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Les droits liés à la fourniture électronique de documents

1995
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    Les droits liés à la fourniture électronique de documents

    Par Dominique Lahary, Bibliothèque départementale de prêt du Val-d'Oise
    journée d'étude organisée par l'ABF le vendredi 24 février à l'auditorium de la Bibliothèque nationale de France

    Les controverses sur le droit de prêt et la reprographie ne sont pas apaisées qu'un autre problème, plus considérable encore, se met à obséder auteurs, éditeurs et bibliothécaires. Quand le document est ou devient électronique, la technique permet à quiconque de tout faire, ou presque. Mais tout est-il permis et comment rémunérer les oeuvres et leur mise en forme ? L'ABF entendait au cours de cette journée confronter les analyses et les points de vue. Deux bibliothécaires experts ont planté le nouveau décor qui s'installe sous nos yeux. Les représentants de deux grands établissements, la BNF et l'INIST, ont dit l'usage qu'ils faisaient ou entendaient faire du document électronique et les obstacles auxquels ils étaient confrontés. Deux éditeurs ont montré en quoi les innovations technologiques bouleversaient la donne et quelle règle du jeu ils appelaient de leur voeux. Mais qui du droit ? Le juriste spécialiste invité à dire le droit ne l'a pas dit mais plutôt invité les acteurs concernés à construire une nouvelle économie et à redéfinir leurs espaces d'intervention. Et tandis que la directrice d'EBLIDA, s'exprimant en son nom propre, invitait les bibliothécaires à reproduire tant que personne ne les en empêchait, ce qui est conforme à la démarche anglo-saxonne reposant sur un droit essentiellement contractuel et jurisprudentiel qui laisse la primauté à l'initiative privée, le Directeur du livre concluait dans un esprit plus conforme à la tradition législative et réglementaire des pays de droit latin, en appelant à la loi pour établir solidement les garanties et obligations de chacun.

    Un enjeu essentiel pour l'avenir

    Jean Favier, président de la Bibliothèque nationale de France, a introduit cette journée en affirmant que les nouvelles technologies de l'information sont un enjeu essentiel pour l'avenir et l'efficacité de nos établissements. On pourrait évidemment se voiler la face et ne pas les utiliser, mais ce serait témoigner d'aussi peu de clairvoyance que les édiles d'Orléans ou de Tours qui refusèrent le chemin de fer et dont les cités sont aujourd'hui à l'écart des axes de communications. Et s'il faut le faire, ce peut être par résignation ou par enthousiasme. Autant que ce soit par enthousiasme.

    Françoise Danset, vice-présidente d'EBLIDA (1) et organisatrice de la journée pour le compte de l'ABF, en a décrit la genèse. Depuis 1992, les associations de bibliothécaires et documentalistes des pays de l'Union européenne se concertent au sein d'EBLIDA. Décision a été prise de susciter dans chaque pays de l'Union un débat, dit atelier (workshop), sur le thème des droits liés à la fourniture électronique de documents afin de contribuer aux réflexions de la DGXIII (2) .

    La question du droit d'auteur

    Michel Melot, président du Conseil supérieur des bibliothèques, a posé les termes du débat sur le droit d'auteur et de copie. Constatant l'écart entre les possibilités techniques de circulation des textes et les interdictions juridiques qui les brident ou les contrarient, il pense que le droit saura, dans ce domaine comme dans d'autres, s'adapter. Si la situation semble aujourd'hui bloquée, ce n'est pas par inertie du droit, mais en raison d'intérêts économiques sous-jacents.

    On aurait tort d'avoir peur. Récemment, un éditeur et un universitaire ont mis un livre sur le réseau en même temps qu'ils en réalisaient une édition sur papier. Les deux ont constaté que sa disponibilité sous forme électronique n'avait pas nui à la vente de l'ouvrage sous forme imprimée (3) . Il s'agit de deux usages différents : l'écran est utilisé pour une consultation ponctuelle ou occasionnelle.

    L'électronique a suscité de nouveaux genres d'écriture ; on voit apparaître des textes électroniques évolutifs et interactifs. Dans le même temps, un nombre croissant de revues sont diffusées sous forme électronique. On peut penser qu'à l'avenir la littérature électronique et la littérature imprimée se développeront parallèlement.

    Bibliothécaires, fournisseurs, éditeurs et auteurs s'inquiètent. Cette inquiétude recouvre des intérêts différents. L'inquiétude des bibliothécaires repose sur des considérations techniques. Cette profession était attachée à la notion d'unité bibliographique or le texte électronique remet en cause l'unité documentaire, ce n'est pas un solide mais un fluide. Cette inquiétude technique sera notamment apaisée par la mise au point d'un numéro d'identification des documents électroniques, actuellement en discussion.

    Les auteurs aujourd'hui concernés sont essentiellement des chercheurs. Leur souci est moins financier que moral. Le texte électronique circule et peut être modifié sans qu'on puisse s'assurer de son intégrité, au point que l'AFNOR refuse de mettre ses normes sur le réseau.

    L'inquiétude des éditeurs est essentiellement financière. Les produits électroniques circulent sans qu'on les vende ni ne connaisse l'usage qui en est fait. Les modes de paiement préexistants ne sont pas toujours adaptés. On peut citer l'abonnement (périodiques, chaînes cryptées de télévision), le temps de connexion, avec reversement au fournisseur d'information (Minitel), enfin le " compteur à gaz qui enregistrerait ce que fait l'utilisateur. C'est le projet CITED (4) . Cette dernière solution, qui réclame une lourde mise en oeuvre suppose un système d'identification des documents (l'IFLA y travaille pour le document électronique et pour l'ISO du multimédia), un registre des oeuvres (mais on ne sait toujours pas organiser le dépôt légal des produits en ligne), enfin un organisme collecteur et répartiteur, que Pierre Sirinelli (5) appelle dans son rapport le guichet unique.

    Les éditeurs de produits multimédias s'organisent. Au dernier MILIA (6) , les éditeurs du multimédia ont créé le SESAME, sur le modèle de la SACEM. Mais les éditeurs de textes apparaissent encore en retrait. En Finlande, une récente loi donne mandat aux sociétés d'auteurs agréées de représenter tous les auteurs, même non adhérents.

