe de travail avait distribué le thème de la déontologie entre trois carrefours. Premier carrefour : les missions des bibliothèques. Où il est apparu que le mot lui-même prêtait à critique, et qu'il fallait observer avec lucidité la contradiction qui existe entre une mission dite de service public, et une mission dite culturelle. Carrefour où la vertu de coopération fut opposée au péché du repliement sur soi. Deuxième carrefour : bibliothécaires et pouvoirs. Comme on pouvait le prévoir, le débat fut parait-il, très véhément. Mais il n'en aboutit pas moins à un catalogue de recommandations très précises, qui peut se résumer en un tryptique : concertation - qualification - législation. Troisième carrefour : le bibliothécaire face au public. D'où il sortit également un catalogue, celui des devoirs du bibliothécaire - innombrables - et une « estimation » des droits du public.

    Je remercie beaucoup le secrétariat,du GIF, qui m'a fourni pour ainsi dire à chaud un résumé de ce débat, mais je m'en voudrais d'en dire plus, et surtout d'anticiper sur ce qu'il vous expliquera lui-même. Toutefois, j'ai bien le sentiment qu'il n'a laissé aucun aspect dans l'ombre, qu'il a bien fait le tour de tous les problèmes déontologiques et, en particulier, qu'il n'a rien ignoré des expériences étrangères.

    Mme Reboul vous parlera certainement de ces expériences étrangères et, cet après-midi, elle animera un carrefour sur ce sujet, où les comparaisons internationales devront une place privilégiée. J'évoquais, au début de mon intervention, notre arrivée tardive sur le terrain de la déontologie. On en jugera mieux si je rappelle que les bibliothécaires américains avaient préparé un code éthique dès 1938. Mais les anglais ont comme nous, une réflexion collective toute récente, même si, dès 1962 l'un d'entre eux, D. Foskett, publiait un credo du bibliothécaire sur lequel je vous laisse méditer : « No politics, no religion, no moral... ! (7)

    Je vous laisse méditer, mais en me disant bien devant un tel credo d'une laïcité intégrale, il est difficile de ne pas réagir de façon passionnelle. Je crois que la déontologie est effectivement un sujet passionnel, et je sais que les documentalistes, qui sont en avance sur nous dans cette réflexion, se sont déjà affrontés sur une question aussi brûlante que celle du secret professionnel.

    Mais, avant de se passionner, la plupart d'entre nous ont d'abord besoin d'être informés. Ils ne sauraient mieux l'être que par les spécialistes, ici présents, que sont Jacquette Reboul et Michel Albaric. A les entendre vous vous apercevrez que la bibliographie et la pratique du sujet sont déjà très abondantes : ils ont déjà, l'un et l'autre apporté une contribution substantielle à la recherche fondamentale dans ce domaine (8) , et ils se proposent aujourd'hui de vous en faire profiter. Avec eux, nous allons faire une double projection, dans le temps et dans l'espace, mais j'espère aussi que nous pourrons faire des comparaisons éclairantes avec des déontologies très proches, comme celle des journalistes. L'actualité nous offre précisément le traité juridique de Roland Dumas sur Le Droit de l'information : même si nous se sommes pas que cela, nous sommes aussi des professionnels de l'information et de la communication.

    1. 2ème Congrès National français sur l'information et la documentation. Paris, 24-26 Novembre 1976. retour au texte

    2. « Notre enquête express: bibliothèques publiques et censure Médiathèques publiques, n° 37, Janvier-Mars 1 976. Voir aussi l'important dossier sur Le Choix des Livres dans le même revue, n° 51-52 (1979). retour au texte

    3. A propos de cette enquête, voir la critique de M. Bouvv dans Médiathèques publiques, n°61, octobre-décembre 1981. retour au texte

    4. F. Bony, « Les livres qui choquent : faut-il les censurer ? » dans Livres de France, n°26, décembre 1981. retour au texte

    5. Cercle d'Etudes des bibliothèques des régions Aquitaine-Langue-doc. retour au texte

    6. Texte de cette motion dans ABF Bulletin d'informations, n° 112, 1981. retour au texte

    7. Cité dans un important article récent, de B. Usherwood : «Towards a code of Professional Ethics », dans ASLIB Proceedings, vol 33, n° 6, juin 1981. retour au texte

    8. Les travaux de M. Albaric ont paru dans diverses revues : Documentaliste, Bulletin d'information de l'ADEBD, etc; Jacquette Reboul s'est signalée par une étude parue dans les Mélanges de ia Sorbonne «Pour une éthique du bibliothécaire», qui a donné lieu à un C.R. dans Livres-Hebdo du 18-11-1980, et à une critique de J. Breton dans le n° du 3-3-1981 de la même revue. retour au texte