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    Bibliothèque et éducation

    Outils et savoir-faire

    Par Gérard Losfeld, CREDO. URA 1423 CNRS UFR "LDLST" Université de Lille 3

    Le thème de réflexion de ce Congrès (bibliothèque et éducation) est sans doute symptomatique des interrogations et réflexions qui se font jour depuis quelques années et qui ont provoqué l'apparition de bien des ouvrages ou articles relatifs tantôt à l'écriture (1) , tantôt à la lecture (2) , tantôt aux formes d'apprentissage (3) , tantôt aux fonctions et modes d'être des différents types de bibliothèques (4) . Préoccupations qui s'expliquent pour des raisons à la fois conjoncturelles et culturelles : à un moment où de nouveaux outils ou systèmes d'information (banques de données factuelles, textuelles, bibliographiques, supports multimédia, écriture électronique, GED, EAO...) s'imposent de plus en plus, à un moment aussi où les problèmes d'information et de formation se posent en termes nouveaux, l'impression ne s'infiltre-t-elle pas que tout ce qui peut sembler être remise en cause des systèmes existants touche d'une manière ou d'une autre au système culturel dans lequel nous vivons ? Elle conduit, en tout cas, à s'y attarder. Interrogation d'autant plus pressante que, de fait, il y a un lien étroit, quasiment congénital, entre ces trois éléments : écriture / bibliothèque / connaissance, et ce dès l'émergence de nos civilisations dites de la rationalité.

    Ce qui impose, si l'on veut aborder, de nos jours, une réflexion sur ce problème, de l'examiner "ap'archès".

    Si on admet que toute culture est une configuration complexe dont chaque élément agit sur les autres autant qu'il est agi par eux, on doit admettre que la signification et la valeur des systèmes d'information sont à déterminer dans un ensemble plus vaste qui les détermine mais que ces mêmes systèmes confortent. Dans le même temps aussi il convient de rappeler, à la suite de Marshall Sahlins (5) , que les logiques qui régissent les sociétés sont multiples, économiques et sociales, certes, mais aussi symboliques et culturelles.

    Examinons à la lueur de ces postulats les raisons d'être de ce lien bibliothèque /savoir, les ruptures en cours et qui ne peuvent qu'affecter ce "modèle", les réponses enfin que l'on peut être tenté de proposer, en précisant toutefois que le temps imparti à cette communication impose de ne donner - et schématiquement - que les grands traits.

    Bibliothèque/savoir...

    Au point de départ : l'écriture. Rappelons que dans toute civilisation de l'oralité, l'information ne transite que par paroles et les gestes : elle est donc constamment en train de se créer. Et qu'il s'agisse des unes ou des autres, ils sont constamment ajustés aux aléas du moment où l'information est sollicitée, aux attentes de l'auditoire, à l'attitude de ceux à qui s'adressent ces paroles ou ces gestes. De ce point de vue un "texte" oral n'est jamais que contexte.

    C'est l'écriture qui a permis de décontextualiser le discours. Elle a permis, en effet, de figer le discours prononcé à un moment, de dépasser les conditions où il s'est tenu, d'effacer les éléments qui paraissaient contingents au seul profit de sa "teneur". Cette technologie nouvelle, si on veut bien considérer l'écriture de cette façon, a permis, on le sait bien, le développement de l'abstraction, de la rationalité, de la logique et de la rhétorique, i.e. l'art de penser et de dire, comme elle a modifié les conditions de l'exercice de la pensée en insistant moins sur la mémorisation que sur les conditions du bien penser (et du bien dire) d'une part, sur les modalités de l'interprétation (le bien lire) d'autre part (6) .