    On est frappé par la prudence des expériences en cours. Elsevier propose aux universités un abonnement à des services en ligne destinés à une population ciblée. La Bibliothèque nationale de France discute avec les éditeurs de la seule consultation locale de ses collections numérisées, ce qui semble un paradoxe. OCLC et Elsevier proposent un module permettant de créer son propre périodique électronique accessible en ligne.

    Pierre Sirinelli pense que le droit d'auteur n'est pas en cause. Cependant, la notion d'auteur explose. Déjà, la loi de 1985 avait introduit la notion de droits voisins (7) . Mais aujourd'hui on se demande, dans le cas de la lecture assistée par l'ordinateur ou du CD-Rom, si le concepteur du logiciel, qui a fait un travail sur les accès et la standardisation du contenu, n'est pas un auteur. Depuis 1985, le photographe est un auteur, et on se pose la question à propos de machines ou de programmes : le numériseur est-il un auteur ? L'auteur est noyé dans un flot d'auteurs, au point qu'on peut même considérer que la Bibliothèque nationale de France est auteur de ses textes numérisés, idée qui aurait ravi Borgès (8) .

    Du réseau d'ordinateurs au réseau d'information

    Hervé Le Crosnier, du service commun de documentation de l'Université de Caen, a jeté un regard technique sur le réseau et la diffusion du document électronique (9) . Internet, modèle des futurs réseaux de l'information, définit un nouvel espace informationnel qui repose sur trois fonctions de bases : la messagerie électronique, l'accès à distance à des bases de données et le transfert de fichiers. Mais depuis octobre 1993, ces trois fonctions sont magnifiées et intégrées par le logiciel client MOSAIC qui permet la navigation dans le monde de W3 (10) et procure des accès transparents, ce qui signifie que l'utilisateur n'a pas besoin de connaître l'adresse des machines auxquelles il se connecte. On est passé du réseau d'ordinateurs au réseau d'information. Chaque information peut être visualisée et copiée sans que l'utilisateur sache quel ordinateur l'héberge. Le rôle des bibliothécaires est alors de réaliser des pages d'accueil W3, c'est-à-dire de choisir des ressources sur le réseau et de les organiser dans des sommaires, avec le souci de localiser des collections selon trois critères : géographique (car il est vain de penser que le transfert d'images, par exemple, s'effectue aussi facilement de l'autre bout de la planète que de la pièce à côté), thématique, et enfin linguistique, à moins qu'on se résigne à ce que ne soit en usage sur le réseau qu'un pauvre sabir dérivé de l'an-glo-américain.

    Un document électronique est avant tout une suite numérique. Cela pose la triple question de son statut, de son mode de circulation et de son intégrité. Le statut du document est le plus difficile à appréhender. Ce qu'on appelle improprement le multimédia signifie que sur un même support et sous une même forme numérique on peut trouver indifféremment et parfois simultanément du texte, des images fixes ou animées, du son, des simulations, des logiciels. Pour Hervé Le Crosnier, le texte n'existe pas en soi, mais seulement si un lecteur lui donne du sens. Ce qui change avec l'électronique en réseau c'est qu'on a perdu la capacité d'intégrer un document dans un objet. Ce qui importe c'est de savoir si l'information pourra être relue ou non. On peut distinguer les médias de flux, comme la télévision, des médias de stock. On peut estimer que si un document peut être relu il fait partie du domaine de l'écrit.

    On n'a jamais la garantie que le document consulté est celui voulu par l'auteur. Non seulement parce qu'il peut avoir été manipulé mais parce que la lecture elle-même suppose une manipulation. On truque les images pour qu'elles soient visibles sur un écran, mais l'utilisateur, selon qu'il dispose d'un micro-ordinateur de type PC ou Macintosh ou d'une machine UNIX, n'aura jamais la même image. D'une manière générale, le lecteur peut difficilement savoir quelle version d'un document, textuel ou non, engage l'auteur, et le bibliothécaire ne peut être certain de la validité et de l'actualité des documents dont il offre l'accès. Le rapport Laurent sur les universités cite un texte émanant d'AT&T (11) où est exposée l'idée selon laquelle on peut se passer des éditeurs et des bibliothécaires. De ce texte, diffusé sur Internet, il est impossible d'obtenir une version dont on soit assuré qu'elle est la bonne.

    Tout aussi troublante est la question de la propriété. En mode client-serveur, quand un document électronique est affiché sur un écran, c'est qu'il a été déchargé sur la machine. On peut le copier, le revendre. Si le bibliothécaire rediffuse une information disponible en ligne, enfreint-il le droit d'auteur ?

    Les pages d'accueil W3 incorporent des ancres qui gèrent les liens vers d'autres documents. Existe-t-il un droit de lien différent de celui de citation (12) ? La citation, c'est une simple indication. L'ancre équivaut à une autorisation d'accès. Et si je crée une page d'accueil composée d'un faisceau de pointeurs, ai-je créé un nouveau texte ?

    Le réseau est une structure interactive. Chacun peut mettre un texte sans qu'on le sache, ce texte peut être modifié. Une version canalisée de ce phénomène est représentée par le journal électronique auquel le lecteur peut ajouter ses propres annotations.

    Le réseau permet le transfert de documents, ce qui le différencie de la télévision et du Minitel. Va-t-on facturer la lecture ou la transmission ? Que devient dans cette perspective le droit de feuilleter?

    Le réseau est un ensemble d'outils informatiques. Le même document peut être obtenu par ftp (13) pour être lu à l'écran en session interactive, par W3 ou par messagerie électronique.

    Enfin le réseau est une structure sociale (appelée cyberspace), il est régi par une déontologie plutôt que par le droit. Ce que craignent beaucoup d'utilisateurs c'est moins les procès que la fermeture du robinet. Celle-ci pourrait intervenir si se multipliaient les usages abusifs, tel que l'utilisation d'Internet pour téléphoner, ce qui revient à bon marché mais sature le réseau.

    L'intégrité du document s'apprécie à trois niveaux : préservation du document lui-même (durée du support, maintenance des sources), préservation du contenu, validation de la version. La préservation du contenu peut concerner des changements accidentels (problèmes de caractères diacritiques, qualité des images,...) ou bien délibéré : le document numérique est malléable, il peut être modifié, y compris par un auteur (qui renierait par exemple ses oeuvres de jeunesse) ou un État (songeons à ces personnages qui disparaissaient des photographies soviétiques quand ils tombaient en disgrâce). Qui peut en garantir l'intégrité ?

