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    Mise en valeur d'un fonds patrimonial

    L'expérience de la bibliothèque André-Desguine

    Par Annie Taurant-Boulicaut, Conservateur archives départementales des Hauts-de-Seine

    La valorisation d'un fonds ancien place le bibliothécaire devant la nécessité de concilier la sauvegarde d'un précieux héritage culturel avec le droit légitime de l'usager à la communication de ce fonds. Il ne fait plus de doute aujourd'hui que les documents anciens, aussi précieux soient-ils, font partie d'un bien commun et public. Grâce aux techniques modernes de conservation, au développement des documents de substitution et à la prise en compte de la spécificité de ces fonds, le danger d'obscurité qui les menaçait s'éloigne. D'autre part, la notion de document précieux est moins restrictive qu'auparavant et sauve le document ancien de l'isolement et de l'immobilisme. Il est vrai que dans bien des cas, les bibliothèques ont à assurer l'urgence du quotidien et que l'exploitation de ces fonds ne fait pas partie des priorités. Croire que l'on préserve les documents en les laissant dans l'oubli pour les sauver des manipulations indélicates ou des disparitions serait un leurre ; en revanche, on tend de plus en plus à intégrer le document ancien dans une politique globale d'exploitation.

    La diversité des situations des fonds patrimoniaux nous retient de livrer des recettes. Il faut donc partir d'une expérience (1) particulière pour dégager des axes d'exploitation possibles. La bibliothèque André-Desguine (2) est certes un cas d'espèce, mais pas tant que cela puisque on se trouve, au départ, confronté à une situation que bien d'entre nous connaissent : nombre de fonds anciens ne sont pas encore traités dans les bibliothèques municipales, comme le prouve l'enquête menée récemment par une collègue sur les collections de livres anciens conservées dans les établissements publics des Hauts-de-Seine.

    A l'origine...

    Depuis 1983, les archives départementales des Hauts-de-Seine abritent une importante collection de plus de 50 000 ouvrages, dont 8 000 éditions antérieures à 1800, don d'un collectionneur, André Desguine. Consciente de l'intérêt que pouvaient représenter ces collections pour les chercheurs, soucieuse de ne pas voir se disperser ces précieux volumes si patiemment réunis, la veuve du collectionneur fit don de l'intégralité de la bibliothèque au département des Hauts-de-Seine. J'insiste sur ce point, tant il a fallu au départ résister aux sollicitations diverses d'appropriation de telle ou telle partie du fonds que fait naître nécessairement un don de cette importance. Notre premier souci fut donc de respecter l'intégrité des fonds : en effet, alimentée scrupuleusement et savamment pendant plus de soixante ans, cette bibliothèque offre l'intérêt de ne pas être la réunion d'ouvrages que les héritages ou les opportunités eussent permis d'acquérir, mais d'être le fruit d'une architecture mentale.

    Lorsqu'il s'est agi de choisir un lieu pour la conservation et la mise en valeur des fonds, le département des Hauts-de-Seine opta pour les archives départementales dont la vocation première est la conservation des documents et qui offraient les 1 300 mètres linéaires nécessaires. La proximité de Paris, de l'université de Paris-X Nanterre, ainsi que les facilités de consultation offertes par la salle de lecture des Archives constituèrent un atout supplémentaire.

    Élaboration du projet

    Le cadre dans lequel travaillent les professionnels des bibliothèques peut créer des freins dans la mesure où il est difficile de faire accepter une politique d'exploitation pour un public lointain et moins immédiatement perceptible que le public d'administrés auquel ils se doivent d'abord. Par chance, les archives départementales ont une vocation plus large. En effet, le droit légitime de l'usager à la mise à disposition des collections s'oppose parfois à une politique raisonnée de mise en valeur ; la conservation demande réflexion, l'élaboration de l'information est lente. La politique patrimoniale doit composer avec ces deux contraintes.

    Notre réflexion est partie de deux considérations :

    • le livre s'offre d'abord dans son individualité, mémoire d'un savoir-faire avec ses particularités techniques, mais aussi témoin passager d'une histoire intellectuelle (aventure d'un texte, d'une édition...) enrichi d'un itinéraire qui lui est propre (reliure, appartenances...) ;
    • le livre s'inscrit dans une mémoire plus globale, celle de la bibliothèque.