    Et l'imprimerie n'a fait qu'amplifier ces caractéristiques du texte écrit. Le multipliant, mais sans plus en contrôler la diffusion , elle a encore plus isolé le texte des conditions de production du discours. Dès lors le texte, détaché du temps qui l'a vu naître, mais "choséifié" par son impression s'offre comme objet au lecteur : à lui de s'en faire une idée, puisque rien d'autre que lui-même-dans un espace de lecture devenu privé- ne peut le guider dans l'interprétation qu'il peut s'en faire. L'espace public n'est plus le lieu de confirmation du sens, comme du temps où les lectures étaient encore publiques, mais le lieu des disputes sur le sens qu'on peut donner à un texte, celui-ci étant ressenti comme possédant son sens en lui-même, un sens que précisément il convient de décrypter.

    Ce qui détermine le statut particulier de l'écrit : si, dans une société de l'oralité, les réponses qui doivent être données face à un environnement, lors d'une modification de celui-ci, sont, ou immédiatement intégrées dans l'arsenal (mémorisé) des réponses, ou rejetées (i.e. non mémorisées) quand la modification de l'environnement se révèle trop ponctuelle... ou la réponse trop inadaptée, dans une société de l'écrit, la situation est totalement différente, puisque précisément tout peut être gardé, et bien souvent tout est gardé par l'écriture. On peut toujours (on doit toujours ? ) tenir compte de ce qui a été écrit auparavant. Toute connaissance ne peut que prendre appui sur ce qui a été fait ou dit auparavant, qu'on l'intègre ou qu'on le rejette. Evidence qui s'accompagne d'un autre constat : toute connaissance, par le fait même qu'elle prend appui sur la prise en compte de "documents" antérieurs, leur lecture et leur exploitation, est individualisée. Un certain fétichisme du document est dès lors inévitable : plus on engrange de documents que l'on met à disposition de celui qui cherche, plus celui-ci a des chances de savoir, grâce à leur lecture. Ce schéma inévitable, du moment que l'on est dans une civilisation de l'écrit, explique le "modèle" de la bibliothèque, et en même temps s'en nourrit.

    La création de ces lieux de conservation des écrits que sont les bibliothèques s'inscrit donc, on le voit bien, de facto et de jure dans une logique inévitablement archivistique et patrimoniale. Comment s'étonner alors de leur appartenance à la sphère de la souveraineté ?

    Citons, en effet, quelques traits caractéristiques (7) :

    • depuis celle d'Assourbanipal ou celle d'Alexandrie, on peut constater que les bibliothèques ont toujours répondu au souci d'un pouvoir de se conforter à un moment déterminé de son histoire, matériellement sans doute (la bibliothèque est une richesse) mais surtout symboliquement, en rassemblant sous sa coupe tout le savoir du monde : si l'Archive donne légitimité juridique et institutionnelle, la Bibliothèque donne légitimité culturelle. N'est-ce pas aussi la raison d'être de tant de "bibliothèques" dans les châteaux de hobereaux ?
    • Leur fonction est plutôt de protéger et de veiller à l'intégrité des fonds qu'à leur communication.
    • Elles ne peuvent donc que répondre à une volonté encyclopédique. Notons, de ce point de vue, la prégnance, depuis Alexandrie, du modèle encyclopédique aristotélicien, avec ses soucis de classification. Les grandes classifications de la fin du XIXe s., encore en vigueur de nos jours, en sont les héritières directes.
    • Le caractère monumental (plus que fonctionnel) des grandes bibliothèques, est un signe patent de leur appartenance à la sphère de souveraineté . et, d'ailleurs, le personnel ne leur a-t-il pas été longtemps rattaché ?
    • Ce personnel est fréquemment composé de littéraires, d'historiens et de juristes, comme s'ils avaient institutionnellement vocation à entrer dans cette carrière : n'est-ce pas parce qu'ils représentent, dans toute société, ceux qui ont pour rôle de faire perdurer les valeurs culturelles fondamentales (les "littéraires"), de structurer le passé et de mieux l'ancrer au présent (les historiens), de stabiliser par codification le réel (les juristes) ?