    Ce problème peut être résolu par les techniques de signature de texte. Les algorithmes de hachage (hashing code) effectuent un calcul numérique sur les mots et les lettres permettant de garantir que le texte n'a pas été changé. Couplée à un horodatage, la signature constitue une certification temporelle. Dans le multimédia on envisage le tatouage du document par un code numérique. On peut enfin envisager des bases de données des droits répertoriant signatures et tatouages.

    La bibliothèque du Congrès s'est positionnée sur ce créneau, ce qui pose question. N'est-ce pas pour une bibliothèque s'attribuer une position de pouvoir, au détriment peut-être de l'accomplissement de ses missions fondamentales ?

    En définitive, on peut identifier trois pôles d'intérêts distincts : les droits des auteurs, les désirs des éditeurs, les exigences du public. Dans ce contexte, il revient aux bibliothécaires de représenter les intérêts du public. Si chaque consultation devait faire l'objet d'une rémunération, comme le soutiennent les tenants du compteur à gaz, la charge devrait en être assurée collectivement. Cela soulèvera certainement des problèmes de déontologie, puisque des ressources mises gratuitement à disposition pourraient être utilisées à des fins privées ; mais il revient aux bibliothèques d'organiser l'accès de tous, y compris des plus démunis ou des associations, à l'information.

    Le droit de copie

    Emmanuella Giavarra, directeur d'EBLIDA, rappelle que vingt projets européens soutenus par la DGXIII butent sur le problème du droit de copie des documents électroniques. Il fallait donc réfléchir avant d'engager des discussions avec les éditeurs. D'où l'organisation de dix-huit ateliers en trois mois, dans le cadre du projet ECUP (14) , destinés, après concertations avec les éditeurs et étude par un groupe de pilotage composé de bibliothécaires (15) , d'élaborer une proposition d'accord général sur le droit de copie.

    On peut définir la copie électronique comme le stockage, l'affichage, la circulation, la manipulation et la reproduction de tout matériel imprimé. Par exemple : l'utilisation d'un numériseur, l'envoi de fax ou de courrier électronique, le chargement d'informations venant de banques de données commerciales, l'envoi de messages sur des réseaux locaux.

    Dans la législation des pays de l'Union européenne, on ne fait guère de différence entre le droit de photocopie et le droit de copie électronique. Seule est généralement libre de droit la copie pour usage privé. Mais les éditeurs disent qu'il ne faut pas appliquer cette mesure à la copie électronique. Ils sont inquiets du caractère incontrôlable de ce type de reproduction.

    Actuellement, les contrats entre auteurs et éditeurs n'incluent pas la reproduction électronique et les éditeurs n'accordent pas de droits qu'ils ne tiennent pas des auteurs. Cette situation confuse peut être considérée comme favorable aux bibliothécaires : qu'ils reproduisent puisque personne n'a de solution. L'exemple de la photocopie constitue un précédent : cette pratique courante a fini par être admise.

    Consciente du caractère provocateur de ses propos, Emmanuella Giavarra insiste sur le fait qu'un certain nombre de projets européens sont bloqués par simple peur des participants. Pourquoi les bibliothécaires auraient-ils peur ? Pourquoi ne pro-fiteraient-ils pas du chaos actuel ?

    Dans son rapport sur le droit de copie électronique, le professeur Hugenholtz (16) conclut en trois points : il faut réviser totalement les législations sur le copyright, les dispositifs actuels sont trop rigides, il est indispensable qu'une harmonisation européenne soit menée sous l'égide de la DGXIII.

    Dans cette perspective, les bibliothécaires devraient se constituer en groupe de pression déterminé (strong library lob-bying). En attendant que le droit soit dit, on peut agir contractuellement. La difficulté est qu'on ne sait pas avec qui contracter : l'auteur ou l'éditeur ?

    Tous les pays nordiques ont établi un système de licence collective avec les éditeurs mais c'est d'autant plus facile que les éditeurs concernés sont peu nombreux (un en Finlande, trois en Suède, cinq en Norvège).

    Il existe des solutions techniques telles que CITED, qui permet de surveiller tout ce qui se passe sur une banque de données en ligne. Mais il est impossible de déterminer s'il s'agit d'usages privés.

    La crainte des éditeurs est évidemment que toutes les bibliothèques peuvent numériser des documents et accéder à des bases de données. À la limite, une seule bibliothèque pourrait suffire pour organiser des accès pour tous. Les éditeurs peuvent craindre que des bibliothèques achètent moins d'exemplaires imprimés, et même qu'elles deviennent éditeurs elles-mêmes.

    L'utilisateur

    Claude Patou, directeur de l'INIST (17) a présenté son institution comme une agence documentaire dont la mission est différente de celle des bibliothèques : il s'agit de répondre aux demandes des utilisateurs en mettant à leur disposition le plus rapidement possible les documents dont ils ont besoin. Le rôle principal des agences documentaires sera de trier dans une masse considérable de ressources.

    Clarisse Lefort, expert juridique de l'INIST, s'est d'abord demandée qui était l'usager : l'utilisateur final ou le centre de documentation ? Il est plus facile de considérer que c'est le centre de documentation dans le cas de l'INIST. Sur Internet, l'information est abondante et gratuite. L'éditeur fournit de son côté une information chère et il a rarement la possibilité de republier. L'INIST offre une information payante mais sélectionnée. Il stocke sur son SAN (18) des articles sous forme papier ou numérique et fournit aux clients des copies par fax ou courrier. Pour développer ces services, l'INIST a dû à la fois demander des autorisations et décider ce qu'il devait faire s'il n'avait pas d'autorisation.

    Le CFC (19) a autorisé le stockage numérique de documents achetés sur papier à la condition que ne soient fournies que des copies sur papier : la numérisation avant fourniture n'apparaît alors que comme une technique de stockage neutre.

    La diffusion électronique de documents nécessite par contre l'acquisition de droits de représentation (20) que le CFC n'a pas pour mission d'accorder. Il n'a même pas mission de traiter de la reprographie au nom d'un certain nombre d'éditeurs qui ont demandé à figurer sur sa liste d'exclusion. Traiter la question par des contrats individuels entraînerait une gestion colossale : il en faudrait plus de trois cents. La plupart des éditeurs ne sont d'ailleurs pas détenteurs des droits de reproduction électronique, qui ne sont généralement pas visés dans leurs contrats avec les auteurs. Certains auteurs ont d'ailleurs volontairement réservé leurs droits électroniques. L'INIST devrait donc traiter tantôt avec des éditeurs détenteurs de droits, tantôt avec des auteurs.