    Un choix difficile

    Le début de l'exploitation de cette collection remonte à 1988. La première idée fut de réfléchir sur un délai convenable de mise à disposition pour les lecteurs, alors que par suite du déménagement, la disposition sur les rayonnages n'obéissait à aucune logique. Au départ, nous avons pensé élaborer une banque d'images de pages de titre piloté par un logiciel documentaire. Cela nécessitait de gros moyens financiers - dans un service dont la vocation première n'est pas la diffusion de l'imprimé - ainsi qu'une manipulation désordonnée et considérable des ouvrages. Il fallait en outre, malgré tout, en passer par une description bibliographique sommaire permettant les accès minimaux. Chacun sait en effet que bon nombre de livres anciens, et parfois les plus rares, se trouvent amputés de leurs éléments les plus informatifs, telle la page de titre, que "l'immédiatement connaissable n'existe pas en matière de livre ancien. Enfin, même s'il fallait considérer ce premier état des lieux comme une étape, il nous a semblé restrictif de n'envisager que l'aspect éditorial du livre aux dépens de l'histoire individuelle de l'exemplaire.

    Penser/classer

    Classer 50 000 livres ne fut pas une mince affaire. Les ouvrages arrivèrent sans classement ni fichier. Un inventaire alphabétique auteurs avait bien été dressé par le collectionneur, mais sans la cote indispensable à tout repérage. D'autre part, aucun élément ne permettait de connaître les dates de début et d'achèvement de cet inventaire, et donc s'il représentait la totalité des fonds.

    Il a donc fallu dans un premier temps établir un plan de classement des ouvrages, qui ne correspond pas au traditionnel binôme : ordre d'entrée/format. Nous avons scindé les fonds en fonds anciens/fonds modernes ", notion il est vrai restrictive et dépassée, mais qui nous permettait dans un premier temps de sérier les problèmes. Pour les fonds anciens, après un premier tri par siècle, certes arbitraire mais commode, nous nous sommes basés sur la classique table de Brunet. Puis pour un même ensemble, les ouvrages furent classés par format (folios et autres formats), puis par date. Pour le classement des 44 000 ouvrages des Xixeet XXesiècles, nous nous sommes inspirés de la De-wey. A ce jour, cela rend possible toute recherche avec une fiabilité satisfaisante, bien avant que ne soit établi un catalogue complet des fonds. Cela permet également de conserver réunis des livres achetés dans le but d'une mise en parallèle, telle les éditions successives d'une même oeuvre, si intéressantes sur le devenir d'un texte. Enfin, cela autorise une politique d'exploitation raisonnée et prospective.

    Conservation

    Traitement matériel

    A l'occasion de ce premier contact avec chaque ouvrage, nous avons évalué l'état des fonds, indispensable pour prévoir d'éventuelles mesures d'urgence et isoler certains livres « suspects ». Les analyses bactériologiques réalisées sur un échantillonnage se sont toutes avérées négatives. La cotation a été rapidement effectuée, chaque série portant une lettre particulière suivi d'un numéro séquentiel. De façon à opérer rapidement le récolement, le fonds fut coté au volume et non à l'unité intellectuelle, cote qui est à la fois le numéro inventaire. Il fut aussi procédé à l'estampillage, opération plus lente en raison des précautions apportées pour ne pas déparer l'ouvrage et du maniement plus délicat du tampon en cuivre. Contrairement à ce que l'on préconise aujourd'hui, le cachet a été apposé au recto de la page de titre ou de la gravure (et non au verso), lorsque c'était possible. En effet, cela paraît une garantie supplémentaire contre le vol et la pratique scandaleuse du dépeçage des ouvrages vendus en planches. Grâce à la présence pendant un an d'un vacataire nous avons pu entreprendre, pour une partie du fonds ancien, le cirage des reliures à la cire 213 (insecticide et fongicide) ; faute de temps, cette opération est à ce jour suspendue.

