Vient de paraître en français l'ouvrage théorique d'un auteur dont on a pu apprécier ces dernières années plusieurs romans, en particulier le fameux Liaisons étrangères, qui a reçu en 1985 le Prix Pulitzer aux États-Unis. Dans ses romans, A. Lurie se livre à une satire féroce et drôle de certains milieux américains, - elle n'épargne notamment pas les universitaires - ou décrit à sa manière l'après-féminisme (La vérité sur Lorin Jones). Il n'est pas indifférent que l'héroïne de Liaisons étrangères, dont A. Lurie montre les travers et les maniaqueries avec un amusement détaché, soit une spécialiste des comptines et ritournelles qu'elle vient recueillir dans les cours d'écoles anglaises. Ne /e dites pas aux grands rassemble un certain nombre d'articles déjà parus séparément, ce qui donne à l'ouvrage un air un peu décousu. Chaque chapitre est consacré à un écrivain ou un illustrateur de livres pour la jeunesse. Ces auteurs sont presque tous britanniques, ce que justifie fort bien A. Lurie : tant de grandes oeuvres pour la jeunesse ont été écrites en Angleterre.
A. Lurie présente dans une courte introduction le fil conducteur qui relie ces différents chapitres : pour elle, les livres pour enfants se répartissent en deux catégories. Les premiers, empreints de pédagogie et de morale, " enseignent ce que selon les adultes les enfants doivent savoir et croire ". Les livres qui s'inscrivent dans cette mouvance n'ont qu'un succès mitigé et une durée de vie limitée. Les seconds, pour Alison Lurie, sont des ouvrages subversifs : " leurs auteurs n'ont pas oublié ce que c'est que d'être un enfant "... " ils encouragent à rêver, à désobéir, à répliquer, à faire des fugues, à cacher aux grandes personnes peu compréhensives ses pensées et ses sentiments intimes ". Ce sont ceux-là qui survivent et qui donnent à la littérature enfantine ses lettres de noblesse.
Outre ce que cette thèse peut avoir de discutable sur le fond, on peut regretter la manière systématique et volontariste avec laquelle A. Lurie applique cette grille de discrimination et d'explication aux écrivains qu'elle a choisi de nous présenter. Elle est souvent amenée à gauchir son propos. Elle met par exemple dans le même sac Beatrix Potter, Mark Twain, Kate Greenaway ou Rudyard Kipling et mêle ainsi dans son analyse - de façon gênante pour un esprit français et prétendument cartésien - des illustrateurs et des écrivains. Elle tente de faire entrer à toutes forces des exemples récalcitrants dans son schéma : on apprendra ainsi avec stupeur dans un chapitre intitulé " Roman contemporain et contes de fées " que Tendre est la nuit est" une version particulièrement intéressante de l'histoire de Cendrillon "... De même à la question, qui agite les théoriciens de la littérature de jeunesse depuis qu'ils existent : " qu'est-ce qui, outre l'intention de l'auteur, fait d'un récit donné un livre pour enfants ? ", Alison Lurie donne une réponse trop rapide et donc décevante : " des trois préoccupations essentielles des romans pour adultes : la sexualité, l'argent et la mort, la première est absente de la littérature enfantine classique et les deux autres sont soit également absentes, soit largement passées sous silence. "
Malgré ces critiques de fond, l'intérêt majeur du livre d'Alison Lurie reste la somme d'informations qu'il nous donne sur des écrivains ou des illustrateurs, qui, bien qu'anglais, sont connus voire célèbres en Europe. Les biographies et l'analyse des oeuvres de K. Greenaway, B. Potter, Edith Nesbit, James Barrie, Fronces Hodg-son Burnett, A.A. Milne, J.R.R. Tolkien, Richard Adams et William Mayne constituent une source incontournable de renseignements et de réflexion sur des auteurs plébiscités dans les sections enfantines des bibliothèques publiques françaises.
Les opinions farouchement anti-conventionnelles d'Edith Nesbit, les relations ambivalentes qu'entretenait le grand critique Ruskin avec Kate Greenaway, la façon dont Beatrix Potter conquit péniblement son autonomie, la vie de James Barrie le garçon qui ne pouvait pas grandir " ne nous avaient pas encore été racontées avec autant de verve et de pertinence.
On peut toutefois regretter que, par moments, la traductrice dont le style fluide est parfaitement adapté à l'écriture enlevée et efficace d'Alison Lurie, (malgré un ou deux termes bizarres, pastoralisme " entre autres), n'ait pas jugé bon d'ajouter quelques notes qui auraient facilité la compréhension du lecteur français : qualifier de fabiennes les opinions d'Edith Nesbit par exemple sans expliquer ce qu'a été en Angleterre la " Fabian society "...
Ne /e dites pas aux grands nécessite sûrement quelques connaissances préalables pour être abordé avec plaisir et profit : il ne s'agit pas d'une première approche de la littérature enfantine. Il séduira en revanche les professionnels français (bibliothécaires, enseignants ou plus généralement prescripteurs) pour qui il éclairera des aspects encore peu connus de la riche littérature enfantine anglaise.