    Partant, les outils développés dans ce cadre, et qui tous remontent aux origines mêmes des bibliothèques, reposent sur cette même logique patrimoniale :

    • les catalogues privilégiés sont les catalogues "auteurs". Tout comme, dans l'Antiquité, l'on gravait les textes officiels et juridiques pour leur donner stabilité matérielle et symbolique (8) , l'attribution d'un texte à un auteur les authentifie et leur donne statut d'existence ;
    • les techniques de représentation du contenu reposent, elles aussi, sur le postulat de la stabilité du sens d'un texte, comme si la stabilité du support d'un texte était le signe de l'immanence du sens dans ce texte. Ainsi en est-il des mots-clés ou des vedettes-matières : ils ne sont jamais, au mieux, que procédés (grossiers) de ventilation des documents dans une entité documentaire et n'ont, comme diraient les sémanticiens, que valeur catégorématique alors que, pour représenter des contenus, ils devraient avoir valeur syncatégorématique. Ils renvoient au contenant (tel que le perçoit celui qui analyse le document ! ) i.e. au champ de référence, non au contenu. Ainsi en est-il encore plus nettement encore du résumé, dont chacun sait qu'il en dit souvent plus sur la personnalité de celui qui le fait que sur le contenu du document lui-même.

    Tous ces procédés reposent sur ce même postulat de la permanence du sens du texte, comme si le contenu d'un document pouvait être saisi objectivement comme tel, indépendamment des conditions de sa production, de sa diffusion, de sa lecture (celle, par exemple, du médiateur qui a fait le résumé).

    Les ruptures en cours...

    Or ce modèle depuis quelques décennies a littéralement explosé, ou plutôt a révélé ses insuffisances. Même s'il est évident que la logique patrimoniale doit subsister (comment concevoir qu'une société moderne ne veuille pas garder les traces de sa mémoire ?) il reste que les exigences, s'agissant d'information, sont telles que ce modèle a quelques difficultés à se maintenir en l'état.

    Les raisons de cette inadéquation sont, me semblet-il, de deux ordres, les unes ressortissant de ce qu'il est convenu d'appeler l'"explosion documentaire", les autres étant la conséquence d'un certains nombre de changements de paradigmes, au sens kuhnien du terme (9) .

    Les facteurs qui ont contribué à cette explosion sont bien connus : intellectualisation de plus en plus grande des tâches dans les sociétés contemporaines, forte consommatrice et productrice de papier(s) ; émergence d'une micro-société de chercheurs dont une des lois sociales est la productivité d'articles dits scientifiques et techniques (10) ; depuis peu aussi l'apparition d'une logique commerciale et concurrentielle forte dans le milieu de l'édition, qui conduit à sectoriser des parts de marché plus pointues en créant beaucoup de "titres" de périodiques ou d'ouvrages d'une part, à "marquer" la concurrence par production d'ouvrages ou périodiques concurrents d'autre part.

    Quant aux changements de paradigme ils sont de deux ordres. Les uns touchent à l'activité scientifique même (11) les autres plus particulièrement à l'information.

    Dans le premier ordre citons l'abandon d'une vision "simple" des choses au profit d'une vision complexe (cf. la systémique), d'une conception hiérarchique et univoque de l'ordre du monde, d'une conception linéaire de la causalité, de la conviction que l'inconnu peut être déterminé, la prise en compte, dans l'activité de recherche, de l'importance du point de vue du sujet et du caractère non neutre de la perception, des outils d'investigation, des disciplines mêmes. Tous ces changements de paradigme qui ont été suscités par la nécessité de comprendre le monde non plus comme un ensemble stable, mais comme un ensemble dynamique ont, on le sait, provoqué l'émergence d'un certain nombre de nouvelles disciplines : ne citons, dans la mesure où elles intéressent notre champ d'intervention, que le constructivisme, la systémique, la sémiotique généralisée, la pragmatique, les sciences de l'information et de la communication, la didactique etc... Ces ruptures, en tout cas, invalident les modèles anciens fondés sur l'idée de stabilité et de permanence et ne peuvent qu'affecter le champ de la documentation.

