Index des revues

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Fabriquer un périodique, utiliser des périodiques

1990
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    Fabriquer un périodique, utiliser des périodiques

    Par Marcel Gauchet, Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue "le Débat"

    Je vous parlerai de deux choses, conformément à la double casquette d'éditeur et de chercheur sous laquelle je me présente ici. J'essayerai de dire ce qu'un fabricant de revues attend des bibliothèques, j'essayerai de définir d'autre part ce que signifie utiliser des revues d'un point de vue de chercheur. Mais le point de vue de l'éditeur n'est pas très différent, comme je tâcherai de le montrer tout au long de ces quelques considérations.

    Il me faut commencer par souligner ce que mon expérience a de particulier. «Le Débat» est ce qu'on appelle traditionnellement une revue générale, paraissant chez un grand éditeur, largement distribuée en librairie, dans les limites du genre, et s'adressant à un public large, en tout cas non-spécialisé. Mais entendons-nous bien sur les termes. Il ne s'agit pas pour autant de vulgarisation. Une bonne partie des articles que nous publions pourrait paraître dans les organes spécialisés. «Non-spécialisé» veut dire ici : ce qui dans chaque discipline, à son niveau de pointe, est susceptible de produire des résultats, présentés sur un mode non-technique, qui intéressent les ressortissants des autres disciplines. Le tout articulé dans la lumière de ce qu'on pourrait appeler le débat civique sur l'évolution de nos sociétés et les choix politiques qu'elles impliquent. Nous ne sommes pas une revue partisane. Nous n'avons pas à prendre parti dans ces choix, mais à les éclairer. Dans la conviction, fondée ou infondée, que tout cela forme un ensemble.

    On pourrait justement penser qu'une telle revue qui, pour une part importante, touche directement ses lecteurs est celle qui a le moins besoin des bibliothèques. Eh bien, c'est l'inverse. Une revue, même générale, vit par les bibliothèques, nous en sommes parfaitement conscients. Parce qu'elles font vivre l'objet dans toutes ses dimensions en l'offrant en série, dans son déploiement global. L'acheteur fonctionne au numéro. Il acquiert parce que le hasard lui a appris l'existence de la chose, parce qu'il a vu citer un article, parce que le thème d'un numéro correspond à sa spécialité. Une partie d'entre eux s'arrêtera là. Mais une autre partie, et c'est tout le pari d'une entreprise comme la nôtre, remontera à d'autres choses que nous avons publiées qui font sens par rapport à ce qu'il vient de lire. Notre numéro spécial sur le Musée d'Orsay le conduira à une série d'autres textes sur l'histoire de l'art au XIXe siècle édités auparavant. Et cette curiosité, ce n'est que dans les bibliothèques, le plus souvent, qu'il pourra la satisfaire. Les abonnés eux-mêmes sont rarement abonnés depuis le début - et de moins en moins au fur et à mesure que la revue vieillit. Les lecteurs en découvrent l'existence à un moment donné. Je songe en particulier au cas des étudiants. Une revue comme celle-là s'adresse électivement aux jeunes chercheurs, aux gens qui commencent une thèse et qui ne sont pas encore enfermés dans une spécialité, qui sont capables d'une curiosité large parce qu'ils ont besoin d'apprendre à se situer. A supposer qu'ils deviennent lecteurs de la revue, ils la prennent en marche et c'est là aussi dans les bibliothèques qu'ils pourront s ' initier à l'ensemble du projet ou du moins aux aspects qui les intéressent. Les demandes de renseignements, d'index, de tables dont nous sommes régulièrement saisis en témoignent. Il n'y a pas lieu d'opposer les revues scientifiques très spécialisées que les gens viennent ponctuellement consulter en bibliothèque et une revue générale faite pour circuler hors du circuit des bibliothèques. Plus nous couvrons large, plus nous nous adressons à un public non directement déterminé par une spécialité, plus nous avons besoin du support des bibliothèques pour toucher tout notre public potentiel. Economiquement, à la limite, en parlant par extrapolation, nous pourrions nous passer des bibliothèques. Intellectuellement, en revanche, elles sont pour nous irremplaçables parce que c'est grâce à elles uniquement que notre projet peut rayonner dans tous ses axes. Car évidemment, pour nous, c'est l'ensemble de ces articles et de ces thèmes parfois très éloignés qui a du sens. Et ce n'est que parles bibliothèques que l'ensemble existe comme ensemble pour le plus grand nombre de nos lecteurs.

    Reprenant maintenant ma casquette de chercheur et d'utilisateur de revues - mais un éditeur, vous vous en doutez bien, est lui aussi un grand utilisateur de revues, je formulerai deux observations. Elles demandent à être introduites par une remarque générale.

    Nous vivons dans un monde où les sciences exactes tiennent une place de plus en plus importante. La recherche en sciences exactes est à l'évidence le vecteur dynamique de la recherche en général. C'est en fonction de ses exigences que s'élaborent des modèles dominants que l'on applique plus ou moins ensuite partout. Or je crois qu'il y a là un problème très grave. Car rien ne dit que ces modèles d'organisation de la recherche mais aussi bien de la documentation s'appliquent valablement aux différents domaines des sciences sociales et des humanités au sens large. Je pense même le contraire. La recherche en sciences humaines et sociales a des exigences tout à fait spécifiques dont il faudrait partir au lieu de s'aligner sur des exemples extérieurs. Pour une part, le malaise des bibliothèques me semble venir de là. Sur le fond, il tient à l'inadéquation d'un modèle général dicté par la domination des sciences dures. C'est tout particulièrement vrai dans le domaine de l'information, de la documentation et de la publication. Je crains à cet égard, comme beaucoup de chercheurs, les effets d'une politique mal comprise.