    Il faut absolument trouver un terrain d'entente avec les éditeurs, et ceux-ci y ont intérêt. Répondre à une demande d'information immédiate et précise, ce n'est pas leur métier mais celui des services documentaires, qui ne peuvent l'exercer que s'ils obtiennent les autorisations nécessaires. À titre expérimental, l'INIST a permis pendant quelques mois à la bibliothèque universitaire de Nancy d'accéder en ligne à son stock d'articles numérisés sur la SAN et à en obtenir copie. Prévenu, Elsevier n'a réagi par courrier qu'à la fin de l'expérience, en demandant... une visite des locaux.

    L'INIST n'entend pas généraliser cette technique de diffusion sans attendre les autorisations. Le risque serait de rebuter les éditeurs et de provoquer des contentieux générateurs de blocages. C'est ainsi que le groupe d'éditeurs Adonis, dont fait partie Elsevier, a assigné l'INIST et le CFC sur le stockage numérique des documents et la fourniture de copie sur papier. L'action judiciaire a été suspendue après accord avec le CFC.

    La frilosité des éditeurs peut s'expliquer par le fait que les enjeux financiers ne sont pas encore connus, mais aussi par la crainte de concurrence avec les organismes documentaires. Au troisième symposium sur le copyright qui a eu lieu récemment à Turin, un éditeur a tenu en substance ce discours : "Nous avons perdu le marché de la reprographie, ne perdons pas celui de la reproduction électronique ! Ne laissons pas les bibliothèques et centres de documentation diffuser sans autorisation nos documents, et réservons-nous même la possibilité de le leur interdire. " Mais les éditeurs sont-ils vraiment prêts à faire le métier des centrales documentaires ?

    Les collections de l'INIST relèvent à 80 % d'éditeurs étrangers. L'établissement est donc amené à appliquer donc les règles de droit privé propres à chaque pays. Cependant, même si le problème dépasse la compétence d'un droit national et ne permet pas de faire l'économie d'accords contractuels, la construction d'un cadre juridique serait utile dans notre pays.

    La Bibliothèque nationale, bibliothèque virtuelle

    Marcelle Beaudiquez, directrice du Développement scientifique et des réseaux de la BNF, a rappelé que ce qu'on a appelé la Très grande bibliothèque devait être celle du xxie siècle. Le concept de bibliothèque virtuelle faisait donc partie du projet. Mais il ne sera pas réalisé à l'ouverture en 1996.

    Les premiers groupes de travail de l'EPBF (21) ont examiné l'hypothèse de la numérisation, avec consultation dans la bibliothèque et en dehors d'elle. Aujourd'hui, il convient d'examiner la question sous trois aspects : ce qu'on peut savoir des attentes du public, l'offre que l'on peut construire, enfin les conséquences prévisibles dans le domaine de la collaboration avec les éditeurs.

    En ce qui concerne les attentes des utilisateurs, les études menées en 1991 et 1992 ont porté à la fois sur les contenus et sur les modes d'interrogation et de travail, c'est-à-dire sur la collection à constituer et sur la conception des stations de travail. Quelques grandes orientations ont été définies. Il s'agissait de construire une collection de recherche constituant un corpus cohérent, et comprenant notamment des documents qui, bien que rares dans les bibliothèques, risquaient d'être souvent demandés. L'outil informatique devait protéger l'intégralité de l'oeuvre, dans leur matérialité physique et intellectuelle. Le poste de lecture devait permettre à l'utilisateur de travailler sur le texte, d'importer d'autres textes, de saisir ses commentaires, enfin de stocker les textes et les commentaires, avec possibilité d'emporter une copie en fin de session.

    On a interrogé des utilisateurs potentiels sur la question de savoir s'ils souhaitaient une collection numérisée. Ils ont répondu oui, et qu'ils étaient prêts à payer pour cela.

    En 1996, une collection de 100 000 ouvrages, représentant quelque trente millions de pages, sera consultable aux deux niveaux de la bibliothèque, sur une centaine de stations qui seront des postes de simple lecture ou des PLA0 (22) , ces dernières n'étant mises à disposition qu'au rez-de-jardin, réservé aux chercheurs. Il s'agira à la fois d'une collection de sauvegarde et de conservation, d'une collection de large diffusion simultanée et d'une collection de lecture savante. Est enfin prévue la communication à distance par la mise en réseaux avec les établissements partenaires et autres détenteurs de ressources.

    Cette collection, aujourd'hui constituée à 70 % et numérisée à 30 %, a fait l'objet d'une concertation avec les éditeurs. Dès 1990, le SNE (23) et 90 d'entre eux étaient contactés. Des conventions accordant un droit d'archivage numérique gratuit jus-qu'en 1996 ont été établies avec le syndicat et chaque éditeur. Certains éditeurs ont refusé, d'autres sont revenus sur leur autorisation précédente, et ces volontés ont été respectées. Dans une deuxième étape, il s'agira de négocier les droits de consultation sur place et à distance et les droits de reproduction, en spécifiant le support (de la photocopie à la disquette). La consultation à distance ne s'entend ici que de bibliothèque à bibliothèque, dans le cadre du réseau dont la BNF sera la tête et la fourniture de document à distance, concernant essentiellement les livres et non les périodiques, à la différence de l'INIST, constituerait un substitut au prêt. Cette négociation ne portera que sur 30 % environ de la collection, le reste étant libre de droits car appartenant au domaine public.

    Des droits à légitimer

    Maître Jean Martin, avocat à la Cour et chargé d'enseignement à l'université de Paris-Dauphine, écarte d'emblée toute réponse juridique. Il s'est adressé directement à la salle, et le mieux est de reproduire en substance ses propos sous cette forme. Ne vous demandez pas ce que le droit peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour le droit. L'humilité du juriste est plus que jamais nécessaire. Vous attendez du juriste des réponses à vos angoisses. Appropriez-vous les outils, demandez-vous quel est votre métier, quelles sont vos missions, et quels droits vous entendez conquérir. Les questions juridiques en sont de mauvaises.