    Car, s'agissant d'information, les changements de paradigme évoqués plus haut sont de première importance. Par exemple, on a pu prendre conscience qu'une langue n'est pas seulement une morphologie, une syntaxe et une sémantique, que lire ce n'est pas seulement déchiffrer le sens d'un texte, mais construire un sens, bref que la vision essentialiste qui a prédominé. pendant longtemps, et qui conduisait à privilégier dans l'acte de langage la mise en évidence de l'essence des choses par une sorte de dévoilement d'une réalité stable de celles-ci, devait prendre en compte le fait qu'un texte est un processus communicationnel autant qu'informationnel (12) . Ce qui confirme que l'information n'existe que dans un processus relationnel : entre l'objet de réflexion et celui qui le cerne à un moment donné de leur histoire réciproque, entre ces deux "postes locutoires" et ce 3e poste qu'est le lecteur, qui lui-même crée, en fonction de son histoire propre et de ses attentes du moment l'information : pour parler comme les herméneutes il "crée" l'horizon du texte en même temps qu'il le dévoile.

    Or les outils sont restés les mêmes. Ce qui pouvait convenir dans des fonds documentaires de taille humaine peut-il encore convenir quand l'explosion documentaire est telle que personne ne peut plus songer à "tout" posséder et qu'il est nécessaire de recourir aux systèmes dits secondaires, les BD. Or, précisément, leur exemple est significatif. Si le repérage de l'information par l'auteur ne pose pas de problème, celui qui vise à retrouver un contenu en pose davantage. Bien (trop) souvent elles apportent des masses de référence sans donner à l'utilisateur dit final les moindres éléments de pondération entre les documents supposés être pertinents (a priori puisque en définitive c'est toujours l'utilisateur qui déterminera, à la lecture, sa pertinence). C'est dire que de l'information qui est donnée par les instruments bibliographiques et qui n'ont recours qu'aux mots-clés ou aux résumés, on ne sait pas la quantité de bruit ou de silence qu'elle renferme (13) ; mais, en un sens peu importe, car tel n'est pas, bien souvent leur rôle : elles sont surtout témoignage qu'il y a (eu) production scientifique. Un signe est, de ce point de vue, révélateur. Les outils élaborés afin de tester la production scientifique des chercheurs, c'est-à-dire essentiellement les outils bibliométriques et scientomé-triques, ne sont-ils pas les mêmes qui servent à évaluer les banques de données bibliographiques ? Tant il est vrai que nous sommes toujours dans un monde où le plus vaut plus que le mieux. Dans cet univers du quantitatif et du mesurable il s'agit bien toujours de produire... et de stocker davantage. Et comment s'étonner que bien des banques de données croulent sous leur propre poids ?

    On sait combien ces ruptures de paradigme affectent les lieux où l'information et la documentation jouent un rôle important, l'entreprise tout d'abord : changement dans les modes d'organisation du travail et donc dans la circulation de l'information, importance de la prise d'information, prégnance de l'information comme aide à la décision, remplacement d'une structure documentaire "lourde" et gestionnaire de fonds par une structure légère gérant des flux plutôt que des stocks...

    Le milieu pédagogique ensuite, qui nous intéresse plus particulièrement ici. Il est confronté lui aussi à une explosion... d'effectifs et à son corollaire principal, la diversité des populations d'élèves en matière de motivation, niveaux d'acquis, profils cognitifs etc... Dans le même temps la conception de l'apprentissage a elle aussi connu son changement de paradigme : les connaissances ne sont plus considérées comme des choses (14) que l'on peut acquérir, posséder, stocker dans une mémoire-archive. Au contraire, les savoirs sont construits par l'élève - compte tenu du poids des contraintes d'ordre socio-culturel dans ses représentations - en fonction de son projet, de la même façon que, on l'a vu plus haut, on ne capte l'information d'un document que si l'on est prêt à la capter. Toute la réflexion des didacticien (15) repose sur ces mêmes constats. C'est dire que l'éducabilité de l'élève passe par la confrontation entre un ensemble de documents ou d'objets et une tâche à accomplir (16) ce qui suppose chez lui aussi un certain apprentissage de l'autonomie face à ces documents ou objets, la maîtrise de la "technologie du travail intellectuel" (17) . Rappelons que la création du CAPES de documentation correspond peu ou prou à une reconnaissance du rôle du document dans les apprentissages.