    Les magasins

    Les magasins sont équipés de rayonnages métalliques, disposés en épis parallèles. Ils sont munis de fenêtres étroites pour éviter l'altération des documents par la lumière et possèdent des détecteurs de fumée. Lors de son arrivée, l'ensemble des collections se trouvait au lisétage de la tour d'archivage. Après contrôle, il nous a semblé que ces salles, à un étage trop élevé et plus sujet aux variations de température, ne présentaient pas les garanties suffisantes pour un fonds de cette valeur et pour des documents laissés « nus » sur des tablettes ; en effet, les fonds d'archives sont, eux, mieux protégés dans des boîtes de cartons neutres qui ne laissent pas passer la lumière. Aussi, le fonds ancien a été déménagé au sous-sol, qui présente une plus grande stabilité hygro-thermique et n'a pas de fenêtre. Les risques potentiels d'inondation, pourtant faibles, ont été réduits : pas d'ouvrages le long des murs ni sur les tablettes les plus basses des rayonnages. Avant le transfert, une désinfection complète de la salle a été opérée. D'autre part, le fonds ancien de la bibliothèque n'occupant qu'une partie de ce magasin, les autres fonds précieux des archives départementales ont été regroupés là ; ainsi est établie une priorité dans la surveillance de l'hygrométrie et de la circulation des personnes (salle fermée à clé) ; cette salle est prioritaire dans le plan d'évacuation d'urgence des documents en cas de sinistre.

    Accès aux documents

    Les catalogues

    La bonne conservation des documents passe par leur description minutieuse : garantie contre le vol, la déprédation, mais aussi contre les manipulations intempestives et inutiles. Le logiciel documentaire Texto, choisi en 1988 pour le traitement de certains fonds d'archives, a été aussi adopté pour la description bibliographique ; il présente l'avantage d'être très souple et permet tous les accès nécessaires (auteur, titre, lieu d'édition, imprimeur-libraire, date, appartenance) avec tris croisés. En revanche, aucun accès matière n'est à ce jour établi. Afin de pouvoir dresser rapidement la chronologie et les diverses interprétations d'une oeuvre précise, en raison des nombreuses variations tant de langue que de forme que l'on rencontre pour un même texte, une vedette titre doublant le titre propre est créée systématiquement. Le principe est le même pour les auteurs, imprimeurs-libraires et possesseurs, avec les renvois nécessaires, ce qui constituera ainsi, à terme, le lien avec les fichiers autorités.

    Une attention particulière est accordée aux provenances car elles constituent un éclairage intéressant sur l'histoire de cette bibliothèque. En cas de doute à la lecture d'un ex-libris, la forme lue, même peu sûre, est entrée au fichier avec les réserves nécessaires, car il arrive par comparaison de plusieurs exemplaires d'en restituer le possesseur exact. D'autre part, un accès " état du document » est prévu, permettant de répertorier rapidement et par type d'intervention (autoclave, surveillance, reliure défectueuse, mise en conditionnement neutre...) les documents à traiter. Enfin, il existe un champ .. reprographie » : il mentionne pour chaque document déjà reproduit le type de reproduction (microfilm, photo Couleur ou noir et blanc), la date et les références des négatifs.

    Dans l'état actuel, le fichier informatique n'est pas accessible au public. Les lecteurs ont à leur disposition des catalogues imprimés des fonds déjà traités. De façon à pallier la lenteur incontournable de constitution du catalogue - un seul poste est attribué en effet à la bibliothèque - nous acceptons d'effectuer toute recherche hors fichier 'en milieu vivant », du moment qu'elle est précise et de répondre aux demandes par courrier. Cela constitue souvent une source précieuse d'information et apporte un éclairage nouveau pour la connaissance du fonds.

    La communication

    Actuellement, le logiciel documentaire est doublé d'un système de gestion intégré Gaia utilisé pour l'ensemble du service. Ce système gère l'ensemble des mouvements opérés sur les documents : en ce qui concerne le fonds de la bibliothèque André-Desguine, il ne reprend que la cote et la localisation en magasin. Lors d'une demande de communication par un lecteur, deux bordereaux sont édités : la fiche de déplacement qui reste en salle de lecture pour la vérification au retour et le fantôme qui prend la place du livre sur le rayon. Le lecteur doit signer la fiche de déplacement lors de la communication. Le système prévoit qu'aucune réintégration ne puisse être validée tant que ne sont pas réunies à la fois la fiche de déplacement et le fantôme (prouvant que le livre est bien revenu en rayon). Pour chaque document on peut ajouter des conditions restrictives de communication : communication interdite, soumise à autorisation, interdiction de reproduction par photocopie.