    Nous constatons un flou juridique car nous sommes dans une ère de logique de flou. Le droit flou est un facteur de développement. L'article 1 300 du code civil, dicté par Napoléon, a finalement servi de cadre à l'ensemble des rapports civils pendant deux siècles. Les États-Unis ont combattu pendant cent ans la convention de Berne (24) avant de finalement la ratifier, ce qui n'est pas un hasard. N'attendez pas du droit la justification de votre existence, interrogez-vous sur vos missions et déduisez-en l'outil juridique dont vous avez besoin.

    L'électronique a vraiment bouleversé la donne pour les bibliothèques. Avec l'arrivée de nouveaux outils, vous donnez l'impression de vouloir étendre vos missions. Avez-vous envie de devenir imprimeur ? Ce que vous revendiquez c'est de faire de l'édition à la demande ou de diffuser des documents à travers les réseaux, qui sont de nouveaux canaux de distribution. Voulez-vous faire de l'édition à la demande ? La mission des bibliothèques est-elle vraiment de devenir agent technique de reproduction dans la société de l'électronique ? Était-ce auparavant votre métier ? À l'évidence, non. Votre mission était d'accueillir sur place un public dans le cadre d'un accès à la connaissance et à la culture. Des droits et tolérances vous ont été reconnus dans un cadre donné. Mais déjà la photocopie est venue introduire une notion de concurrence avec les circuits de distribution de la culture et de l'information. On vous dit : puisque personne n'a réagi, continuez, partez à la conquête de nouveaux territoires. Cette démarche est totalement erronée.

    Les éditeurs se sont trompés pendant vingt ans. Ils n'ont pas vu les enjeux économiques des circuits de reprographie et de diffusion. Aujourd'hui, il leur faut reconnaître que la vente du livre ou de la revue n'est plus la seule ressource pour alimenter le circuit économique, et que d'autres recettes doivent être recherchées.

    Prenez l'exemple du disque. Avec la radio et la vente de magnétophones et de cassettes vierges, d'autres circuits de diffusion et de reproduction se sont développés dans les années quatre-vingt, on a compris que le marché et les modes de production et de distribution étaient déstabilisés. Un nouvel équilibre s'est établi. Il faut admettre ces réalités et non faire appel à des fantasmes juridiques.

    On voit se développer un nouveau mode de distribution, je dirais même de commercialisation, même si c'est gratuit. Quand une bibliothèque rend accessible un livre, un article, une photographie, elle met à disposition un contenu qui aurait pu être acquis dans le cadre d'un circuit économique. Il y a donc effet de substitution. La question est de savoir si celle-ci est tolérable. C'est aux pouvoirs publics de trancher, et de dire à qui en revient la charge. Personne ne pense que c'est aux bibliothèques de payer.

    Pour les juristes de la communication, il est aisé de faire appel à des problématiques transversales. Ce qui apparaît sur un écran, c'est de la représentation. Tant que vous êtes des archivistes, il n'y a pas de problème, on le voit bien avec l'exemple de la Bibliothèque nationale de France. Les difficultés commencent dès qu'il y a représentation, notion bien stabilisée en droit communautaire.

    Un jugement, confirmé en appel, a admis la retransmission des émissions d'une chaîne américaine de télévision dans les établissements d'un grand groupe hôtelier au motif qu'une chambre d'hôtel est un lieu privé (25) . Cette interprétation fait bon marché d'un intermédiaire, l'hôtel, qui offre un service mais ne doit pas s'approprier l'investissement et la création d'autrui.

    Vous non plus n'avez pas à vous approprier l'investissement et la création d'autrui, vous qui jouez un rôle d'intermédiaire, dans le cadre d'une mission de service public. Il vous faut des moyens pour l'assumer. Le droit de propriété intellectuelle vous en laisse-t-il ?

    En Europe, des législateurs ont admis des espaces de libre circulation pour mission d'intérêt public. Des franchises scolaires ou universitaires ont été obtenues en Allemagne et en Italie. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, on use du concept de fair use (26) .

    Deux questions doivent être posées : Admet-on des franchises pour les organismes assumant des missions d'intérêt général ? Dans l'affirmative, à qui revient la charge de la compensation ?

    Ce serait une erreur que de se placer sur le terrain d'un conflit entre détenteurs de droits et distributeurs d'information. Il ne faut pas exciter des conflits d'intérêt immédiat mais rechercher un accommodement négocié, dans le cadre de politiques publiques, nationales et/ou européennes.

    Maître Jean Martin a conclu son intervention par une mise en garde : quelle est votre légitimité à continuer à agir dans le monde de la cyberbibliothèque? Un détenteur d'informations aura avantage à traiter avec le cyberespace qu'avec de petits maillons. On négocie sur les réseaux le déplacement de milliards de gigaoctets, des milliards de dollars circulent à la nanoseconde (27) . Il va y avoir d'immenses gisements d'information et des opérateurs géants qui vont passer des accords stratégiques entre eux. Dans ce paysage, vous n'êtes que des épiciers de quartier. Sur Internet, je vais m'adresser directement à ceux qui me permettre l'accès le plus rapide et le moins onéreux à l'information. Il vous faut donc dans ce nouvel espace conquérir et légitimer de nouveaux droits. Cessez donc de maintenir de modestes ateliers de reproduction pour devenir des agents intelligents des réseaux d'accès à la connaissance et à la culture.

    Le point de vue des éditeurs

    La parole fut ensuite donnée aux éditeurs. Françoise Danset avait tenu à leur présence alors que cela n'était pas normalement prévu dans le programme d'ateliers proposé par EBLIDA et la DGXIII.

    François Gèze, président directeur général des éditions La Découverte et responsable du groupe des éditeurs de sciences humaines du SNE, a remercié au nom du syndicat l'invitation faite par l'ABF de débattre de cette importante question mais a précisé qu'il n'était pas mandaté pour parler en son nom, car les débats en son sein ne sont pas encore tranchés. Il a affirmé son accord avec Maître Jean Martin pour considérer le droit comme un outil.

    La question économique posée aux éditeurs est celle d'une concurrence par la substitution. Par le prêt, la reproduction et la numérisation, une partie de la production est menacée de disparition. Le développement de la lecture publique, quels que soient les résultats des études qui ont pu être menées (28) , représente une concurrence pour la vente de livres.

