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    BN-Sycomore

    Ou l'automatisation de la communication et du récolement dans les départements des Livres et imprimés et des Périodiques

    Par Ghyslaine Duong-Vinh, Conservateur au département des Livres imprimés

    Il était une fois...Pourquoi pas ? C'est ainsi que commencent toutes les belles histoires, ou les contes à dormir debout...

    Il était une fois, donc, par une chaude journée de, disons 1674, un homme fort las, réfugié sous l'ombrage des grands arbres du parc, encore mal sorti de sa sauvagerie d'ancien marais, dont le grand Roi Louis voulait qu'il fût le splendide écrin du plus beau château du monde.

    Il était bien marri, notre homme, après le sombre entretien que venait de lui accorder le Maître de la Librairie royale. A croire que la Bibliothèque dût subir, tant que Dieu voudrait qu'elle existât, la perpétuelle menace de l'engorgement : l'espace manquait toujours pour engranger les fabuleuses collections que le ministre Colbert s'employait à réunir pour la plus grande gloire de son Roi ; il logeait même les merveilles dans ses propres maisons... Foin de tous les efforts : on rangeait mal, on avait grand peine à retrouver ce qu'on cherchait, et aucune mémoire humaine ne suffisait plus depuis longtemps à la connaissance complète des fonds ! Lui et ses collègues se dépensaient sans compter, mais depuis l'invention de M. de Gutenberg, il était écrit que les jours des gardes de la Librairie ne seraient plus jamais assez longs !

    Et les lecteurs ! Quelle exigence, quelle impatience ! Ils voulaient tout, tout de suite ! Comment, mais comment accélérer la recherche, porter à la connaissance de tous la richesse et la diversité d'un fonds qu'ils pourraient explorer euxmêmes ? Et surtout, comment s'y retrouver, soi, dans ce somptueux et décourageant capharnaüm ?

    Ah ! On était loin de Gabriel Naudé qui, cinquante ans plus tôt, recommandait que la bibliothèque publique soit " ouverte pour tout le monde sans excepter âme vivante " et voulait que " le bibliothéquaire avec ses serviteurs [soient] obligez de donner aux estudiants tous les livres qu'ils pourront demander en telle langue ou science que ce soit "...

    Accablé tant par le souci que par l'implacable soleil qui, décidément, symbolisait bien le monarque, il s'assoupit doucement sans bien s'en rendre compte.

    " Ne doute point, Nicolas | .. .'' (1) " Ne doute point, Nicolas, ton maillon dans la chaîne des siècles sera l'un des plus résistants. Tu oeuvreras pour tes successeurs jusqu'à la trentième génération, au moins... Alors je serai là. Sois confiant, je prendrai ton relais ! " Nicolas Clément s'éveilla en sursaut tant la voix lui paraissait réelle. Il leva la tête vers l'arbre d'où semblaient sortir ces étranges et folles paroles. Il regarda un moment filtrer les rayons du soleil au travers des feuilles dentelées du majestueux sycomore qui le dominait.... Et la lumière lui vint !

    L'auteur se gardera bien de garantir l'authenticité historique de l'anecdote. Il n'en demeure pas moins ce fait avéré : plus de trois siècles ont passé et la Bibliothèque Nationale vit toujours de la classification de Nicolas Clément.

    Vie et destin d'une classification

    Voilà enfin les livres rangés sur les rayons, répertoriés par discipline. Moyennant les modifications plus ou moins importantes apportées par chaque époque, on continuera à se servir du cadre de classement conçu par Nicolas Clément pour organiser les collections et élaborer les catalogues successifs jusqu'à l'aube de notre siècle.

    Après l'afflux des confiscations révolutionnaires et des butins de guerre des armées impériales, le travail monumental de générations de bibliothécaires aboutit au prodigieux fonds désormais appelé " Inventaire ", clos en 1875.

    Mais le classement méthodique directement en magasin et les catalogues qu'il sert à réaliser se révèlent à la longue trop onéreux en temps et en personnel, sans compter que l'insertion des nouveaux ouvrages dans une numérotation continue devient de plus en plus problématique pour certaines séries. Cette méthode de travail n'est en outre pas assez efficace, ni assez rapide pour décrire la totalité des collections. Les catalogues méthodiques sont donc abandonnés au profit des catalogues généraux alphabétiques :

    • Auteurs, de 1897 à 1959
    • Auteurs et matières de 1960 à 1969
    • «BN-Opale, le catalogue informatisé, pour les entrées depuis 1970.

    Que reste-t-il, en notre fin de XXesiècle, de la classification de Nicolas Clément ?

