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    La lecture publique, l'école et les sociologues

    Par Jean-Louis Fabiani, EHESS-Marseille

    Que peuvent ajouter les sociologues au constat aujourd'hui classique du cloisonnement entre le dispositif institutionnalisé de lecture publique et le système d'enseignement ? Comment rendre compte du paradoxe apparent que constitue la coexistence de "cultures du livre" distinctes dans ces deux univers, alors qu'historiquement la tutelle du Ministère de l'Instruction publique, puis de l'Edu-cation nationale, sur les bibliothèques publiques a constitué une spécificité française, et que l'incitation à la coopération entre bibliothécaires et enseignants est un des topoï les plus fréquents de la rhétorique administrative ? Il ne peut être question de répondre dans les remarques qui suivent à des questions aussi massives, dont la réitération fait sans doute le charme des congrès de bibliothécaires, puisqu'elle offre une bonne occasion de ranimer la flamme de l'ardeur professionnelle à l'évocation de l'inertie ou de la morgue de leur pesant partenaire.

    La contribution de la sociologie doit être ramenée à des dimensions plus modestes: elle peut prendre deux directions. La première conduit à cesser de prendre comme allant de soi la thématique du cloisonnement, à laquelle il faudrait plutôt substituer celle de complicité querelleuse (tant sont multiples les zones de contact). La seconde doit permettre de poser le problème en le rapportant aux transformations qui affectent le système d'enseignement : ainsi, en quoi la forte croissance de la demande d'éducation, qui s'est exprimée entre autres conséquences par le doublement en une vingtaine d'années du pourcentage d'enfants d'une classe d'âge atteignant le niveau du baccalauréat peut-elle avoir des effets sur les modes de relation entre les réseaux de lecture publique et les institutions d'enseignement ? On peut poser la même question à propos d'autres constats que font les sociologues de l'éducation concernant la translation vers le haut d'une structure à peine déformée de l'inégalité des chances scolaires des différentes classes sociales, c'est-à-dire la persistance de l'inégalité scolaire, au prix de modifications limitées sous l'effet de l'émergence de dispositifs de sélection différée et de la dévaluation tendancielle des titres scolaires.

    Une histoire très discontinue...

    Il est remarquable que la sociologie de l'éducation ait eu en France une histoire très discontinue. Elle accompagne inévitablement l'émergence des grandes conceptualisations (Durkheim, Bourdieu et Passeron), offre une arène aux débats épistémologiques et méthodologiques (individualisme méthodologique vs. holisme, constructivisme vs. structuralisme), mais voit également succéder aux moments d'intense élaboration théorique des périodes plus ternes, voire franchement atones. Ainsi l'impulsion donnée par Durkheim à la sociologie historique de l'organisation scolaire et universitaire (dans l'Evolution pédagogique en France) est sans lendemain, et il faut attendre les années soixante pour que soient réinterprétés dans un cadre théorique ambitieux les constats empiriques qui illustrent les fortes inégalités dans l'accès aux formes supérieures d'enseignement aussi bien que dans la longévité et la réussite scolaires. Les avancées sociologiques des années soixante dix ont été riches en effets idéologiques, qu'on a sans doute plus facilement retenus que les concepts. Aujourd'hui, les sociologues dits "critiques" (par opposition à la sociologie de service) ont tendance à déserter le terrain de l'Ecole et ne contribuent pas peu à laisser le champ libre à l'affrontement très prévisible entre les tenants du conservatisme professoral, qui plaident pour un retour magique à un état antérieur du système d'enseignement, et les technologues de l'innovation pédagogique, dont une partie des prescriptions est articulée autour d'une problématique de l'ouverture de l'Ecole. Les sociologues refusent le plus souvent de jouer le rôle de conseiller du prince et évitent ainsi d'avoir à monnayer leurs constats en prescriptions. Les recommandations successives de Baudelot et Establet dans leurs ouvrages récents (en faveur d'un "smic culturel" dans Le niveau monte ou de la promotion féminine par l'investissement scolaire dans Allez les filles ) constituent plutôt une exception dans le paysage. Les analyses des interactions scolaires inspirées de l'ethnométhodologie, qui s'opposent nettement aux théories structuralistes des années soixante dix, ne parviennent pas véritablement à s'imposer en France. De ce fait, on n'est pas forcé de partager l'optimisme de Jean-Claude Passeron qui présentait récemment une "vue réconfortante de la sociologie de l'éducation en France", dans Les Champs de la sociologie française (1) : les sociologues ne jouent plus dans le débat public le rôle qu'ils avaient tenu il y a une vingtaine d'années par rapport à la destruction du mythe de l'école libératrice. Ceci peut être considéré comme un handicap, dans la mesure où la plus grande partie de la production dans ce domaine n'affiche pas de grandes ambitions conceptuelles. Mais c'est aussi un avantage, dans la mesure où l'on peut plus aisément faire le départ entre l'apport spécifique des théories et les emballements idéologiques qu'elles ont pu susciter. Sans doute faudrait-il porter son attention sur les conditions sociales de réception du discours sociologique pour comprendre le succès à la fois extraordinaire et gros d'ambiguïtés de la sociologie critique de l'éducation auprès des membres du corps enseignant aussi bien que des agents de l'action culturelle. En l'absence de travaux de référence sur ce point (qui pourrait être l'occasion de constituer un beau programme pour une sociologie de la réception des oeuvres savantes), on se bornera à constater que l'adhésion plutôt massive des agents sociaux aux problématiques de la "reproduction", fût-ce aux prix de malentendus, contraste avec la force de la résistance profane aux énoncés de la sociologie le plus souvent constatée. Le souhait que formule Pierre Bourdieu en ouverture d'Homo academicus -un discours scientifique appelle une lecture scientifique- s'apparente à un voeu pieux ou à une plaisanterie : les sciences sociales sont condamnées à l'exotérisme, pour le meilleur et surtout pour le pire (2)

