Je vous parlerai de deux choses, conformément à la double casquette d'éditeur et de chercheur sous laquelle je me présente ici. J'essayerai de dire ce qu'un fabricant de revues attend des bibliothèques, j'essayerai de définir d'autre part ce que signifie utiliser des revues d'un point de vue de chercheur. Mais le point de vue de l'éditeur n'est pas très différent, comme je tâcherai de le montrer tout au long de ces quelques considérations.
Il me faut commencer par souligner ce que mon expérience a de particulier. «Le Débat» est ce qu'on appelle traditionnellement une revue générale, paraissant chez un grand éditeur, largement distribuée en librairie, dans les limites du genre, et s'adressant à un public large, en tout cas non-spécialisé. Mais entendons-nous bien sur les termes. Il ne s'agit pas pour autant de vulgarisation. Une bonne partie des articles que nous publions pourrait paraître dans les organes spécialisés. «Non-spécialisé» veut dire ici : ce qui dans chaque discipline, à son niveau de pointe, est susceptible de produire des résultats, présentés sur un mode non-technique, qui intéressent les ressortissants des autres disciplines. Le tout articulé dans la lumière de ce qu'on pourrait appeler le débat civique sur l'évolution de nos sociétés et les choix politiques qu'elles impliquent. Nous ne sommes pas une revue partisane. Nous n'avons pas à prendre parti dans ces choix, mais à les éclairer. Dans la conviction, fondée ou infondée, que tout cela forme un ensemble.
On pourrait justement penser qu'une telle revue qui, pour une part importante, touche directement ses lecteurs est celle qui a le moins besoin des bibliothèques. Eh bien, c'est l'inverse. Une revue, même générale, vit par les bibliothèques, nous en sommes parfaitement conscients. Parce qu'elles font vivre l'objet dans toutes ses dimensions en l'offrant en série, dans son déploiement global. L'acheteur fonctionne au numéro. Il acquiert parce que le hasard lui a appris l'existence de la chose, parce qu'il a vu citer un article, parce que le thème d'un numéro correspond à sa spécialité. Une partie d'entre eux s'arrêtera là. Mais une autre partie, et c'est tout le pari d'une entreprise comme la nôtre, remontera à d'autres choses que nous avons publiées qui font sens par rapport à ce qu'il vient de lire. Notre numéro spécial sur le Musée d'Orsay le conduira à une série d'autres textes sur l'histoire de l'art au XIXe siècle édités auparavant. Et cette curiosité, ce n'est que dans les bibliothèques, le plus souvent, qu'il pourra la satisfaire. Les abonnés eux-mêmes sont rarement abonnés depuis le début - et de moins en moins au fur et à mesure que la revue vieillit. Les lecteurs en découvrent l'existence à un moment donné. Je songe en particulier au cas des étudiants. Une revue comme celle-là s'adresse électivement aux jeunes chercheurs, aux gens qui commencent une thèse et qui ne sont pas encore enfermés dans une spécialité, qui sont capables d'une curiosité large parce qu'ils ont besoin d'apprendre à se situer. A supposer qu'ils deviennent lecteurs de la revue, ils la prennent en marche et c'est là aussi dans les bibliothèques qu'ils pourront s ' initier à l'ensemble du projet ou du moins aux aspects qui les intéressent. Les demandes de renseignements, d'index, de tables dont nous sommes régulièrement saisis en témoignent. Il n'y a pas lieu d'opposer les revues scientifiques très spécialisées que les gens viennent ponctuellement consulter en bibliothèque et une revue générale faite pour circuler hors du circuit des bibliothèques. Plus nous couvrons large, plus nous nous adressons à un public non directement déterminé par une spécialité, plus nous avons besoin du support des bibliothèques pour toucher tout notre public potentiel. Economiquement, à la limite, en parlant par extrapolation, nous pourrions nous passer des bibliothèques. Intellectuellement, en revanche, elles sont pour nous irremplaçables parce que c'est grâce à elles uniquement que notre projet peut rayonner dans tous ses axes. Car évidemment, pour nous, c'est l'ensemble de ces articles et de ces thèmes parfois très éloignés qui a du sens. Et ce n'est que parles bibliothèques que l'ensemble existe comme ensemble pour le plus grand nombre de nos lecteurs.
Reprenant maintenant ma casquette de chercheur et d'utilisateur de revues - mais un éditeur, vous vous en doutez bien, est lui aussi un grand utilisateur de revues, je formulerai deux observations. Elles demandent à être introduites par une remarque générale.
Nous vivons dans un monde où les sciences exactes tiennent une place de plus en plus importante. La recherche en sciences exactes est à l'évidence le vecteur dynamique de la recherche en général. C'est en fonction de ses exigences que s'élaborent des modèles dominants que l'on applique plus ou moins ensuite partout. Or je crois qu'il y a là un problème très grave. Car rien ne dit que ces modèles d'organisation de la recherche mais aussi bien de la documentation s'appliquent valablement aux différents domaines des sciences sociales et des humanités au sens large. Je pense même le contraire. La recherche en sciences humaines et sociales a des exigences tout à fait spécifiques dont il faudrait partir au lieu de s'aligner sur des exemples extérieurs. Pour une part, le malaise des bibliothèques me semble venir de là. Sur le fond, il tient à l'inadéquation d'un modèle général dicté par la domination des sciences dures. C'est tout particulièrement vrai dans le domaine de l'information, de la documentation et de la publication. Je crains à cet égard, comme beaucoup de chercheurs, les effets d'une politique mal comprise.
Je retiendrai deux points en particulier. Deux points de fond qui engagent une doctrine, mais qui ont aussi des conséquences pratiques considérables en matière de politique documentaire :
J'en prendrai trois cas de figure.
C'est seulement sur la base de ces différents paramètres que l'on peut définir une politique visant à optimiser l'accès à l'information. Je dirais pour me résumer, en forçant un peu le trait, qu'un fonds de périodiques, pour un chercheur, vaut surtout par les surprises qu'il lui offre. Trouver ce à quoi il ne s'attendait pas, et qui officiellement n'aurait jamais dû se trouver là, voilà son bonheur. Un livre ou un article qui s'en tiendrait pour ses sources aux bibliographies «scientifiques» concoctées par nos plus prestigieux organismes n'irait pas loin, il le sait, et il attend autre chose. L'information qui l'aidera, voire qui le déterminera, ne sortira pas d'une prétendue «documentation» artificiellement démontée. Ce qu'il attend, ce qu'il espère, en le sachant ou sans le savoir, c'est un lieu magique capable de refléter cette ouverture tous azimuts des curiosités.