    La reprographie

    Notre service est équipé d'un atelier de photographie et de microfilmage, luxe dont nous sommes conscients : outre la rapidité et le confort de l'exécution des travaux, l'ouvrage n'a pas à sortir du service et est aussitôt réintégré ; les deux personnes travaillant à l'atelier connaissent la valeur des documents et les manient avec les précautions d'usage. Toute demande de reproduction est soumise à autorisation.

    Un classeur de photographies, classées par cote d'ouvrages, est mis à disposition du public. Il donne une description succincte de la photo présentée ainsi que la notice bibliographique allégée de l'ouvrage dont il est extrait et précise la cote du négatif ou de l'echtachrome. Le lecteur a le choix entre un tirage papier (payant) ou obtenir le prêt de l'echtachrome (gratuit et assorti d'un contrat de prêt) ; dans les deux cas, la prise de vue est facturée si le document n'a pas été encore reproduit. Nous conservons toujours un négatif ou microfilm de sécurité.

    Les échanges

    L'étude de la conversion du catalogue en format UNIMARC est prévue en 1995 d'abord parce qu'un vrai projet patrimonial ne peut se faire dans l'isolement et ensuite avec le souci très intéressé d'éventuelles récupérations de notices. La bibliothèque André-Desguine participe le plus possible aux entreprises de répertoires bibliographiques : Inventaire chronologique des éditions parisiennes du XVIe siècle, Bibliographie des livres imprimés a Lyon au XVIe siècle et à d'autres bibliographies sélectives.

    Le public

    L'attrait bien légitime des grandes bibliothèques parisiennes, même si l'attente d'un ouvrage est parfois longue, rend le chercheur frileux lorsqu'il s'agit de se déplacer en banlieue. Il est vrai que beaucoup reste à faire dans le domaine de l'information ; pour faire connaître ce fonds devenu public récemment nous avons opté pour une politique de publications régulières qui s'adressent alternativement aux chercheurs (catalogues de fonds) et au grand public et enseignants des collèges (dossiers pédagogiques). En effet, l'existence d'un service éducatif (présence d'enseignants détachés de l'Éducation nationale aux archives départementales quelques heures par semaine) nous a permis d'ouvrir ces collections à un public peu habituel. A l'occasion d'une exposition sur l'histoire du livre, réalisée à partir des collections de notre bibliothèque, nous avons reçu 1 700 élèves du primaire au collège : différents ateliers étaient mis en place, en particulier un atelier de pliage pour faire comprendre aux plus petits la fabrication artisanale du livre et le système des cahiers. Le rôle d'initiation au document ancien, sa compréhension, son respect et la façon dont, à partir de lui, s'élabore l'histoire nous tiennent à coeur. Des expositions sont également réalisées pour être prêtées aux collèges durant l'année scolaire. Nous intervenons également dans la formation professionnelle aux métiers du livre, dispensée à Nanterre par Médiadix.

    Notre premier souci fut de nous intégrer dans le réseau des bibliothèques patrimoniales et de nous faire connaître d'abord auprès des professionnels du livre. L'envoi ciblé de nos catalogues à des spécialistes nous vaut des demandes intéressantes. Cependant, nous ne pouvons espérer, à court terme au moins, une fréquentation régulière et large de la bibliothèque. Aussi, malgré la masse des documents qui restent à traiter et la priorité donnée au catalogage, nous alternons le travail d'inventaire et le plaisir de communiquer par le biais d'expositions ou de formations, afin que ce fonds ne soit pas un fonds mort... et pour le salut du bibliothécaire !

    1. Livres anciens des collections publiques des Hauts-de-Seine : catalogue collectif/ Isabelle d'Hoop - Nanterre, 1993. retour au texte

    2. Bibliothèque André-Desguine, archives départementales des Hauts-de-Seine, 137, avenue Joliot-Curie,92023Nanterrecedex;têt:47293031. retour au texte