    Si l'on interprète l'accroissement significatif de la demande d'éducation à travers la grille que constitue le modèle de la translation de la structure des chances d'accès à l'Ecole (c'était le thème central de la Reproduction dont on trouve la petite monnaie dans un grand nombre de travaux ultérieurs), on se donne les moyens de comprendre les changements à partir de la capacité du système à produire de nouvelles différenciations au prix de la redéfinition continue des critères de la rareté scolaire et des dispositifs de relégation. C'est ainsi que l'intensification de l'utilisation que les membres des classes moyennes et supérieures font du système d'enseignement aussi bien que l'entrée en scène de groupes sociaux qui étaient traditionnellement de faibles utilisateurs de l'Ecole conduit à la dévaluation des titres scolaires (ceci est particulièrement vrai des titres inférieurs), laquelle a deux conséquences principales : l'accroissement des difficultés pour ceux qui se trouvent démunis de ces titres, et le développement de stratégies de reconversion (ou de lutte contre le déclassement) de la part des détenteurs de titres dévalués (c'était le fil conducteur de la Distinction). Le rapport au système scolaire est dans cette perspective le schème explicatif de presque toutes les formes de "malaises sociaux" : échec scolaire pur et simple pour les plus démunis, désenchantement pour tous ceux qui ne peuvent manquer de ressentir le décalage entre les aspirations que suscite le système et les chances effectives de rétribution qu'il offre. Mais on peut aussi faire découler de ce modèle, fût-ce au prix de forçages ou d'approximations, des éléments pour comprendre la tendance à la généralisation de l'instabilité des représentations de l'identité sociale aussi bien que pour analyser l'émergence de nouveaux secteurs professionnels, comme celui de l'animation culturelle au sein duquel semble s'accomplir la "petite bourgeoisie nouvelle", ce qui donne l'occasion à Pierre Bourdieu de développer ses analyses les plus fameuses, et sans doute les plus discutables, sur "ces petits bourgeois déclassés prétendant au reclassement" (3) . Il n'est pas sûr en effet que la problématique du "déclassementreclassement" constitue une clé universelle pour comprendre la logique du développement des formes diverses qu'a pu prendre l'institutionnalisation de l'action culturelle. Le recours à une explication en ces termes peut en effet conduire à une représentation fallacieuse des rapports entre l'Ecole et ce qu'on définit comme le secteur de l'action culturelle. Ce n'est qu'à travers une histoire sociale de la professionnalisation des secteurs divers de l'intervention culturelle qu'on pourrait percevoir les singularités françaises dans ce domaine.