    Outre l'explosion documentaire et les ruptures de paradigmes, un troisième facteur est à prendre en considération. En 1982 le rapport Mattelart-Stourdzé posait ce problème : comment, face aux mutations technologiques et qui pass(ai)ent pour devoir être assumées si l'on voulait entrer dans la sphère de la modernité, peut-on concilier les deux cultures, une culture à tendance esthétique, la culture littéraire, et une culture vouée à l'adaptation au monde contemporain et à l'innovation, la culture scientifique et technique? Cette opposition, particulièrement aiguë dans un pays comme le nôtre, confronté au souci de maintenir ses traditions et d'aborder un certain nombre de mutations jugées inévitables, conduit, s'agissant de l'école, à des clivages importants (18) s'agissant des bibliothèques, à des oppositions entre bibliothèque à vocation culturelle et bibliothèque destinée à l'information scientifique et technique, entre carrières des bibliothécaires et carrières de documenta-listes...Trop souvent le clivage est tel que le tenant de l'une se recroqueville sur elle avec le risque que, surestimant la tradition, il la mette sous globe et la desserve en témoignant par cette fétichisation qu'elle est dépassée, l'autre pratique une sorte de fuite en avant en mettant en place des systèmes d'information sectorisés et hyperspécialisés sans toujours tenir compte du fait que les savoirs doivent aussi être pensés globalement. Et pourtant le Rapport de la Commission Bourdieu-Gros montrait bien la nécessité de dépasser ces clivages.

    L'Ecole et la Bibliothèque sont donc confrontées aux mêmes problèmes. Comment peuvent-elles les résoudre, compte tenu du fait qu'elles sont toutes deux écartelées entre deux exigences qui passent souvent pour contradictoires ? L'Ecole, en effet, doit transmettre les valeurs du passé et en même temps préparer l'élève à affronter le futur avec des savoirs nouveaux. La bibliothèque, qui est le lieu où, par définition, se lit l'histoire de la société dans laquelle on vit, de ses idées et de ses valeurs, doit être en même temps le lieu où l'on doit apprendre à trouver l'information professionnelle, puisqu'une bonne part de la vie professionnelle que l'on aura à mener sera consacrée à cette quête. Ainsi, toute bibliothèque, du CDI à la bibliothèque municipale ou universitaire, est-elle ce lieu privilégié d'intersection entre passé, présent et futur. Et l'un des éléments de la rénovation du système éducatif français est sans doute de mieux intégrer la bibliothèque, i.e. l'étude du document dans ses pratiques pédagogiques. Comment la bibliothèque peut-elle aider à cette rénovation ?

    De façon apparemment paradoxale, il me semble que les changements de paradigme et les ruptures socio-culturelles permettent à ces lieux de dépasser les clivages évoqués, i.e. si, pour reprendre l'expression de M. Renoult, on substitue à la problématique de l'offre celle de la demande, si de nouvelles logiques s'imposent, non plus une logique patrimoniale mais une logique de service et pédagogique, i.e. une logique qui prenne en compte l'usager, ses attentes, ses modes d'appropriation de l'information, ses stratégies cognitives etc...

    Nouveaux lieux... Nouveaux outils... Nouveaux profils de formation... Tels sont les trois aspects où l'on pourrait avancer quelques propositions.