    Le travail de l'éditeur est de mettre en forme un contenu, peu importe le support. Mais comment pourra-t-il continuer à être rémunéré ? Les problèmes sont différents selon les secteurs de l'édition. La littérature générale et le livre pratique sont peu menacés par la reproduction et un peu par le prêt, la numérisation y est faible. L'édition scolaire représente un marché captif mais le problème de la reproduction y est aigu. La littérature pour la jeunesse et les beaux livres sont peu concernés. C'est dans le domaine des sciences et techniques, des sciences humaines, du droit et des dictionnaires et encyclopédies que le paysage est en train d'être déstabilisé par l'apparition du CD-Rom et des produits disponibles en ligne.

    Or les intérêts divergent notamment selon la taille des entreprises. Hachette et le groupe des Presses de la Cité représentent les deux tiers des activités, tandis que les nombreux autres éditeurs ne représentent ensemble que le tiers restant. La réflexion des éditeurs français est généralement peu avancée. Il est certain que la loi de 1957 (29) est peu adaptée et que le droit devra s'accorder aux nouvelles pratiques. Dans le domaine de la musique et du film, on a ainsi admis que la reproduction privée, bien qu'elle soit autorisée et gratuite, créait une concurrence violente et on a institué par exemple une taxe sur les cassettes vierges qui rapporte quelque 600 millions de francs par an.

    L'accès aux titres numérisés par la BNF pose problème. La reproduction à l'écran dans un établissement recevant le public ne saurait s'assimiler à un usage privé. Nous ne sommes pas dans le cercle de famille. Il faut donc une rémunération, dont le montant est à débattre, comme celui du droit sur le prêt. Un modèle envisageable est celui des licences réseau aujourd'hui appliqués à l'utilisation de logiciels ou de CD-Rom.

    Mais comment éviter la multiplication des contrats bipartites ? Auteurs et éditeurs discutent actuellement de la mise en place d'une société de gestion qui prendrait la place de la CFC pour gérer les droits liés à la reprographie (30) . Pourquoi ne pas s'inspirer de cet exemple pour gérer les droits liés au document électronique, ou pourquoi ne pas étendre les missions de la société de gestion des droits de reprographie ?

    François Gèze conclut en s'estimant confiant dans les résultats de l'indispensable concertation entre éditeurs et bibliothécaires.

    Christian Roblin, directeur des éditions Dalloz et représentant des éditeurs français à la fédération européenne des éditeurs, rappelle que le métier d'éditeur est une activité peu lucrative dont les conditions de rentabilité sont en voie de mutation. L'investissement sera de moins en moins représenté par des stocks de documents qui se déprécient.

    Être éditeur, c'est faire commerce d'oeuvres de l'esprit, c'est répondre à une demande immatérielle. Aujourd'hui, on va encore plus loin dans l'immatérialité. Certes, le papier demeure, malgré les craintes de certains. Il est loisible d'observer que les informaticiens, pour leur information, en font un usage immodéré. Il y a donc sans doute encore des fonctions d'enregistrement, d'authentification, de parcours, des fonctions physiques aussi (l'oeil) qui font qu'on a toujours besoin du papier mais on fera de plus en plus de multimédia. L'image devient numérique, on ajoute du son ou des séquences animées. Les opérateurs des autoroutes de l'information ont besoin de produits à diffuser. À côté de l'édition scolaire se développent les logiciels éducatifs.

    Que sera l'éditeur électronique ? On ne sait pas encore, mais on aura certainement toujours besoin de gens qui savent apporter une valeur ajoutée pertinente, synthétique, à jour et rapide. Il faudra davantage encore savoir réunir des compétences diverses pour offrir des produits qui tiennent la route et les mettre à jour. Les données brutes ne servent pas à grand chose. Il faudra sélectionner, vérifier, mettre en forme. Nous n'en sommes qu'au début de l'édition électronique, à l'âge des petites unités. Des concertations interviendront sans aucun doute.

    On découvre aujourd'hui les réseaux, mais le réseau, c'est le fait sociétal lui-même. La société de l'information a toujours existé mais elle devient plus complexe, plus abstraite. Le risque ne vient pas des bibliothèques : il vient des éditeurs eux-mêmes.

    On estime qu'une encyclopédie de 30 volumes sur papier coûte 500 à 1 000 dollars. Le même produit sur CD-Rom ne coûte que 50 à 100 dollars. La question est : quel marché pour ce type de produit ? L'édition électronique n'est pas encore rentable. Aux États-Unis, on place le seuil de rentabilité d'un produit électronique à 24 000 exemplaires, la diffusion moyenne n'est encore que de 12 000 exemplaires. En même temps, notre vision de la valeur est en train de se modifier. Un éditeur américain a réuni 3 500 volumes sur un CD-Rom qu'il vend 100 dollars. Comment expliquer au public que lorsqu'il achète un roman de 250 pages il doit le payer le cinquième de se prix ?

    L'avenir n'est pas dans les stocks. Il est dans les idées. Il appartiendra à ceux qui sauront créer la vie.

    Éditeur juridique, Christian Roblin a souhaité conclure par un message optimiste et ouvert. Le juriste n'est pas l'inventeur des relations sociales, il en est le régulateur. Les solutions n'existent pas pour tout, il est heureux qu'existent des espaces de liberté et d'adaptation. Ce qu'il faut, c'est que les différents métiers de l'information se respectent, qu'ils s'aiment comme ils aiment leurs publics.