    La rigidité des institutions d'enseignement et de leurs agents, souvent dénoncée par les professionnels de l'action culturelle qui sont conduits à penser qu'ils sont les seuls à faire leur bout de chemin vers le partenaire, doit être renvoyée à une propriété des systèmes d'enseignement. Durkheim a décrit dans l'Evolution pédagogique en France cette tendance des institutions et des corporations d'enseignants à s'affranchir progressivement des formes les plus explicites de la demande sociale : la professionnalisation progressive des agents de la transmission et les processus de codification des corpus sont la condition de cette autonomisation, dans laquelle Durkheim, et surtout Halbwachs dans sa préface à l'édition posthume de l'ouvrage, ont vu la cause de la tendance des institutions scolaires à survivre aux conditions sociales qui avaient permis leur apparition, au prix, il est vrai, de redéfinitions et de recompositions. Le clivage entre le monde scolaire et le reste de la vie sociale constitue une constante, et si les contenus de l'enseignement changent en permanence, il n'en demeure pas moins que la tendance à la déréalisation et à la déshistoricisation constitue la forme universelle de la transmission pédagogique. C'est ce qui explique la permanence des tensions entre le monde scolaire et tous les autres mondes sociaux, et la vanité qu'il y a à vouloir à toute force proclamer les vertus de l'ouverture du système d'enseignement.

    1 Les rapports entre les bibliothèques et l'Ecole...

    Il y a trois façons de penser les rapports entre les bibliothèques et l'Ecole. La première fait de cette institution le complément naturel du dispositif d'inculcation pédagogique, un lieu d'étude qui figure par excellence, à travers la discipline des corps et la présentation de l'ordre du savoir qu'il manifeste, l'unité du système d'enseignement et du mode de transmission, par delà la hiérarchie des degrés et des cycles, la diversité des corps d'enseignants et la pluralité des disciplines. Peu importe alors l'intensité de l'utilisation d'un tel outil (dans son texte autobiographique posthume récemment publié, Louis Althusser rappelle que Mademoiselle Cretzoï, qui campait à l'entrée de la bibliothèque de l'Ecole normale supérieure, s'étonnait qu'il la fréquentât si peu) : l'essentiel réside dans sa capacité de représenter la pérennité d'un ordre pédagogique démocratique. Il n'est pas question dans ce cas d'évoquer la pluralité de cultures du livre potentiellement conflictuelles. La deuxième forme de relation fait de la bibliothèque un instrument chargé de remédier aux carences ou à la fermeture du système d'enseignement, et de proposer un modèle alternatif de rapport au livre fondé sur l'hédonisme, la liberté des choix aussi bien que celle des postures corporelles : entrer à la bibliothèque , c'est sortir de l'école et de ses routines, c'est offrir un mode alternatif d'apprentissage qui fait fi des formes établies de la transmission pédagogique. Cette "déscolarisation" du rapport au livre s'adosse aux pédagogies modernistes et aux membres du corps enseignant qui y sont, par propriété de position, les plus réceptifs. La troisième façon de concevoir les rapports entre les deux institutions implique un renversement de la relation d'ancillarité entre le bibliothécaire et le pédagogue : c'est au bibliothécaire d'assumer la responsabilité de toutes les catégories de lecteurs et de tous les usages du livre, dont le rapport pédagogique ne constitue qu'un cas particulier (dans une représentation qui en constitue le passage à la limite, celui-ci peut être considéré comme une forme particulière d'action culturelle ou de travail social). A partir de ces formes pures, qui peuvent donner lieu à des combinaisons, on repère sans difficulté un élément central : le thème de la dénégation du scolaire en tant que tel. On sait que ce thème est consubstantiel au système d'enseignement, qui combine les exigences de la séparation d'avec le monde et l'impératif d'excellence conçu comme une prise de distance stylisée à l'égard de cet univers clos : la dénégation exprime aussi du même coup la limite de l'autonomie du monde scolaire par rapport au monde social, puisque dans cet univers qui ne doit rien en apparence aux sollicitations externes les vertus purement scolaires ne suffisent jamais à assurer l'excellence scolaire. Le thème est connu. Plus difficiles à évaluer sont les conséquences de sa description par les sociologues. Celle-ci contribue-t-elle à éroder ses effets, où est-ce comme s'ils n'avaient rien dit ? Mais la dénégation du rapport scolaire à l'apprentissage peut en cacher une autre : celle que mobilisent les membres des agences d'action culturelle quand ils inscrivent les objectifs de leur action dans les failles ou les limitations de la transmission pédagogique, décrivant ainsi les contours d'une utopie culturelle destinée à relever les modes traditionnels d'inculcation. Il ne faut pas confondre les deux types de dénégation : la première exprime un rapport enchanté à l'institution pédagogique, puisqu'elle donne l'illusion qu'elle s'en libère sans avoir à en sortir. La seconde traduit un désenchantement à l'égard du rapport pédagogique qui voit se cumuler les effets des trajectoires scolaires des agents impliqués dans ces processus aussi bien que l'expression de leur idéologie professionnelle à l'état naissant. Le modernisme pédagogique doit une bonne partie de son succès à la conjonction de ces deux formes de dénégation du scolaire, dont les conditions sociales de production sont pourtant opposées, mais qui en viennent à se combiner dans l'expression unifiée d'une volonté de changement.