    Nouveaux lieux

    L'histoire révèle que toute mutation dans les systèmes d'information s'accompagne de mutations dans la vision et l'organisation concrète du monde... et inversement. Songeons seulement que, concomitamment avec l'apparition de l'écriture alphabétique, en Grèce ancienne, on assiste à la naissance de la cité, c'est-à-dire à un nouveau mode d'organisation sociale, dans laquelle les individus existent, comme citoyens responsables, et pensent le monde en termes humains (19) comment, aux XIIe et XIIIe s., l'apparition de l'Université s'accompagne de nouvelles modalités de copies de textes et que ce mode de reproduction contribue à laïciser le savoir ( (20) comment la mondialisation actuelle des échanges d'information est inséparable de l'emprise des nouvelles technologies de communication, comment l'importance de l'information dans une entreprise entraîne de nouveaux modes d'organisation du travail, la mise en place par exemple d'une organisation polycellulaire au détriment d'une organisation centralisée et hiérarchique etc... Bien souvent le débat a trait à la définition de nouveaux types de rapport entre centre et périphérie : d'ailleurs la mise en oeuvre de ce que l'on appelle décentralisation, déconcentration, dérégulation même repose aussi sur le constat de cette nécessité. Tout comme l'introduction dans le système éducatif de la notion de projet d'établissement - celui-ci le déterminant en fonction de son environnement propre et non plus seulement par conformité à un ordre venu de l'Administration centrale -, la mise en oeuvre dans les Universités de Services communs de la Documentation, voire les polémiques sur le rôle que doit jouer la Bibliothèque de France (bibliothèque centrale ou tête de réseau ? ).

    Ne faut-il pas abandonner l'idée d'une bibliothèque totale au profit d'un réseau de bibliothèques, non seulement un réseau de lieux mais aussi un réseau de compétences (21) ? Un des défis majeurs, dans les années à venir, si les bibliothèques veulent continuer à jouer leur rôle, sera précisément la constitution de ce type de bibliothèque qui ne sera dans les faits qu'un maillage de lieux-bibliothèques. Foin des problèmes de statut, pensons aux fonctionnalités !

    Nouveaux outils

    Face à la masse des fonds à traiter, sous la Convention, Urbain Domergue déplorait que l'on gardât Marguerite-Marie Ala-coque comme Voltaire, le Guide des pécheurs comme le Contrat social et proposait l'instauration d'un Jury bibliographique ! Le problème, on le voit, n'est pas nouveau. mais on peut sans doute le poser en termes différents.

    Si l'on tient pour acquis que seul l'utilisateur peut s'approprier - en organisant des informations en connaissance - son savoir, que chacun a son propre style cognitif, ses handicaps ou atouts cognitivo-culturels, le défi essentiel est de construire des intermédiaires d'un type nouveau entre la masse documentaire et l'utilisateur. Il ne suffira pas sans doute de la numériser et de mettre à sa disposition des stations de lecture( (22) , mais bien plutôt de construire des interfaces entre l"'horizon d'attente" du lecteur et l'"horizon du texte" pour parler encore comme les herméneutes, des interfaces qui visent à "superposer" les réseaux sémantiques d'un texte avec les réseaux cognitivo-sémantiques de l'utilisateur et qui soient construits sur un mode dynamique.

    Ainsi devrait-on aussi, de façon moins futuriste (car les recherches ne font que commencer) et plus pragmatique, à la façon de D.F. MacKenzie( (23) repenser le modèle bibliographique de telle façon qu'il intègre l'historicité du texte.

    Ainsi devrait-on établir de nouveaux types de guides bibliographiques, secteur par secteur, associant aspects épistémologiques et aspects documentaires, et permettant ainsi à l'utilisateur d'avoir des éléments d'un savoir critique.

    Ainsi devrait-on prendre l'habitude, quand on a à rendre compte d'un contenu documentaire, de séparer le dictum du modus (24) , i.e. ce qui est éléments d'une connaissance de ce qui relève du mode d'investissement de ces éléments.