    • Des séries historiques remaniées, sophistiquées parfois jusqu'à l'excès, extrêmement difficiles à ranger parce que cotées sans tenir compte du format des ouvrages. Ce sont les lettres dites " cataloguées " car elles ont fait l'objet des catalogues méthodiques publiés au XIXesiècle.
    • Dans les séries non cataloguées, seule la lettre subsiste. Mais elle se morcelé en cinq formats dans lesquels on numérote les livres par ordre d'arrivée : la succession des titres n'est plus du tout significative sur les rayons.

    Toute classification est le miroir de son temps... Les temps changent et le savoir évolue : le fonds du XXesiècle s'accroît peu dans les quatre premières sections consacrées à la religion. Mais sociologie, technologie moderne, sciences exactes,... se bousculent a l'étroit dans les séries " R " (Sciences philosophiques, morales et physiques), " V " (Sciences et arts), et " Z " (Polygraphie) qui accueille tout ce qu'on ne peut plus décemment faire entrer dans les autres séries.

    Ainsi donc, la dernière version de la méthode MERISE voisine sans vergogne avec Alain Delon, les recettes de Tante Marie, le cours de navigation des Glénans ou le génie architectural de Ricardo Bofill... Les compromissions de ce genre sont devenues légion !

    Les fonds au quotidien vie (peu) pratique

    Le nième successeur de Nicolas Clément que j'étais en arrivant dans les magasins du département des Livres imprimés, transfuge de la Lecture publique, découvrit avec stupéfaction qu'on y pratiquait encore (héritage oblige, comme je l'ai compris depuis) ce que ses professeurs de l'E.N.S.B., alors membres éminents de la Bibliothèque Nationale, dénonçaient eux-mêmes comme une hérésie bibliothéconomique : la confusion entre cote topographique et cote systématique.

    • Autant de remords intellectuels, autant de remaniements en magasin, et sur trois cents ans, on a souvent perdu le fil d'Ariane !
    • Il n'y a pas de véritable registre d'inventaire, mais des carnets d'attribution de cotes.

    La pratique intensive des sous-cotes permettant de garder regroupés en rayons les ouvrages d'une même publication en série, une ligne dans un carnet peut représenter un document physique ou, aussi bien, plusieurs dizaines de mètres linéaires de livres en magasin. Le cas de la collection " Que sais-je ? " du Dépôt légal en est un exemple frappant :

    • cote du carnet (1 ligne) = 8° Z 28960
    • »sous-cotes attribuées = de (1) à (2601)
    • métrage linéaire en magasin = 38 mètres !

    On n'inventorie donc pas toujours un par un les nouveaux arrivants dans les publications en série. C'est pourquoi il est si difficile aujourd'hui d'annoncer le nombre exact de documents imprimés conservés à la Bibliothèque Nationale.

    Même après l'avènement de l'informatique, avec BN-Opale, les livres continuent d'être inscrits dans des subdivisions dont presque tout le monde ignore aujourd'hui la signification. En magasin, pour toute recherche, toute communication, s'ajoute la difficulté d'intégrer et de replacer correctement les livres dans le contexte renouvelé de la saturation imminente des espaces de stockage.

    A la fin du XIXesiècle, les collections atteignaient à peu près trois millions de volumes. Le XXesiècle les a déjà triplées. Pour travailler sur une telle masse d'ouvrages, le personnel des départements s'est divisé en équipes spécialisées pour assurer la reliure, la restauration et, plus récemment, la sauvegarde, par micrographie surtout, des documents nés de l'industrie de la pâte de bois, qui se meurent résolument de leur trop grande acidité. Chaque service a ses fichiers de travail, circule, prélève, transmet, signale, replace... Le seul endroit où peuvent se retrouver centralisées les informations sur le sort définitif ou provisoire des ouvrages, c'est le magasin central du Département des Livres imprimés, grâce aux fantômes qui sont souvent le seul recours pour connaître le devenir d'une cote.

    C'est par besoin de remettre de l'ordre, de rassembler définitivement les informations à l'usage du public et du personnel que Sycomore sera, en fait, la " mémoire retrouvée " de la Bibliothèque Nationale, la restitution de l'héritage de Nicolas Clément.

    Vignette de l'image.Illustration
    Classification de Nicolas Clément (1675-1684) et classification des imprimés à la BN en 1991

    Sycomore (SYstème de COMmunication des Ouvrages et REcolement).