    Je retiendrai deux points en particulier. Deux points de fond qui engagent une doctrine, mais qui ont aussi des conséquences pratiques considérables en matière de politique documentaire :

    • 1 - Il y a une particularité de la démarche en sciences humaines et sociales qui est l'importance de la dimension historique des problèmes. Reconstituer le cheminement d'une question, rétablir la manière dont un problème a été posé au départ et dont il a évolué est une dimension fondamentale de la recherche. Vous voyez bien les effets en matière de documentation. Autant dans le domaine des sciences exactes, à quelques exceptions près dans lesquelles je n'entre pas, les publications se périment, autant leur conservation sur une longue durée est une exigence capitale dans le domaine des sciences humaines. La documentation utile n'est pas seulement dans les publications récentes - elle peut remonter très loin. Il me paraît même clair qu'au cours de la dernière période, en fonction des interrogations actuelles, ce besoin a augmenté en acuité. Ethnologie ou sociologie, voire démographie, économie, sans parler de l'histoire en quête de sa propre histoire : autant de disciplines où la ressaisie critique du passé de la discipline est une dimension vivante de la recherche. C'est pourquoi il convient de se méfier des effets de sens induits par le terme de «périodiques». Il y a en effet une différence décisive entre un journal et une revue, qui est la persistance dans le temps. Ce qui a sens, c'est la «collection». Sous ce point de vue, une réflexion sur ce que veut dire collection serait de première importance. Le problème, en un mot, n'est pas seulement ici d'apporter convenablement le nouveau, il est d'assurer la survie et de garantir l'exploitation de l'ancien.
    • 2 - On ne saurait trop insister sur le phénomène de «l'imprévisibilité de l'information». Selon le mot de Pi-casso, dans ces domaines, on ne cherche pas, on trouve. On trouve en tout cas ce qu'on ne cherche pas. Le nouveau significatif vient toujours de là où on ne l'attendait pas.

    J'en prendrai trois cas de figure.

    • * - La simple contiguïté matérielle. Vous consultez une revue pour un article dûment répertorié dans les bibliographies, et qui n'aa aucun intérêt, ce dont vous vous apercevez au bout de vingt lignes, mais en revanche vous tombez à côté sur un texte réellement important qui a échappé, lui, à toutes les recensions. Le fait est trivial, mais il a de grandes conséquences très actuelles. Il suffit à condamner cette image futuriste de la bibliothèque sans livres qu'affectionnent des esprits qui se croient audacieux, où l'on fournirait à la demande les pages qu'il faut à partir d'un document original unique. Peut-être est-ce un fonctionnement approprié dans le cas des sciences exactes, sûrement pas dans le cas des sciences humaines et sociales.
    • b - C'est encore plus vrai dans le registre de la contiguïté intellectuelle des disciplines. C'est très souvent de l'extérieur des disciplines que vient l'information la plus significative. J'en prends pour exemple le courant majeur des sciences humaines au XXe siècle : le structuralisme. Qui pouvait prévoir que les résultats de la recherche la plus pointue en linguistique iraient informer et modifier complètement les pespectives de l'ethnologie, pour de là repasser dans le domaine de l'analyse littéraire ? C'est uniquement en assurant la plus large juxtaposition possible d'informations que vous pouvez encourager un tel phénomène. Il est probable aujourd'hui qu'il est en train de se produire quelque chose d'un ordre analogue entre une partie des mathématiques d'un côté et cette série de disciplines, de l'autre côté, qui convergent à l'enseigne de la cognition. Qui dira d'avance, dans ce processus, où va se situer la nouveauté parlante ? C'est en facilitant les circulations, sans préjugé, qu'on permettra aux choses d'avancer. Soit dit au passage, c'est bien ce qui donne sens au projet d'une revue générale comme «Le Débat», qui s'efforce justement d'organiser ce genre de croisements et de juxtapositions.
    • c - S'ajoute un dernier point : c'est qu'il y a une imprévisibilité «sociale» de l'information. L'innovation vraie surgit toujours ou presque en dehors des circuits programmés. Elle est le fait de gens nouveaux, sinon jeunes, de gens en marge des circuits officiels, de gens qui ont à emprunter des circuits de publication inhabituels. A cet égard, les revues sont un véhicule privilégié, l'histoire des idées est là pour l'attester. Dans la plus petite revue d'allure marginale peut se dissimuler la publication la plus lourde d'importance - beaucoup plus probablement que dans les périodiques très officiels. Là aussi, ces publications destinées rétrospectivement à devenir des événements ne seront pas sur le coup répertoriées au titre de l'information dite scientifique. Il n'est que de regarder la liste des revues qui font l'objet de «reprints» - -justement parce que très peu d'institutions les possèdent. Elle avertit contre le risque de cécité qui continue aujourd'hui de nous menacer, à l'égard de ce qui sera,tenu demain pour important.

    C'est seulement sur la base de ces différents paramètres que l'on peut définir une politique visant à optimiser l'accès à l'information. Je dirais pour me résumer, en forçant un peu le trait, qu'un fonds de périodiques, pour un chercheur, vaut surtout par les surprises qu'il lui offre. Trouver ce à quoi il ne s'attendait pas, et qui officiellement n'aurait jamais dû se trouver là, voilà son bonheur. Un livre ou un article qui s'en tiendrait pour ses sources aux bibliographies «scientifiques» concoctées par nos plus prestigieux organismes n'irait pas loin, il le sait, et il attend autre chose. L'information qui l'aidera, voire qui le déterminera, ne sortira pas d'une prétendue «documentation» artificiellement démontée. Ce qu'il attend, ce qu'il espère, en le sachant ou sans le savoir, c'est un lieu magique capable de refléter cette ouverture tous azimuts des curiosités.