    Nouveaux savoir-faire

    Si l'on veut aller jusqu'au bout de cette nouvelle logique, il conviendrait de mettre en oeuvre des profils de formation moins centrés sur les aspects formels d'une logique patrimoniale (chaîne documentaire, bibliographie purement formelle et cumulative, gestion de stocks documentaires...) que sur la constitution de ces interfaces.

    Ce qui suppose d'être à même de comprendre les conditions de production et d'énonciation des discours (du plus "culturel" au plus spécialisé), les conditions d'usage aussi : quelles sont les attentes du lecteur, quel est son environnement socio-culturel, son profil socio-cognitif...

    Ce qui suppose aussi une capacité à mettre en perspective des modèles de systèmes d'information et les besoins spécifiques d'un contexte particulier à un moment déterminé de son vécu.

    Bref, et sans vouloir aller plus loin dans des propositions, il me semble que le socle de savoir fondamental, sur lequel doivent se greffer des savoirs professionnels propres, devrait être constitué de connaissances assurées en anthropologie socio-culturelle, en histoire et sociologie des sciences, des techniques et de la connaissance, en science du texte et du discours.

    L'organisation classique du savoir est pyramidale et de ce type : au sommet l'épistémologue qui pense l'articulation et la validité des différents savoirs dits disciplinaires, ensuite les savants dans leurs pratiques disciplinaires, enfin les gardiens du savoir écrit et constitué, i.e. les bibliothécaires. Ce modèle, compte tenu des analyses que l'on a pu faire, est sans doute à retoucher. Déjà les nécessités de la recherche cassent les modèles disciplinaires cloisonnés, déjà l'épistémologie classique doit prendre en compte les acquis de la sociologie des sciences : les bibliothécaires eux aussi sont confrontés aux évolutions en cours. Revenons en arrière : les bibliothécaires d'Alexandrie (25) - dont on se plaît à dire qu'ils étaient aussi des savants - avaient pour tâche de figer, dans une perspective de capitalisation culturelle, les textes et leurs auteurs. Et de fait, s'ils n'avaient pas fait ce travail, nous serions sans doute incapables de lire encore Homère ou Sophocle (26) . Ce qui se faisait, dans cette perspective patrimoniale, doit se faire, aujourd'hui dans une logique de service. Ils chassaient le plagiaire et la variante non fondée : pourquoi les bibliothécaires d'aujourd'hui ne se poseraient-ils pas, mutatis mutandis, comme gestionnaires de contenu au profit de l'utilisateur ? Certes non pas, comme le souhaitait Urbain Domergue, simplement en disant ce qu'il faut lire et ce qu'il ne faut pas lire, mais, bien plutôt, par leur capacité à gérer la connaissance, en étant des interfaces efficaces car "critiques". Tel est sans doute le défi que doit affronter le monde des bibliothèques s'il veut avoir un rôle "pédagogique" plus adapté et jouer pleinement le rôle que ce lieu privilégié - en tant que "passerelle" entre passé et avenir - doit jouer.

    1. Par exemple : Jack GOODY, La Raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, tr.fr., Paris, 1979. Jack GOODY, La Logique de l'écriture. Aux origines des sociétés humaines, tr. fr., Paris, 1986. E.A. HAVELOCK, Aux Origines de la civilisation écrite en Occident, tr. fr., Paris, 1981. HJ. MARTIN. Histoire et pouvoirs de l'écrit, Paris. 1988. retour au texte

    2. Par exemple : Roger CHARTIER (éd.), Pratiques de la lecture, Paris 1986. Martine POULAIN (éd.), Pour une sociologie de la lecture. Paris, 1988. retour au texte

    3. Par exemple : Philippe MEIRIEU, Apprendre... oui, mais comment, 8e éd., Paris, 1991. retour au texte

    4. Voir, par exemple, les numéros de la revue Le Débat régulièrement consacrés à ce problème. Voir aussi Richard FIGUIER (éd.), La Bibliothèque, Autrement, Série Mutations, N'l 21, avril 1991. retour au texte