    Des solutions à élaborer

    Il revenait à Jean-Sébastien Dupuit, directeur du Livre et de la lecture, de conclure. Il s'est félicité de ce que chaque intervenant, au-delà de la défense d'intérêts corporatifs ou catégoriels, a apporté une contribution positive à une indispensable recherche commune. Bien qu'ayant apprécié les propos de Maître Martin, il convient que la tâche de la Direction du livre et de la lecture, interlocuteur des éditeurs de livres et d'une partie des bibliothèques, est de travailler à un arbitrage. Il est très important de préserver les droits d'auteur et d'élaborer des solutions juridiques équilibrées. Ces droits ne sont pas des privilèges qu'une nouvelle nuit du 4 août, qui aurait lieu cette fois-ci à Bruxelles et non pas à Versailles, mettrait à bas pour permettre la libre circulation de l'information. Ils ne constituent pas des rentes, des sources d'enrichissements sans cause, sauf dans quelques cas exceptionnels dont l'un des plus cocasses est celui de la Bibliothèque nationale de France à qui ont été cédés les droits de l'Évangile selon Saint Matthieu (il s'agit plus précisément de l'adaptation française du film de Pier Paolo Pasolini) ainsi que ceux de Theodora impératrice de Byzance et autres péplums. C'est le moyen de rémunérer un travail. Les décrets d'applications de la loi du 3 janvier 1995 sont en préparation. Des négociations sont en avec les ayant droit sur la société de gestion collective. On pourrait envisager d'étendre ses compétences au document électronique mais le caractère international du phénomène complique le problème. Il revient à la loi de protéger les faibles, sinon c'est la liberté du renard dans le poulailler. Il s'agit de protéger pour créer et diffuser de l'information, et non de préserver des intérêts acquis qui ne tiendront pas devant le développement des réseaux. Il ne s'agit pas de savoir si nous nous engageons ou pas vers la société de l'information, elle existera de toute façon. Nous ne savons pas encore quelles directions, bonnes ou mauvaises, prendront les autoroutes de l'information. Mais grâce à la loi, grâce aux concertations que nous allons poursuivre entre nous, nous avons les moyens, en tout cas pour la part qui relève de la compétence nationale, de répondre à cet enjeu.

    Des débats animés

    Les débats qui ont suivi les interventions de Marcelle Beaudiquez puis de Christian Roblin ont été riches et animés. Ils ont notamment permis à plusieurs intervenants de reprendre la parole et de dialoguer entre eux. Hervé Le Crosnier a remarqué que les deux exemples cités d'archivage électronique massif relevaient de ce que certains sur le réseau appellent le papirocentrisme (on prend du papier, on le numérise et on fait croire qu'on offre quelque chose de nouveau). Il a cité la loi émise par le bibliothécaire Bradford, selon laquelle il y a beaucoup de documents peu lus et peu de documents beaucoup lus, ce qui condamne les grosses collections numérisées, et pense que le réseau invente et inventera d'autres documents que ceux qui préexistent.

    Redoutant qu'en cas de réforme juridique la force du lobby éditorial n'impose la suppression du droit de copie à usage privé, il a rappelé que la mission des bibliothèques n'est pas de créer des documents, mais de permettre l'accès de tous à la connaissance et à l'information. Il s'insurge contre l'utilisation du concept de représentation à propos des bibliothèques, ce qui les places du côté du média. La consultation, décidée par un utilisateur singulier, fût-ce dans une bibliothèque, est une lecture, non une représentation. D'une manière générale, il redoute qu'à l'avenir les utilisateurs ne soient taxé chaque fois qu'ils consulteront un document.

    À l'inverse, Maître Jean Martin pense qu'une nouvelle économie pourrait se mettre en place, fondée sur la rémunération à la consommation réelle (ce que les anglo-saxons appellent le pay per view (31) ) . Il relève que dans un contexte où les coûts des transports d'information seront presque nuls, l'organisation de l'accès aux informations vaudra de l'or. On n'aura pas forcément besoin de stocker soi-même, l'essentiel sera de donner accès. Il s'agit d'une déstructuration fonctionnelle.

    Didier Frochot, de l'INTD, a rappelé que l'ADBS (32) milite pour la liberté de circulation de l'information. Il souligne que les technologies actuelles permettraient de connaître tout usage fait de l'information, ce qui bat en brèche la liberté du citoyen.

    Le droit d'auteur protège la mise en forme de l'idée, mais l'idée elle-même est de libre parcours.

    Claude Patou conteste la position de l'ADBS qu'il juge excessive. Pour l'INIST, le paiement de droits n'est pas un problème. Mais les prix doivent demeurer à des niveaux acceptables. Les autoroutes de l'information ne sont pas les autoroutes de la connaissance. Les scientifiques savent depuis longtemps communiquer entre eux. Ce dont il s'agit là, c'est d'outils destinés au grand public. L'information est devenue plus importante que les matières premières. Derrière les déclarations philanthropiques d'Al Gore (33) se profilent des enjeux économiques colossaux. Même s'il n'est pas choquant de rémunérer l'information, il ne faudrait pas que se mettent en place des dispositifs qui s'opposeraient à la dissémination de la connaissance.

    Michel Melot pense que les bibliothécaires craignent d'avoir à négocier des centaines de contrats avec les éditeurs. Il appelle donc de ses voeux une SACEM de l'écrit et du document électronique. François Gèze n'y croit guère avant quelques années.

    Christian Roblin pense que jusqu'ici les équipements et le marché n'étaient pas mûrs pour une large diffusion de documents électroniques. Désormais, celui qui ira le plus vite pour offrir le meilleur service gagnera mais il faut des règles du jeu. Il explique que dans le projet de directive européenne sur les bases de données, la présentation, l'indexation et les résumés seront réservés. On va tendre à mettre en place un droit d'extraction de données. On ne pourra plus puiser n'importe où des informations sans autorisation ni paiement. Dans un contexte hors économie, personne n'y trouvera à redire. Mais dès qu'on entre en concurrence avec un service en ligne ou des CD-Rom, le problème se pose.

    François Gèze rappelle que jusqu'en 1994 le CFC recevait plus d'argent de l'étranger que de France. La SACEM gère deux types de tarification : à la consommation réelle ou bien au forfait, sur la base d'enquêtes ou de sondages. Elle effectue une péréquation au profit des petits détenteurs de droits.

    Les deux éditeurs ont également évoqué le problème des résumés, notamment les business digests, ces résumés d'une dizaine de pages de livres de gestion, qui tendent à se substituer à la lecture du lire ou de l'article, et en définitive à la vente de l'ouvrage. Il est pourtant impossible d'interdire de commenter une oeuvre,

    Monique Truquet, chercheur au Centre Tobia de l'université de Toulouse, a expliqué que son service produit à partir de la numérisation de documents imprimés des éditions en braille, à raison de deux ou trois exemplaires par titre. Cette activité ne semble pas menacer les intérêts des éditeurs. Pourtant, faute de réponse d'un certain nombre d'entre eux à des demandes d'autorisation, la production en braille de nombreux titres est bloquée. François Gèze a répondu que si les éditeurs ne se sont pas manifestés, le centre n'a aucune raison de surseoir à sa production. Il s'est engagé à proposer au SNE que celui-ci demande que dans les décrets d'application de la loi sur la reprographie des modalités spécifiques soient prévues pour les éditions en braille. De son côté, Jean-Sébastien Dupuit a noté qu'il serait bon de traiter explicitement de la transcription en braille dans les décrets d'application de la loi sur la reprographie.