    L'application, financée par la Bibliothèque de France, a pour objectifs : le contrôle de la disponibilité des ouvrages, la constitution d'une base de cotes existantes, l'édition des bulletins, le suivi de. la communication et l'exploitation statistique.

    a Le contrôle de la disponibilité des ouvrages se fait par :

    • »l'établissement de tables de renvois vers d'autres cotes (exemplaires reco-tés, autres éditions, reprints...), d'autres supports (double exemplaire en usuel, microforme...), d'autres lieux de consultation (fonds transférés à la Réserve, dans lés départements des Périodiques, des Cartes et Plans, à Versailles,...) avec éventuellement des messages informatifs, en toutes lettres, porteurs de toute précision complémentaire jugée nécessaire pour la communication de la cote.
    • »l'enregistrement des traitements en cours : reliure, reproduction, restauration...
    • la mémorisation des communications de durée plus ou moins variable : ouvrages mis de côté par les lecteurs, emprunts des services de la BN, expositions en cours...

    une base de cotes existantes est créée pour les documents imprimés (équivalent d'un registre topographique unique), alimentée au fur et à mesure du récolement général en cours dans les départements des Livres imprimés et des Périodiques.

    * les bulletins de demande sont édités directement dans le magasin concerné, quel que soit l'endroit où se trouve le lecteur, pour le jour même ou pour une date ultérieure de son choix, et par conséquent, le suivi et le contrôle de la communication des ouvrages (le lecteur n'aura plus à reporter ses coordonnées à chaque demande : elles seront connues du système dès l'entrée en salle de consultation grâce à l'informatisation préalable du fichier des lecteurs et au code à barres apposé sur les cartes d'inscription.)

    M l'exploitation statistique de l'enregistrement des demandes des lecteurs, permet de déterminer le taux de communication des différents fonds et les programmes éventuels d'acquisition sur les cotes les plus utilisées.

    0 la gestion informatique des procédures permet aux services de traitement du livre les prélèvements d'ouvrages, l'information des lecteurs et du personnel quant aux délais de remise en communication.

    I Naissance de Sycomore

    Bref aperçu historique

    Janvier 1987 : une note du département des Livres imprimés fait état de la possibilité d'informatiser une partie de la communication, non pas à partir de la saisie des cotes des carnets, comme envisagé précédemment, mais en centralisant les informations éparpillées dans les divers fichiers et registres de la maison dans une base dite " des indisponibles ".

    a Octobre 1988 : en conclusion de l'étude de faisabilité, trois étapes sont retenues, pour la réalisation de l'application " Automatisation du suivi de la communication " :

    • »Constitution et gestion des " indisponibles permanents " (transferts de collections, renvois définitifs...)
    • »Gestion des " indisponibles provisoires " (pour cause de reliure, traitements divers sur les ouvrages...)
    • »Gestion des demandes de communication (édition localisée des bulletins, statistiques...)

    A ce stade, il n'est encore question que de gérer des cotes, pas les documents physiques communicables : une cote non indisponible en magasin est réputée présente, donc l'ouvrage est communicable. On ne peut d'ores et déjà pas employer le terme d'automatisation de la communication, pour deux raisons essentielles :

    • L'application ne gère que des cotes, et ne fait en aucun cas de contrôle bibliographique sur l'adéquation de la cote avec le titre demandé. Autrement dit, BN-Sycomore ne fera pas office de catalogue général ; les lecteurs passeront par les catalogues imprimés, sur fiches ou BN-Opale, pour connaître les références de l'ouvrage qu'ils désirent consulter, puis ils saisiront leur cote sur les terminaux Sycomore.
    • Pour des raisons liées aux nécessités de la conservation, on ne peut marquer le document lui-même pour qu'il soit directement reconnaissable par le système informatique. Seul le bulletin de demande, attaché au livre communiqué, portera un code à barres qui permettra de suivre le circuit de la communication, depuis l'édition de la demande jusqu'au retour du document en magasin.

    C'est pourquoi on a choisi pour titre à l'application : " Automatisation du suivi de la communication "

    a le 14 juillet 1988, le Président de la République annonce la création d'une " très grande bibliothèque d'un type entièrement nouveau " qui " devra couvrir tous les champs de la connaissance, être à la disposition de tous, utiliser les technologies les plus modernes de transmission de données, pouvoir être consultée à distance et entrer en relation avec d'autres bibliothèques européennes ". Les collections d'imprimés de la Bibliothèque Nationale déménageront à la Bibliothèque de France. Un récolement complet des fonds s'impose.

    m Septembre 1989 : Suivi de la communication + Récolement = Sycomore

    Les imprécisions et lacunes des carnets rendant quasiment impossible un récolement classique, on récole à partir des documents, directement en magasin. Pour la saisie, on s'appuie sur le contrôle du " dictionnaire des cotes " et les déclarations d'indisponibilités ou de renvois prévus pour la communication. On constitue ainsi la base des documents imprimés existants, le véritable inventaire topographique des collections conservées par les départements des Livres imprimés et des Périodiques.