    5. Marshall SAHLINS, Au coeur des sociétés. Raison utilitaire raison culturelle, tr. fr., Paris, 1976. retour au texte

    6. Jack GOODY, op.cit. , passim ; E.A. HAVELOCK, op. cit. , passim. Voir aussi Jesper SVENBRO, Pbrasikleia. Anthropologie de la lecture dans la Grèce ancienne, Paris, 1988,p.33-53. retour au texte

    7. Voir Gérard LOSFELD, Le Bibliothécaire-documentaliste : l'archéologie d'une fonction, ARBIDO-R, 2 (1987), 4, p.86-90 ; id. Colloque Archive et temps réel : archives et documentation, recherche d'une approche unitaire du traitement de l'information, Lille, nov. 1988, Discours-programme.. retour au texte

    8. Marcel DETIENNE (éd.), Les Savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Lille, 1988, p. 240-242 retour au texte

    9. T.S. KUHN, La Structure des révolutions scientifiques, tr. fr. , Paris, 1970. retour au texte

    10. Voir par exemple : J. ZIMAN, Public Knowledge, tbe social dimension of Science, Cambridge, 1968. Bruno LATOUR-S. WOOLGAR, La Vie de laboratoire, tr. fr., Paris, 1988. Deux exemples précis : Bruno LATOUR, La Rhétorique du discours scientifique, Actes de la recherche en Sciences sociales, 13 (1977), p. 81-97. S. NIMIS, Fussnoten : das Fundament der Wissenschaft, Arethusa, 17 (1984), p.105-134. retour au texte

    11. P. SCHWARZ-J.OGILVIE, The Emergent Paradigm. Changing patterns of Thought and Belief, Menlo Park, 1979. retour au texte

    12. Voir par exemple : Claude HAGEGE, L'Homme de paroles, Paris, 1985. retour au texte

    13. Gérard LOSFELD, Banques de données "Cultures et religions antiques", Introduction méthodologique, Lille, 1987, p. 12-15. retour au texte

    14. Ph. MEIRIEU, op. cit. p.50. retour au texte

    15. Voir, par exemple : Jean-Pierre ASTOLFI- Michel DEVELAY, La Didactique des sciences, Paris, 1989. retour au texte

    16. Ph. MEIRIEU, op. cit. , p.12. retour au texte

    17. Expression tirée du Rapport BOURDIEU-GROS. retour au texte

    18. Cf. le débat entre Marcel GAUCHET et Alain FINKIELKRAUT dans Le Débat, 51 (sept.-oct.1988) p. 130-152. retour au texte

    19. Voir E.A. HAVELOCK. Tbe Literate Révolution in Gree-ce and its Cultural Conséquences. Princeton. 1982. p.6076: 82 sq.J.P. VERNANT, Les Origines de la pensée grecque, Paris. 1975. retour au texte

    20. L.FEBVRE-HJ.MARTIN, L'Apparition du livre. 2e éd., Paris. 1971, p.22-27. retour au texte

    21. Cf. M. MELOT dans La Bibliothèque. Autrement, op. cit. p. 175-176. retour au texte

    22. Voir Bernard STIEGLER, Machines à lin, ibid. , p. I A 160. retour au texte

    23. D.F. MACKENZIE, La Bibliographie et la sociologie des textes, Paris, 1992. retour au texte

    24. D. APOTHELOZ. MJ.B0REL. C. PEQUEGNAT. Dis-couis et raisonnement, dans J.B. GRIZE, Sémiologie du raisonnement. Berne, 1984, p. 12-16. retour au texte

    25. L. CANFORA, La véritable Histoire de la bibliotbèque d'Alexandrie, tr. fr. (abrégée), Paris, 1988. retour au texte

    26. Christian JACOB, La Leçon d'Alexandrie, dans La Bibliotbèque, Autrement, op. cit. p .23-32. retour au texte