    Enfin, Emmanuella Giavarra, qui a jugé cette journée d'étude très intéressante, souligne en quoi elle s'est distinguée des manifestations équivalentes organisées dans d'autres pays européens. D'une part les éditeurs ont été invités, ce qui n'a pas été le cas ailleurs. D'autre part les bibliothécaires n'ont pas parlé de mise à disposition commerciale de l'information, mais ont au contraire insisté sur le droit démocratique à l'information.

    NDLR - Les intertitres sont de la rédaction.

    1. EBLIDA : European Bureau for Library, Information and Documentation Associations. retour au texte

    2. DGXIII : treizième direction générale de la Commission européenne, chargée des technologies de la communication et de l'information. Elle met notamment en oeuvre le Plan d'action européen en faveur des bibliothèques. retour au texte

    3. Voir Die Zeit, 27 janvier 1995, cité dans : « Écrans à livre ouvert / Luc Vachez, in Libération. Cahier multimédia, 2 avril 1995. retour au texte

    4. CITED : projet mené par un consortium européen de professionnels de l'industrie de l'information pour promouvoir des solutions techniques en matière d'oeuvres diffusées sous forme numériques. Il vise à l'élaboration d'un modèle conceptuel permettant de réaliser des outils techniques répondant à un double objectif : gestion des droits des ayants droit et facilités d'accès aux utilisateurs dans des conditions déterminées. retour au texte

    5. Pierre Sirinelli, professeur de droit à l'université de Paris-X, est l'auteur du rapport au ministre de la Culture et de la Francophonie Industries culturelles et nouvelles techniques (La Documentation française, 1994). retour au texte

    6. MILIA: Marché international du livre illustré et des nouveaux médias dont la deuxième édition s'est déroulée à Cannes du 12 au 16 janvier 1995. retour au texte

    7. La loi du 3 juillet 1985, qui a révisé celle du 11 mars 1957 relative à la propriété littéraire et artistique, a donné une consécration légale à la notion de droits voisins reconnus aux personnes qui ne sont pas des créateurs mais des auxiliaires de la création (artistes-interprètes, producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes, entreprises de communication audiovisuelle). L'ensemble des dispositions législatives sur la propriété littéraire et artistique et sur la propriété industrielle ont été réunies par la loi n° 92-597 du premier juillet 1992 dans un Code de la propriété intellectuelle, publié par le Journal officiel de la République française (1994, 58 F). retour au texte

    8. On aurait là en effet une version automatique du thème développé par Jorge Luis Borges dans - Pierre Ménard, auteur du Quichotte. (in Fictions- Gallimard, 1974). retour au texte

    9. Voir aussi L'hypertexte en réseau : repenser la bibliothèque » Hervé Le Crosnier, in Bulletin des bibliothèques de France, 1995, vol. 2. retour au texte

    10. W3 ou WWW : World Wide Web, dit encore le Web (la toile d'araignée mondiale). retour au texte

    11. AT&T : American Telegraph & Telephone. retour au texte

    12. La loi du 11 mars 1957 définit très précisément en son article 41-3 le droit de citation. retour au texte

    13. Ftp : File transfer protocole, outil permettant le transfert de fichiers sur Internet. retour au texte

    14. ECUP European Copy Users Platform. retour au texte

    15. Ce groupe comprend un français : Christian Lupovici. retour au texte

    16. Copyright problems of electronic document delivery : a comparative analyses : Report to the commission of the European Communities (DG XIII) / Dr P. Bert Hugenholtz ;Dirk Visser. - Amsterdam : Institute for Information Law, University of Amsterdam, octobre 1994. retour au texte

    17. INIST : Institut national de l'information scientifique et technique. retour au texte

    18. SAN : Système d'archivage numérique de l'INIST. retour au texte

    19. CFC : Centre français d'exploitation du droit de copie. retour au texte

    20. La législation sur la propriété intellectuelle et artistique distingue le droit de reproduction et le droit de représentation, ainsi défini à l'article 27 de la loi du 11 mars 1957 révisée le 3 juillet 1985 : La représentation consiste dans la communication de l'oeuvre au public par un procédé quelconque [...] ". retour au texte

    21. EPBF: Établissement public de la Bibliothèque de France. retour au texte

    22. PLAO : poste de lecture assistée par ordinateur. retour au texte

    23. SNE : Syndicat national de l'édition. retour au texte

    24. Établie en 1886 et plusieurs fois révisée, la Convention de Berne garantit dans chacun des 90 États signataires une protection des auteurs des autres pays membres égale à celle appliquée aux nationaux. La convention de Genève, signée en 1952, et engageant 84 États, repose sur des principes similaires quoique son champ d'application soit plus restreint. retour au texte

    25. Tribunal de grande instance, Paris, 14 février 1990 (CNN contre Novotel). Commentaire dans la Revue internationale du droit d'auteur, juillet 1990, p. 375, note Kerever. Cité dans : Propriété littéraire et artistique et droits voisins / Pierre Sirinelli. - Paris : Dalloz, 1992. - Mémentos Dalloz). retour au texte

    26. Fair use: bon usage. Cette notion reposant sur la confiance ne repose sur aucune formalisation légale ou contractuelle. retour au texte

    27. Nanoseconde : milliardième de seconde. retour au texte

    28. Allusion à l'enquête de l'Observatoire de l'économie du livre dont la synthèse a été publiée dans le n" 166 du Bulletin d'informations de l'ABF. retour au texte

    29. Loi du 11 mars 1957 révisée le 3 juillet 1985 sur la propriété littéraire et artistique. retour au texte

    30. En application de la loi du 3 janvier 1995 sur la photocopie dont les décrets d'application, qui devraient notamment traiter de la question de la société de gestion, sont attendus. retour au texte

    31. Pay per view: paiement à la séance. Mode de tarification qui tend à se développer notamment pour le visionnement de films distribués en ligne. retour au texte

    32. ADBS : Association des professionnels de l'information et de la documentation (anciennement association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés). retour au texte

    33. Albert Gore, vice-président des États-Unis, est le créateur de l'expression autoroutes de l'information (information superhighway) et en développe une interprétation généreuse. retour au texte