    Sycomore a pour but d'effectuer la communication des documents physiques, dès que le récolement de chaque fonds (format-lettrage) sera complet. Comme le récolement ne doit s'achever qu'à la veille du déménagement des collections, le système sera à même d'assurer simultanément la communication " par défaut ", à partir des cotes plausibles non récolées et la communication des documents réels répertoriés dans la base. Pour ce faire, il fallait un outil de contrôle des cotes particulièrement performant : le dictionnaire des cotes.

    Le dictionnaire des cotes ou " DICCO "

    C'est la clé de voûte de Sycomore. Il constitue le répertoire exhaustif et exclusif (pour les collections imprimées, sur support papier, microformes ou autres) de 20 formats, 2 226 lettrages (dont 2 027 pour les lettres cataloguées),2 880 combinaisons " format-lettrage " recensées avec, pour chacune, les séquences numériques extrêmes (définitives pour les fonds clos, remises à jour régulièrement pour les fonds courants). Toute cote impossible pour les départements des Imprimés et des Périodiques sera donc rejetée d'emblée.

    Il consacre la structure (re)constituée des cotes d'imprimés en trois segments, déjà pratiquée par BN-Opale : format-lettrage-numéro (sous-cote).

    Il effectue le contrôle et la normalisation syntaxique de toute cote saisie, sous toute forme présente dans les catalogues ou fichiers de la Bibliothèque Nationale : [80Ln.27 230 A(2) sera lu [8-LN27-230 (A,2).

    C'est par le dictionnaire des cotes qu'on connaît immédiatement les numéros vacants pour un format-lettrage, les transferts définitifs de tout ou partie d'un fonds dans d'autres magasins (avec ou sans recotation), les immobilisations ponctuelles de tranches de cotes pour motif de récolement, reproduction de masse, mouvements de collections en magasin ou... déménagement.

    Le DICCO, c'est vraiment un instrument de type entièrement nouveau à la Bibliothèque Nationale ! Il faut avoir peiné en magasin, s'être épuisé dans des recherches pas toujours fructueuses, souvent recommencées, avoir remonté infatigablement les filières du circuit du livre, enquêté sans se décourager sur le passé des fonds et l'histoire des catalogues, pour pouvoir vraiment apprécier à leur juste valeur les délices du contrôle-DICCO "... La classification de Nicolas Clément ressuscite de ses propres égarements : ça marche !

    I L'application BN-Sycomore

    Octobre 1991

    Tous les logiciels concernant la gestion des fonds et la communication, élaborés par la Société Alcatel TITN Answare, ont été livrés à la fin de l'été et sont en phase de test. Cependant l'application est déjà en cours d'exploitation depuis le mois de mai 1991 pour la création des documents provenant du récolement (à ce jour, environ un million d'enregistrements) et de la saisie initiale des fichiers et registres de renvois (environ deux cent mille enregistrements).

    Des fantômes seront édités pour toutes les cotes d'ouvrages absents de leur magasin d'origine, ce qui facilitera le travail du récolement et, plus tard, le déménagement des collections vers le site de Tolbiac. On prévoit d'ici la fin 1991, la mise en place de 45 000 fantômes pour le seul magasin central des Imprimés...

    Les tables de référence servant au paramétrage de la communication dans les différents magasins et salles des deux départements sont prêtes. La saisie du fichier des lecteurs de la Bibliothèque Nationale sera effectuée par une société externe sous l'autorité du Service Accueil.

    Après une mise en place progressive, l'application BN-Sycomore sera probablement entièrement opérationnelle pour le public de la Bibliothèque Nationale dès le début de 1992. Pour le personnel, comme pour le lecteur, elle bousculera quelques habitudes, remettra en cause certaines traditions, modifiera circuits de travail et comportements, tout comme, probablement, les méthodes révolutionnaires de Nicolas Clément en son temps.

    Un peu anxieux, émerveillés aussi de voir se réaliser un rêve auquel on n'osait croire, dans les départements des Livres imprimés et des Périodiques, nous " croisons les doigts "... et souhaitons à Sycomore la longévité de l'arbre qui lui prête son nom.

    1. Pour la version originale en Français du XVIIe siècle, se reporter à Vaugelas ou à Perrault... retour au texte