    C'est à la sociologie comparée des membres de ces institutions qu'il conviendrait d'avoir recours pour apporter des éléments de réponse à la question des rapports entre les institutions de lecture publique et l'Ecole. Mais ceci impose qu'on sorte de la logique monographique qui est le lot commun des travaux de la sociologie des professions. Trop souvent en effet on se contente d'opposer des figures qui s'apparentent à des types idéaux sans qu'on en connaisse précisément les modes de construction. C'est le mérite de monographies récentes, comme celle de Jean-Michel Chapoulie sur les Professeurs de l'enseignement secondaire ou celle de Bernadette Seibel sur les bibliothécaires que d'avoir pris le parti de montrer la diversité sociale et génération-nelle de ces professions et d'avoir rendu impossible des représentations monolithiques qui permettent en général d'opposer de façon très rhétorique la bibliothèque à l'école à partir de la distinction de deux cultures professionnelles largement mythiques. En définissant l'enseignement à partir des catégories empruntées à la sociologie du travail comme un métier de classe moyenne, Jean-Michel Chapoulie montre l'importance des variations effectives des conditions d'exercice de l'activité et de sa représentation. On constate en effet la diversité des cursus, des trajectoires et du rapport au métier des professeurs. On peut ainsi échapper à une représentation hagiographique ou éternitaire de l'activité professorale et relativiser ainsi le thème du malaise des enseignants, emprunté à la sociologie spontanée. On peut faire l'hypothèse que la comparaison des modes de recrutement et des trajectoires scolaires et professionnelles des agents de différentes institutions constitue une clé de la compréhension des rapports entre ces institutions, particulièrement pour ce qui concerne l'animosité qui peut se développer entre leurs agents. Les logiques institutionnelles s'appuient en effet sur un ensemble de dispositions professionnelles qui confèrent à chaque système ses propriétés distinctives : le rapprochement de l'analyse des politiques publiques avec la sociologie des professions et celle des publics permettrait de fournir le moyen de dépasser les interrogations convenues sur les cloisonnements institutionnels. A la déploration rituelle des rigidités et des cloisonnements est en général associée une humeur désenchantée qui semble être aujourd'hui le régime normal de la vision du monde des agents des services publics culturels, quels qu'ils soient. Les sciences sociales nous offrent chaque jour de nouvelles illustrations des limites des politiques publiques ou de la cascade d'effets non voulus qui semble être le lot des actions volontaristes, qu'il s'agisse de l'élargissement des publics culturels ou de la lutte contre l'échec scolaire. La question est désormais de savoir comment nous- professeurs, bibliothécaires, etc. pouvons vivre le décalage entre la clarté désenchanteresse des instruments d'analyse et les nécessités fonctionnelles d'un réenchantement professionnel.

    Références

    ALTHUSSER, L : L'avenir dure longtemps. - Paris, Stock-Imec, 1992

    BAUDELOT, C. et ESTABLET, R. : Le niveau monte. - Paris, Le Seuil, 1988

    BAUDELOT, C. et ESTABLET, R. : Allez lesfilles. - Paris, Le Seuil, 1991

    BOURDIEU, P. : La distinction. - Paris, Minuit, 1979

    BOURDIEU, P. et PASSERON, J.C. : La reproduction. - Paris, Minuit, 1970

    CHAPOULIE, J.M. : Les professeurs de l'enseignement secondaire. Un métier de classe moyenne. - Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 1987

    DURKHEIM, E. : L'évolution pédagogique en France. - Paris, Alcan, 1938

    FABIANI, J.L; : "Les paradoxes de la divulgation d'une science vulgaire", Préfaces, n° 2, 1987, pp. 96-100

    PASSERON, J.C. : "L'Ecole et l'enseignement in Mendras H. et Verret, M.: Les champs de la sociologie française. - Paris, Armand Colin, 1988

    SEIBEL, B. : Au nom du livre. Analyse sociale d'une profession : les bibliothécaires. - Paris, La Documentation française, 1988

    1. J.C. Passeron, "L'Ecole et l'enseignement", p. 139. retour au texte

    2. J.L. Fabiani, "Les paradoxes de la divulgation d'une science vulgaire p. 98. retour au texte

    3. P. Bourdieu, La distinction, p. 418. retour au texte